Les syndicats se mobilisent pour les institutrices de Bordj Badji Mokhtar

Alors que des pressions sont exercées sur les 9 victimes de l’agression

Salima Tlemcani, El Watan, 22 mai 2021

Choqués par la violente agression dont ont été victimes neuf institutrices à Bordj Badji Mokhtar, au sein même de l’école où elles exercent, les travailleurs de l’éducation de toute la wilaya d’Adrar ne décolèrent pas.

Les représentants de 13 syndicats du secteur se sont réunis, jeudi dernier au siège (de wilaya) du Syndicat national des travailleurs de l’éducation (SNTE), et après des débats houleux, il a été décidé de poursuivre leur mouvement de protestation entamé mardi dernier, dès l’annonce de l’ignoble attaque ayant ciblé leurs collègues femmes, alors qu’elles se trouvaient dans leurs logements de fonction situés au sein même de l’école n°10, au centre de la commune de Bordj Badji Mokhtar.

En plus de la paralysie des établissements et le boycott des examens, les syndicats ont appelé à des rassemblements quotidiens devant le siège de la wilaya d’Adrar, pour dénoncer la situation d’insécurité à l’intérieur des écoles, lycées et collèges, où «les agressions ciblent aussi bien les enseignants que le personnel administratif» et ils interpellent le Président sur la nécessité d’«une loi spécifique pour la protection des enseignants dans l’exercice de leurs fonctions». Dans leur déclaration commune, ils commencent par exiger «en urgence, une prise en charge socioprofessionnelle et psychologique des victimes de l’agression», dont les auteurs, disent-ils, «doivent être rapidement jugés à travers un procès public et condamnés à des peines très sévères pour servir d’exemple», puis réclament «une protection rapide de tout le personnel enseignant et administratif exerçant dans la région, avant toute reprise du travail».

Les syndicats demandent également l’envoi «d’une commission ministérielle chargée de soutenir les travailleurs de l’éducation à Bordj Badji Mokhtar, le soutien des prix du transport aérien au profit du personnel de cette ville, en raison de l’éloignement et de l’absence de transport public».

Les signataires du communiqué déclinent toute «responsabilité» sur «les déclarations relatives aux circonstances de l’agression, émanant de certaines parties irresponsables, dans le but d’exacerber la situation, jusqu’à ce que l’enquête menée par les autorités sécuritaires soit terminée» et veulent «que tous les groupements d’habitation du personnel éducatif soient protégés avant toute reprise du travail».

Pour sa part, le Conseil national autonome du personnel enseignant du secteur tertiaire de l’éducation (Cnapeste) s’est démarqué pour appeler, quant à lui, tous les enseignants à prendre part à un mouvement de protestation nationale lundi 24 mai, en participant à des rassemblements devant toutes les directions de l’éducation, en signe de «solidarité et de soutien» avec les neuf institutrices, tout en dénonçant «les agressions sanglantes et sauvages» dont elles ont été victimes.

Les agressions et les menaces contre les enseignantes sont légion

En outre, ni le ministre de l’Education nationale, qui a qualifié l’agression «d’infâme», considérant l’enseignant comme une «ligne rouge» à ne pas toucher, ni la ministre de la Solidarité et de la Condition féminine, ni le ministre de l’Intérieur, chargé de la sécurité des établissements scolaires, ne se sont donné la peine de se déplacer à Bordj Badji Mokhtar pour assurer le soutien de l’Etat aux enseignants, particulièrement aux victimes de cette ignoble attaque. Depuis trois ans, le personnel éducatif n’a pas cessé, à travers de nombreux communiqués de ses représentants syndicaux, de dénoncer la dégradation de la situation sécuritaire dans les établissements et aux alentours. Au mois d’avril dernier, les enseignants ont interrompu les cours, durant deux jours, pour interpeller les autorités, en vain. Dans toutes les alertes lancées par les travailleurs de Bordj Badji Mokhtar, il est mis l’accent sur le danger qui guette le personnel pédagogique, notamment les femmes qui résident dans les logements de fonction, situés à l’intérieur des établissements. L’insécurité régnant dans cette ville frontalière avec le Mali n’a pas cessé d’être dénoncée, en raison du nombre de plus en plus élevé d’enseignantes agressées à l’intérieur des écoles et aux alentours, étant donné qu’aucune de ces structures éducatives n’est protégée, lesquelles restent exposées à toutes les menaces.

Dans cette ville, faut-il préciser, «le personnel pédagogique travaille dans des conditions extrêmement difficiles avec un nombre d’écoliers des plus élevés du pays. En effet, certaines écoles comptent 1707 élèves, d’autres entre 700 et 800, voire 1100 élèves, avec des groupes scolaires de 70 enfants, rendant toute mesure sanitaire impossible à respecter, surtout que chaque table est occupée par une moyenne de 4 écoliers», affirme un instituteur de Bordj Badji Mokhtar, sous le couvert de l’anonymat, de peur des «représailles», dit-il. Pour lui, la famille éducative «souffre énormément, non seulement de la surcharge, mais aussi de l’insécurité, surtout que des centaines d’écoliers n’ont même pas de papiers, parce que majoritairement étrangers, dont les parents se sont installés depuis peu dans les régions limitrophes». Il rappelle les nombreuses agressions dont ont fait l’objet plusieurs de ses collègues femmes, originaires de Tamanrasset et d’Adrar, ou encore d’autres wilayas limitrophes. «Les neuf institutrices agressées mardi dernier dans l’école n°10 sont toutes d’Adrar. Leurs familles étaient affolées. Des dizaines de leurs collègues ont fui la ville de peur de subir le même sort. Elles ne reviendront pas tant que les autorités ne leur assurent pas la protection. Les premiers pénalisés sont les enfants de cette région. Les notables doivent être conscients de ce qui se passe chez eux. Ils ne doivent pas protéger les criminels qui ont osé violer les domiciles des institutrices de leurs enfants. Ces femmes ont abandonné leurs familles pour venir enseigner le savoir aux enfants de Bordj Badji Mokhtar.» Pour étayer ses déclarations, il explique comment les autorités, sous la pression des notables de la région, ont clos une affaire similaire.

Des pressions exercées sur les victimes pour garder le silence

«En 2008, deux enseignantes ont été violées à l’intérieur de leur logement de fonction dans une école, et les autorités, sous la pression des notables de la région, ont clos le dossier après avoir trouvé un accord avec les victimes en contrepartie de leur silence. On ne passe pas l’éponge sur des actes pareils. Ils doivent être punis sévèrement et personne ne doit être au-dessus de la loi, sinon aucune femme ne sera à l’abri de ces actes ignobles», explique notre interlocuteur. Selon lui, des tractations ont eu lieu mercredi dernier et durant toute la matinée de jeudi entre les neuf institutrices et les autorités locales, notamment le wali d’Adrar, pour «étouffer toute agression sexuelle et laisser croire à une simple affaire de vol». En effet, comment expliquer que mardi et mercredi derniers, les services de la gendarmerie et du parquet de Bordj Badji Mokhtar annonçaient l’arrestation de «deux auteurs présumés», les seuls reconnus comme auteurs du crime, et évacuaient au moins deux qui assuraient le guet devant l’école ? Comment se fait-il que le communiqué officiel n’évoquait que le vol et l’agression physique, alors que les criminels sont restés durant deux longues heures à l’intérieur du logement, où les neuf institutrices étaient prises en otages, violentées par leurs bourreaux, qui, selon le témoignage de l’une d’entre elles, les ont traînées une par une dans une pièce à part ? Pourquoi les victimes n’ont-elles pas été examinées dès leur arrivée à l’hôpital par des médecins légistes et pourquoi n’ont-elles pas été prises en charge par des psychologues, les seuls habilités à faire le constat de violences sexuelles ? Autant de questions qui restent pour l’instant sans réponses.

Aujourd’hui, tous les établissements de Bordj Badji Mokhtar, hissée depuis quelques mois au rang de wilaya, se sont vidés de leur personnel féminin qui constitue la majorité des enseignants, non pas parce que celles-ci ne veulent pas travailler, mais uniquement pour sauver leur vie. La sécurité de ces femmes relève des prérogatives de l’Etat, tenu pour responsable de cette grave agression. Hommes et femmes de droit et mouvements associatifs doivent impérativement se solidariser avec les victimes et faire en sorte qu’elles bénéficient d’une prise en charge juridique et psychologique afin qu’elles puissent parler de ce qu’elles ont vécu, confondre leurs bourreaux et les poursuivre pour qu’ils soient condamnés et qu’elles puissent enfin avoir le droit à une justice.