Exactions au temps du Hirak : la construction du « réseau d’Oran » par la police politique
A.T., Algeria-Watch, 15 mai 2021
Sur fond d’arbitraire, de violence aveugle et de tortures, l’affaire dite du « réseau d’Oran » fait encore parler d’elle pour exhiber les méthodes honteuses et aberrantes auxquelles la police politique a recours dans sa lutte acharnée contre les femmes et les hommes du Hirak. Obsédé par la préparation d’élections législatives qu’il a prévu de tenir le 12 juin prochain, le régime souhaite asphyxier le Hirak par la répression policière très brutale des manifestations et par l’intimidation de l’opinion. Les violences policières totalement injustifiées et les très nombreuses arrestations observées lors du vendredi 14 mai en sont l’illustration. Les manipulations ont commencé bien avant avec la dénonciation hystérique d’une « main de l’étranger » et d’une prétendue orchestration de la mobilisation par des organisations « islamistes ».
L’affaire du « réseau d’Oran » est une étape supplémentaire dans l’élaboration du discours conspirationniste, elle vise à étayer concrètement le seul – et très peu convaincant – axe de propagande du régime. Il s’agit aussi – surtout ? – de frapper les esprits, de conditionner l’opinion et de terroriser les hirakistes. En mobilisant, comme au cours des sinistres années 1990 de la « sale guerre », des tribunaux chargés de corroborer l’existence d’une conjuration en condamnant très lourdement des innocents présentés comme les exécutants d’une opération de déstabilisation du pays.
La série d’interpellations et d’arrestations du 24 au 28 avril 2021 avait pour objectif de matérialiser un scénario articulé autour de l’existence d’une organisation occulte supposément chargée d’orienter le Hirak et de coordonner ses mots d’ordre. C’est ainsi que les enquêteurs ont été sommés de constituer un fichier des membres de ce groupe « clandestin » en établissant explicitement leurs relations. D’où un ensemble de documents établis par l’« enquête » policière corroborant cette construction et transmis à la justice afin de servir de « preuve » de la réalité d’un réseau secret visant par le complot et l’agitation à attenter à la sécurité de l’État. Ces documents, qu’Algeria-Watch a pu se procurer (voir ci-dessous), donnent en fait à voir un simple organigramme où les photographies des accusés, clairement identifiés, sont placées au-dessus de leurs numéros de téléphone et où des flèches tracées entre elles sont censées représenter les connexions entre ces personnes ainsi que le nombre de leurs échanges téléphoniques. Il s’agit bien, de manière aussi grossière que puérile, de confirmer la manipulation de ce groupe par l’association Rachad que le régime tente obstinément de présenter comme le deus ex machina du Hirak.
Pour attester de l’affiliation de ce « réseau » à Rachad, les photographies des membres les plus médiatisées de cette organisation sont placées en haut de l’organigramme. À côté et sur le même plan, le concepteur de ce tableau a placé les deux autres figures honnies par le régime, Ibrahim Daouadji, en fuite en Europe, et Amir Dz, journaliste d’investigation dont les interventions sur YouTube sont appréciées par des centaines de milliers d’Algériens.
Les flèches utilisées en guise de liens entre les membres du prétendu réseau sont censées provenir du journal d’appel des smartphones de chacune des personnes interpelées (dans le document, les numéros ont été effacés et seuls les indicatifs des opérateurs sont apparents). Comme on le voit, les connexions qu’on y lit se résument à des appels téléphoniques entre Kaddour Chouicha, son épouse et Saïd Boudour (tous trois militants au sein de la ligue LADDH d’Oran) ou entre militants du Hirak. On y découvre par exemple que Kaddour Chouicha aurait téléphoné, via deux numéros, 186 + 57 fois à sa compagne ! Ce qui paraît on ne peut plus normal et relativise très fortement toute incrimination de quelque nature qu’elle soit. Ce genre de détail absurde qui ne prouve rien ne mérite certainement pas de figurer dans un document d’investigation afférent à la sûreté de l’État. Il est également surprenant d’observer que les enquêteurs mettent en exergue le fait que le jeune étudiant Yasser Rouibah (dix-neuf ans) résidant à Jijel et habitué à sillonner le pays pour participer au Hirak ait reçu un appel téléphonique de Mohamed Tahar Boutache, résidant à Constantine et membre de Rachad, et six appels d’Ibrahim Yahiaoui résidant à Aïn Defla… Cet organigramme confirme décidément l’adage de l’historien britannique du xviie siècle Thomas Fuller : « Qui veut trop prouver ne prouve rien. » D’autant plus qu’aucune relation téléphonique n’est indiquée entre les six personnes apparaissant comme la tête de la conspiration et les treize autres mentionnées en-dessous.
Toutes ces « informations » relevant de la vie privée ont été récupérées sous la contrainte et dans la plus parfaite illégalité. Durant les gardes à vue, les détenus ont été violentés verbalement et physiquement. Certains ont même subi des attouchements sexuels. Le cas le plus grave est celui de Yasser Rouibah, torturé au Centre Magenta de la police politique (CTRI d’Oran).
La création ex nihilo de réseaux de complicités subversives, la fabrication de dossiers de grand banditisme et/ou de terrorisme aboutissent à des incriminations particulièrement graves dénuées de toute matérialité. La construction d’un réseau et l’élaboration d’un organigramme destiné à persuader l’opinion d’une sédition coordonnée et dirigée par des forces obscures relèvent d’une pratique vieille comme les polices secrètes. C’est ce genre de preuves vides de toute signification et acquises sous la contrainte que la police politique et ses magistrats au garde-à-vous font valoir pour envoyer en prison des manifestants pacifiques. C’est sur ces bases ineptes que des personnes, seulement coupables d’avoir manifesté pacifiquement, sont jugées et condamnées.