Exactions au temps du Hirak : Affaire d’Oran, la fabrication de l’ennemi

A.T., Algeria-Watch, 14 mai 2021

Depuis le retour du Hirak (les manifestations ont été suspendues durant une année en raison de la pandémie), le pays, soumis à une gestion sécuritaire aveugle, vit sous le règne de l’arbitraire et des lettres de cachet. Par tous les moyens de l’oppression, le pouvoir tente de diaboliser les manifestations pacifiques et disciplinées, mais sans hiérarchie ni organisation directrice, de plusieurs millions d’Algériens qui exigent l’instauration d’un État de droit.

En effet, ce mouvement populaire, au sens plein du terme, n’est encadré ou représenté par aucun parti, association ou organisation. Il est l’expression politique collective d’une société qui a compris depuis longtemps les méthodes d’infiltration et de retournement d’un système liberticide et prédateur entièrement construit sur l’autoritarisme et aujourd’hui totalement délégitimé.

Le constat est simple : face au Hirak, le régime, privé de repères et de compétences, s’inscrit dans une démarche compulsive, entre répression et manipulation, qui constitue sa vérité politique. Ce qui se déroule à Oran depuis quelques semaines évoque, toutes proportions gardées, les procès médiatisés de la « sale guerre » des années 1990. Au long de cette période sanglante, des personnes n’ayant aucun lien, après avoir été horriblement torturées et parfois mutilées, ont été jugées pour constitution de bandes criminelles et se sont vues condamnées à mort, au motif – totalement fallacieux – d’appartenance à un groupe terroriste.

La justice : accessoire policier

Dans la tradition des manipulations judiciaires fictionnelles, substrat du storytelling du régime, ses relais médiatiques annoncent le démantèlement à Oran d’une bande organisée affiliée à Rachad, un mouvement d’opposition basée à l’étranger en toute légalité et soutenant le Hirak depuis son déclenchement. Ce mouvement, âprement mis en cause par le pouvoir depuis le retour des marches du vendredi, est accusé d’orchestrer le mouvement populaire et de l’orienter dans une direction antinationale. Dans cette logique, Rachad est accusé de constitution de réseaux terroristes, accusation évidemment dénuée de toute substance.

Il s’agit d’identifier le mouvement Rachad à l’extrémisme islamiste pour justifier une répression très symboliquement chargée. Pour tenter de corroborer la construction d’un ennemi intérieur, le laboratoire de « psy-ops » de la police politique (DSI, ex-DRS) n’a pas trouvé mieux que d’inventer des conjurations sur la base de liens réels ou supposés entre des personnes qui se côtoient (ou pas) au sein d’un mouvement massivement populaire. Dans la structure de pouvoir en Algérie, la justice est un appareil servile soumis à la police politique, elle n’est que l’expression de l’arbitraire qui prolonge et justifie la répression accrue des marches à Oran par les forces de « sécurité ». Depuis plusieurs vendredis, les agressions policières contre les manifestants se multiplient à Alger et dans la capitale de l’ouest.

Le modus operandi policier consiste à arracher des aveux sous la torture pour « prouver » l’existence d’un supposé réseau terroriste. La traque vise des personnes actives dans le Hirak et dont l’âge varie entre 19 et 65 ans. Leurs téléphones et ordinateurs sont passés au peigne fin dans le but de faire de leurs échanges des pièces à conviction. La méthode pourrait paraitre ridicule, d’autant qu’il n’est pas du tout surprenant que nombre de participants au Hirak aient noué des liens au fil de leurs rencontres lors des manifestations. D’autres partagent des liens familiaux ou militent ensemble depuis plusieurs années.

La police recherche également des traces de transactions financières comme preuves de financement extérieur du mouvement. Même si cela peut être le cas, la réalité n’a rien de conspirative. Dans un climat de dégradation verticale du pouvoir d’achat, de paupérisation générale, de travailleurs licenciés abusivement (malgré des décisions de justice en leur faveur) et de détenus parfois sans ressources condamnés à des peines de prison suivies de lourdes amendes, les militants bénéficient d’un réel élan de solidarité des Algériens de l’étranger. Ce qui n’est un secret pour personne. Les campagnes de solidarité en faveur des militants et des prisonniers sont ouvertement lancées tous les jours sur Internet. Pour rappel, Kaddour Chouicha, militant syndicaliste bien connu à Oran, avait publiquement lancé un appel à solidarité en faveur des travailleurs licenciés de Numilog (Bejaïa), appartenant à l’oligarque Issaad Rebrab.

Le but visé par ces manœuvres est de criminaliser la solidarité portée par le Hirak et, surtout, d’empêcher la mobilisation de citoyens résidant dans des wilayas (préfectures) différentes, telle qu’observée à Oran.

Le Hirak à Oran

Les manifestations dans cette grande ville de l’ouest du pays témoignent de la diversité du mouvement populaire et d’une très vivante et salutaire diversité d’opinions. Tout à fait en contradiction avec les thèses paranoïaques du pouvoir qui voudrait prouver que le Hirak est un mouvement déraciné de la société contrôlé par un groupe de meneurs islamistes appartenant à une même organisation occulte et agissant sur ordre d’une officine à l’étranger.

Inspiré et convaincu de l’auto-organisation et la solidarité, le Hirak a permis en parallèle et loin des structures et relais officiels, de tisser des liens entre des citoyens et citoyennes relevant de toutes les couches de la société et non pas de groupes idéologiques marqués. C’est bien cela que le pouvoir ne pardonne pas à Oran.

Ainsi, c’est lors d’une manifestation du vendredi 23 avril 2021 que les premiers Hirakistes ont été ciblés : Yasser Rouibah, un jeune étudiant de 19 ans, Said Boudour, journaliste membre de la Ligue algérienne de défense des droits de l’homme (LADDH) et Karim Ilyas (27 ans), supporteur connu du MCO (Mouloudia Club Oranais) et militant du Hirak, sont interpellés et conduits au commissariat central d’Oran. Ces détenus vont faire face à des insultes, des attouchements et à la torture.

Saïd Boudour est roué de coups dans le véhicule de police qui le transporte au commissariat central d’Oran. Après deux jours de garde à vue, il est transféré à la Brigade mobile de la Police judiciaire (BMPJ) de Dar Beïda, à Oran où il demeurera quatre jours.

Quant au jeune Yasser Rouibah est également transporté à Dar Beida mais il est rapidement transféré à Magenta, l’un des sièges de la DGSI ou il est torturé et affamé pendant plus de trois jours. Il est notamment déshabillé et violemment battu jusqu’à perdre connaissance. Alors qu’il est à terre, à peine conscient, il est contraint de signer un procès-verbal préparé à l’avance. C’est ce document qui sert de base pour lancer une vaste rafle contre des militants du Hirak sur toute l’étendue du territoire.

Simultanément, plusieurs arrestations et perquisitions vont avoir lieu au cours des journées du 24 au 28 avril 2021, en plein mois de ramadan :

– Aissam Sayah et son frère Seddik Sayah sont arrêtés par des éléments de BRI (Brigade de recherches et d’investigations) le samedi 24, juste avant la rupture du jeûne à leur domicile, à Tlemcen (ouest). Ils subissent à leur tour un interrogatoire dans les locaux de la BRI ;

– le 25 avril, Tahar Boutache (membre de Rachad) est arrêté à Constantine et son domicile perquisitionné. Le domicile du militant Yacine Khaldi récemment libéré de prison est également perquisitionné, alors qu’il était en convalescence à l’hôpital Mustapha-Bacha à la suite d’une opération chirurgicale ;

– Mustapha Guira (membre de Rachad), arrêté à Alger pendant les manifestations du vendredi 23 avril, est transféré à Oran lundi 26 avril et son domicile perquisitionné ;

– Mohamed Khelifi s’est rendu à la police de Aïn Defla mardi 27 avril, à la suite d’une perquisition au domicile familial. Lui aussi est transféré à Oran ;

– le 28 avril une perquisition est effectuée par plus de 20 policiers au domicile familial du militant des droits humains et vice-président de la Ligue algérienne de défense des droits de l’homme (LADDH), bureau d’Oran, Kaddour Chouicha et de son épouse la journaliste Jamila Loukil. Le couple est arrêté à sa sortie de la Cour d’Oran, où les époux Chouicha se trouvaient pour une affaire liée à leurs activités au sein du Hirak.

Tous les interrogatoires menés lors de ces interpellations ont la même ligne directrice : les liens supposés de ces militants avec le mouvement Rachad et la section oranaise de LADDH.

En effet, Oran s’est distinguée par la force et la constance de son Hirak. C’est une ville où beaucoup de jeunes activent au sein du mouvement populaire ainsi que dans la LADDH dirigée par M. Chouicha, un enseignant universitaire et syndicaliste de la première heure militant depuis de longues années pour la reconnaissance de syndicats autonomes.

La conspiration fantôme

Au cours des perquisitions, les policiers ont ciblé le matériel susceptible d’être lié au Hirak (pancartes, fanions, drapeaux), ainsi que les moyens de communication (téléphones portables, clés USB, ordinateurs). Le but de toutes ces recherches étant toujours de justifier un « complot international » dont l’épicentre serait Oran, avec des ramifications allant jusqu’en Europe et impliquant les dirigeants de Rachad ainsi que le Youtubeur Amir DZ. Les services de sécurité veulent conforter mordicus la thèse du « complot » et de la « bande organisée ».

C’est à partir de ces interrogatoires et des fouilles ciblées qu’a été constitué le dossier d’accusation du procureur du tribunal d’Oran transmis au juge d’instruction. Il retient principalement trois chefs d’inculpation : complot contre la sécurité de l’État ayant pour objectif l’incitation des citoyens contre l’autorité de l’État et atteinte à l’unité du territoire national ; adhésion à une organisation destructrice activant à l’intérieur et à l’extérieur du pays ; publication d’informations pouvant porter atteinte à l’intérêt national.

Sans état d’âme ni sursaut de conscience, ce procureur place sur le banc des accusés des manifestants pacifiques ainsi que des militants des droits humains en les traitant comme de potentiels « terroristes ». Il convient de signaler que cette affaire, artificielle jusqu’à l’absurde, est traitée par le Pôle pénal spécialisé du tribunal d’Oran, dont les prérogatives portent sur les questions de sécurité nationale et de grand banditisme.

À travers ces fabrications et l’instrumentalisation de la police et de la justice, le pouvoir cherche à terroriser la population et à l’amputer de ses membres les plus actifs et les plus crédibles. Il veut éradiquer le Hirak et pour cela il se montre prêt à déterrer le triste épisode de ces procès de la « sale guerre », où sans l’ombre de preuve, des citoyens parfaitement honorables ont été condamnés à mort ou à de très lourdes peines de prison pour atteinte à la sûreté de l’État.

Placés sous mandat de dépôt, Yasser Rouibah, Tahar Boutache et Mustapha Guira poursuivent une grève de la faim depuis leur incarcération. Saïd Boudour, Noureddine Bendella et Karim Ilyes sont placés sous contrôle judiciaire. Imad Eddine Bellalem, Djahed Zakaria, Ibrahim Yahiaoui, Mohamed Khelifi, Kaddour Chouicha et son épouse Jamila Loukil ont été remis en liberté provisoire. Aissam Sayeh, Abdelkader Sekkal, Sofiane Rabiai, ainsi que les accusés résidant à l’extérieur du territoire national, sont déclarés en état de fuite.

Propagande et répression

L’affaire d’Oran montre la relation opérationnelle étroite entre diabolisation médiatique et répression policière. Les campagnes de propagande menées par la police politique et ses médias sont destinées à préparer l’opinion — qui n’attache aucun crédit à une presse notoirement aux ordres — et servent de justificatif à tous les abus, aux plus graves exactions.

Le ressort politique de ces montages est entièrement dans la réactivation de la contradiction islamisme/éradication qui, au cours de la guerre contre les civils des années 1990, a servi de base à la guerre psychologique du régime en direction de l’opinion en Algérie et à l’étranger. L’épouvantail islamiste continue ainsi d’être agité en direction d’« élites » intellectuelles et politiques, notamment à l’étranger, qui pour beaucoup n’ont rien appris et rien oublié. La réanimation d’un ennemi fantasmé est également utile pour fournir aux gouvernements occidentaux le prétexte pour continuer leur soutien à la junte. Il reste à savoir si cette stratégie bégayante, usée jusqu’à la corde, peut encore convaincre des observateurs qui n’ignorent rien du scandale permanent qu’incarne le régime militaro-policier.

Sur le plan intérieur, cette manœuvre éculée justifie tous les dépassements sécuritaires et le maintien d’un système qui a largement démontré que son arbitraire et sa violence nourrissent seulement la régression sur tous les plans et le recul général du pays.

Les subterfuges, les épouvantails et les rideaux de fumée ne peuvent plus masquer une réalité perçue de tous. Les procès en sorcellerie intentés par le régime sont reconnus pour ce qu’ils sont : le recours inintelligent, aveugle et brutal à la répression pour durer. Il reste que le mouvement populaire a déjoué toutes ces manœuvres et ces provocations par son pacifisme et son refus de toute hégémonie idéologique au-delà de la revendication d’un État de droit civil et non militaire.