Ahmed Betatache. Spécialiste en droit constitutionnel : «La modification du code pénal ouvre la voie à tous les dérapages»

Hocine Lamriben, El Watan, 13 juin 2021

– Une nouvelle modification a été apportée au code pénal par ordonnance présidentielle publiée jeudi au Journal officiel. Cette ordonnance vise, selon ses promoteurs, à renforcer le système juridique de lutte contre le terrorisme, notamment à travers la création d’une liste nationale des personnes et des entités terroristes, d’après un communiqué du Conseil des ministres. Quelle lecture faites-vous de cette modification du code pénal ?

Dans la forme, il y a des remarques à relever à propos de cet amendement du code pénal. Il est aberrant qu’une loi aussi importante que le code pénal soit modifiée par ordonnance, même si la Constitution permet au président de la République d’amender une loi par ordonnance.

Dans l’esprit de la Constitution, cette modification devrait se faire seulement en cas d’urgence. Pourquoi le Président n’a pas attendu l’élection d’une Assemblée nationale pour soumettre un projet de loi ? Autre remarque : la Constitution exige que le projet d’ordonnance soit avisé par le Conseil constitutionnel au sujet de sa constitutionnalité.

Or, la décision du Conseil constitutionnel n’a pas vraiment étudié cette ordonnance. Il y a beaucoup de violation de la Constitution. Toujours sur la forme, ce projet d’ordonnance doit être présenté prochainement pour adoption par l’Assemblée nationale. Or, la, prochaine Assemblée n’a pas le droit de discuter article par article cette ordonnance, qui sera votée en bloc.

– Quelles seront, selon vous, les conséquences de l’élargissement de la définition de l’acte terroriste sur la scène politique ?

Dans le fond, cette ordonnance prévoit de créer une commission de classification des personnes et entités terroristes, laquelle sera créée, quant à elle, par décret exécutif. C’est grave ! Normalement, tout cela doit se faire dans le cadre des procédures pénales devant définir la composante et le fonctionnement de cette commission.

La création de ladite commission par décret exécutif constitue une violation de la Constitution et des principes universels en matière des procédures pénales.

Plus grave encore, cette commission peut inscrire une personne ou une entité sur une liste nationale des personnes et entités terroristes, si elle fait l’objet d’enquête préliminaire ou de poursuites pénales, avant même sa condamnation par la justice. Dans ce cas, le principe de présomption d’innocence n’est pas respecté.

Il s’agit d’une violation flagrante des principes constitutionnels et internationaux. Normalement, une telle commission d’une telle importance, qui dispose d’une prérogative très grave d’inscrire une personne, un parti politique ou association comme terroristes, doit avoir un fondement législatif. Il y a aussi l’article 2 qui stipule qu’«œuvrer ou inciter, par quelque moyen que ce soit, à accéder au pouvoir ou à changer le système de gouvernance par des moyens non constitutionnel» est considéré comme un «acte terroriste».

Normalement, il doit préciser qu’il s’agit plutôt d’un groupe terroriste qui a recours à la violence pour imposer un changement politique. Cet article signifie que le fait de revendiquer un changement du système, qui n’est pas prévu par la Constitution, est considéré comme un acte terroriste. C’est très grave ! Cela ouvre la voie à tous les dérapages.

– Selon vous, la loi a-t-elle déjà prévu un dispositif réglementaire renforcé pour lutter contre le terrorisme ?

Le code pénal, notamment l’article 78-bis, avait prévu un arsenal juridique pour lutter contre le terrorisme, notamment durant la période des années 1990.

Cet article définissait les actes terroristes et les sanctions prévues par la loi. Avec la création de la commission de classification des personnes et entités terroristes, la justice sera mise de côté. En principe, c’est à la justice de définir si une personne ou une entité est terroriste ou non. Il s’agit d’une atteinte au pouvoir judiciaire.

Dans un Etat de droit, chaque personne est innocente, sauf en cas de condamnation par la justice. Donc, il y a un grand dérapage. Je dois aussi rappeler que la décision du Haut Conseil de sécurité de classer le MAK et Rachad comme des «organisations terroristes» est illégale, parce que le HCS est une instance de consultation.