Les massacres du 8 mai 1945 et leur reconnaissance par l’état français : Le moment n’est-il pas venu de passer des paroles aux actes ?

Nadjia Bouzeghrane, El Watan, 08 mai 2021

Un lent processus pour la reconnaissance des massacres du 8 Mai 1945 et pour sortir de l’oubli. Cette page d’histoire algéro-française a été enclenché ces dernières décennies en France et plus particulièrement depuis 2005. Le déclic est porté du côté de la société grâce à l’important travail accompli par des historiens, des militants des droits de l’homme, de syndicats, d’associations regroupées dans un Collectif national pour la reconnaissance des crimes commis par l’Etat français en Algérie à partir du 8 mai 1945 (Sétif, Guelma, Kherrata), qui s’élargit d’année en année.

Aujourd’hui encore, ce Collectif renouvellera sa demande de reconnaissance. Du côté officiel par la déclaration de l’ambassadeur de France en Algérie, Hubert Colin de Verdière, le 27 février 2005 à Sétif. Le moment n’est-il pas venu pour le chef de l’Etat français de passer des paroles aux actes en reconnaissant ce crime d’Etat ?  

Invité de la rédaction de Médiapart, Emmanuel Macron, deux jours avant le deuxième tour de l’élection présidentielle du 7 mai 2017, qui allait le porter à la tête de l’Etat français, avait affirmé au sujet de la reconnaissance des massacres de l’Est-algérien, le 8 mai 1945, que s’il était élu, il prendrait «des actes forts» et il porterait «des discours forts sur cette période de notre histoire». «Ce 8 mai-là c’est mal tombé, je ne serai pas encore investi, si j’étais élu, mais, de fait, je prendrais des actes forts et je porterais des discours forts sur cette période de notre histoire.»

Le moment n’est-il pas venu pour le Président français, comme il l’a fait pour la reconnaissance de la responsabilité de l’Etat français dans l’enlèvement de Maurice Audin et de l’assassinat par l’armée française d’Ali Boumendjel, de poser un acte fort sur cette page douloureuse de l’histoire algéro-française ?

Et «ce n’est pas l’oubli qui efface les crimes, c’est la reconnaissance de ses torts», comme n’avait de cesse de le proclamer et de le plaider devant les tribunaux français et des instances internationales pour faire reconnaître les crimes de l’Etat français en Algérie, la défunte Nicole Dreyfus – qui avait défendu de 1956 à 1961 des dizaines, voire davantage, de militants du FLN. Les massacres de l’Est algérien, le 8 mai 1945, ont été évoqués officiellement par un représentant de l’Etat français le 27 février 2005. En visite à Sétif, l’ambassadeur de France en Algérie, Hubert Colin de Verdière, évoquait «une tragédie inexcusable».

En 2008, son successeur, Bernard Bajolet, en visite à Guelma, soulignait «la très lourde responsabilité des autorités françaises de l’époque dans ce déchaînement de folie meurtrière» qui a fait «des milliers de victimes innocentes, presque toutes algériennes». «Aussi durs que soient les faits, ajoutait-il, la France n’entend pas, n’entend plus les occulter. Le temps de la dénégation est terminé.» Ces massacres sont une «insulte aux principes fondateurs de la République française» et ils ont «marqué son histoire d’une tache indélébile».

A l’instigation du Collectif national pour la reconnaissance des crimes d’Etat commis par l’Etat français à partir du 8 mai 1945 en Algérie, Danielle Simonnet, conseillère de Paris (Parti de Gauche), a proposé un vœu dans lequel les massacres de Sétif, Guelma et Kherrata sont qualifiés de «crimes de guerre» et de «crimes d’Etat», pour cette reconnaissance, qui a été approuvé à l’unanimité par le Conseil de Paris en avril 2015.

Etaient également demandées l’ouverture de toutes les archives et la création d’un lieu du souvenir à la mémoire des victimes. Des vœux dans ce sens ont été adoptés par les villes de Rennes, de Nanterre et d’Ivry-sur-Seine. D’autres avancées locales sont à relever, comme, par exemple, une plaque apposée en juillet 2014 à Marseille ou l’inauguration à Givors d’un square de l’Autre 8 Mai 1945, à l’inititiative d’élus de gauche. Le geste symbolique fait à Sétif en 2015 par le secrétaire d’Etat chargé des Anciens combattants et de la mémoire, J-M. Todeschini, demeure très en-deçà de la demande de vérité et de reconnaissance d’une partie de la société française.

«Un long travail de fourmi»

Le 60e anniversaire de cet «Autre 8 mai 1945», comme il est dénommé de ce côté de la Méditerranée (pour le distinguer du jour de la victoire sur les nazis), a été commémoré en 2005 en France comme il ne l’a jamais été. A l’initiative d’associations d’enfants d’immigrés algériens comme Au Nom de la Mémoire, de la Ligue des droits de l’homme ou encore du PCF, ou encore du Centre culturel algérien, pour ne citer que les manifestations les plus saillantes. Le mur du silence s’est fissuré. Il a fallu pour cela un «long travail de fourmi», comme pour d’autres événements d’importance, à l’exemple de la manifestation du 17 Octobre 1961 à Paris et sa violente répression. Cette commémoration, qui est intervenue à près de trois mois après l’adoption de la controversée loi sur les «bienfaits» de la colonisation, a été en effet marquée par plusieurs initiatives, dont un important colloque avec la participation de Hocine Aït Ahmed, Mohamed Harbi, Henri Alleg, etc. organisé par la Ligue des droits de l’homme.

Le colloque portait un intitulé bien nommé : «Il y a soixante ans : l’Autre 8 mai 1945. Le trou de mémoire colonial et la société française d’aujourd’hui». «A la LDH, nous avons estimé qu’il était important d’avancer dans la connaissance et dans la qualification du passé colonial de la France… Nous avons pensé que la commémoration des événements du 8 Mai 1945 est un enjeu pour la compréhension du passé et aussi pour mieux aborder ce qui, dans la société française d’aujourd’hui, peut relever de la prolongation d’un certain nombre de mentalités coloniales relatives à cette époque», nous affirmait l’historien Gilles Manceron, alors secrétaire national de la LDH (ndlr  El Watan du 8 mai 2005 , lien : https://www.elwatan.com/archives/histoire-archives/gilles-manceron-28-04-2005  ). «Les historiens ont beaucoup avancé dans leurs travaux et dans leurs publications scientifiques depuis une vingtaine d’années. Des événements sont passés dans l’opinion, comme, par exemple, le 17 Octobre 1961 qui a constitué un palier, à mon avis, de prise de conscience dans l’opinion publique française grâce à la mairie de Paris et à d’autres municipalités de la région parisienne, grâce à un certain nombre de journaux qui ont pris en compte les travaux des historiens, qui ne sont pas tous d’ailleurs des historiens professionnels, je pense à Einaudi et d’autres. La brèche dans la reconnaissance du passé colonial s’entrouvre très lentement, à l’exemple de la déclaration de l’ambassadeur de France en Algérie sur le 8 Mai 1945», avait-il ajouté. Quant au président de Au Nom de la Mémoire Mehdi Lallaoui, traduisant un sentiment largement partagé en ce 8 mai 2005, il soulignait que «Le président de la République française vient de commémorer le génocide arménien, c’est très bien, mais la France ne s’est pas rendue coupable en Arménie, la France s’est rendue coupable en Algérie…» «Ce qu’on attend en ce mois de mai… c’est une parole forte.»

«Il faut oser la vérité»

Le propos est encore d’actualité et la «parole forte» du plus haut représentant de l’Etat français toujours attendue.

En visite à Alger le 26 avril 2005, Bertrand Delanoë, pour qui «la colonisation n’est pas un fait positif», avait déclaré : «Il faut oser la vérité.»

L’ambassadeur Hubert Colin de Verdière, interrogé par Europe 1 après sa déclaration à Sétif, avait affirmé que «la voie se libère» et que le pardon interviendra «au moment opportun». «Pourquoi anticiper les étapes ?» Lorsque son homologue algérien en France, Mohamed Ghoualmi, avait remis lundi 2 mai 2005 une médaille de reconnaissance de l’Algérie à 8 militants anticolonialistes qui ont soutenu la lutte de libération nationale (Henri Alleg, Anne Preisse, Janine Cohen, Simon Blumental, Lucien Hanoune, Jules Molina, et à titre posthume à Paul Caballero ), il leur avait affirmé : «Vous donnez une image censée représenter les valeurs de la République française. Vous avez été impliqués dans une lutte au nom de valeurs que vous avez estimé être celles de votre pays.»

Et après avoir noté «une remontée de néocolonialisme dans certaines franges de la société française», l’ambassadeur algérien avait souligné : «C’est un message formidable pour l’avenir de nos deux pays.» «L’Algérie vous honore non seulement pour votre passé mais aussi pour l’avenir, l’avenir des relations algéro-françaises.» Retenons cette déclaration de l’éminent historien Robert Ageron qui relevait que «les enfants ont le droit de connaître la même vérité, la même histoire scientifique, qu’ils soient d’un côté ou de l’autre de la Méditerranée.» (ndlr colloque les 23, 24 et 25 novembre 2003, qui lui rendait hommage et auquel une quarantaine d’historiens français et algériens avaient pris part).

Paris
De notre bureau.  Nadjia Bouzeghrane