Entrevue avec Ibrahim Daouadji : l’exil pour poursuivre le combat
Algeria-Watch, 7 mai 2021
Ibrahim Daouadji, 38 ans, syndicaliste et militant pour les droits humains, enseignant dans un lycée, s’est retrouvé sans emploi après son incarcération durant le Hirak. Sa page Facebook bénéficie d’une très large audience. Il avait relaté son engagement dans un témoignage à Algeria-Watch publié le 2 avril 2021. Et le 30 avril 2021, Algeria-Watch a rendu compte des exactions et tortures qu’il a subies durant ses détentions en 2019 et 2020, de la part d’agents de la police politique. Aujourd’hui, il revient dans cette interview inédite sur les conditions qui l’ont contraint à s’exiler en Europe.
Tu as vécu plusieurs mois dans la clandestinité car tu craignais de te retrouver en prison pour une troisième fois. Comment s’est passée cette longue période ? Quel enseignement en tires-tu ?
Depuis que j’ai décidé d’échapper aux harcèlements incessants de la police, j’ai quitté le domicile familial et traversé le territoire, parcourant plusieurs wilayas. J’ai été soutenu partout par des amis de lutte, des frères et sœurs du Hirak.
Je me déplaçais clandestinement depuis le mois d’août 2020, poursuivi par la police qui me recherchait continuellement. Les services de sécurité ont même convoqué beaucoup de mes amis à Mostaganem, Oran, Boumerdès et Bejaïa pour tenter de me localiser. J’ai également reçu à mon domicile une mise en demeure de payer les amendes que la justice m’a imposées. Des amendes qui s’élèvent à environ 150 millions de centimes (7 000 euros). J’ai aussi reçu des jugements par contumace…
J’étais vraiment exilé dans mon propre pays. Je devais mentir à mon fils et lui dire que j’étais au travail. Mon fils, avec qui je passais une nuit ou deux par mois et à qui je rendais visite en cachette.
La dernière nuit avant de partir vers l’Europe, je suis allé le voir. Le petit dormait, je l’ai embrassé sur le front. Il s’est réveillé et a commencé à pleurer et à me supplier : « Papa, ne me quitte pas! » Je n’ai malheureusement pas pu saluer mon père, car il n’était pas à la maison ce soir-là.
L’expérience de la clandestinité m’a fait vivre la solidarité militante dans ses dimensions concrètes dans un environnement où les polices sont omniprésentes. Malgré les divergences qui peuvent exister et les risques réels, le militant algérien ne laisse jamais tomber ses camarades. Dans l’adversité, le fugitif trouvera toujours de l’aide, pour se nourrir ou se procurer un abri. Tout au long de ces moments difficiles, je n’ai jamais eu le sentiment d’être isolé ou abandonné.
Pourquoi avoir choisi l’exil ?
L’idée de quitter le pays a commencé à s’imposer à moi après que ma famille m’eut supplié de partir. J’étais alors très malade et je ne pouvais pas aller me faire soigner à l’hôpital de peur d’être arrêté.
Je ne pouvais évidemment pas sortir pour participer aux manifestations. Finalement, après de longues réflexions, j’ai compris que mon emprisonnement serait inutile, d’autant plus que je deviendrais un fardeau pour ma famille immédiate et ma famille du Hirak. J’ai pensé qu’il valait mieux que je demeure libre de mes mouvements pour, au moins, relayer et faire parvenir le message du peuple, faire connaître la lutte des Algériennes et des Algériens sur le plan international. Ne serait-ce que par mes écrits ou par mes interventions via les réseaux sociaux. Ayant connu les conditions d’incarcération en Algérie, l’exil m’est apparu comme une bien meilleure option que celle de donner la possibilité au régime de me faire taire pendant une longue période.
Comment s’est passée la traversée de la Méditerranée ?
Ce voyage-cauchemar est un souvenir pénible, effrayant et angoissant. Je ne m’attendais vraiment pas à ce que ce soit aussi dangereux. Le premier risque que j’ai pris était de traverser le pays d’est en ouest pour arriver au lieu fixé pour le départ dans le courant de janvier 2021. Une fois sur place, j’ai vite compris que la réalité était bien différente de celle dépeinte au préalable. J’ai payé 75 millions de centimes (environ 3 500 euros) pour, m’avait-on assuré, effectuer une traversée sans trop de dangers. Mais malheureusement, ces promesses apaisantes se sont révélées très éloignées de la réalité.
Arrivés sur la plage de départ, nous avons été informés que chacun des passagers devait transporter un bidon d’essence jusqu’à la barque amarrée à quelques dizaines de mètres du rivage. Comme mes compagnons d’aventure, j’ai été donc été obligé de marcher dans l’eau jusqu’à une profondeur d’un mètre cinquante au plus fort de l’hiver pour atteindre l’embarcation.
Dans la barque de très petite dimension, étaient entassés douze personnes et douze bidons d’essence de vingt litres. Il n’y avait même pas l’espace pour effectuer le moindre mouvement et l’équilibre général était incertain. Nous avons eu d’ailleurs le plus grand mal à stabiliser la barque à l’appareillage. Au bout de 40 km, nous avons heurté quelque chose, un objet ou un animal marin, qui a provoqué une petite fissure dans l’embarcation et une panne du moteur. Après une heure environ, nous sommes repartis avec de l’eau qui rentrait dans la barque. Sans être le moins du monde certains que le moteur allait tenir le coup jusqu’à destination. Si cet incident s’était produit à 500 m du rivage, j’aurais tout abandonné et je serais revenu en arrière. Si un autre bateau était passé par là et s’était arrêté près de nous, je serais revenu en Algérie à son bord.
Après plus de sept heures d’angoisse dans l’obscurité, de grand inconfort dû aux incessants contacts brutaux avec les vagues, l’embarcation naviguant à grande vitesse, nous avons aperçu les lumières de la côte espagnole. Nous étions à environ 26 km de la ville d’Almeria.
À ce moment-là, une bagarre a éclaté entre les jeunes et le propriétaire de la barque. Ce dernier leur a interdit de fumer à cause de la présence à bord de jerrycans d’essence. Voulant les intimider en menaçant de ne pas tenter de récupérer celui qui tomberait à la mer, il n’a fait que les exaspérer. Des passagers non impliqués ont essayé d’arrêter le pugilat de crainte que l’embarcation ne chavire. Mais les jeunes, dans un état déplorable du fait des psychotropes absorbés avant le départ pour supporter la traversée, ne voulaient rien entendre.
Certains ont donc été blessés. Finalement, la situation s’est calmée et nous avons poursuivi la traversée jusqu’à ce que la marine espagnole nous repère. S’en est suivie une course-poursuite jusqu’à San Pedro. Là, le propriétaire de la barque a décidé de nous jeter à l’eau et de repartir vers l’Algérie.
Nous avons été ainsi contraints de quitter la barque et de nager jusqu’à la terre, en plein mois de janvier à 4 h 30 du matin. Lorsque nous avons atteint le rivage rocheux, nous ne sentions plus nos membres à cause du froid extrême. Les mots ne sont pas assez forts pour décrire cette expérience. Je ne la souhaite à personne.
Quelles ont été les réactions à ton exil chez les hirakistes ?
De nombreux militants et sympathisants ont été surpris par la nouvelle de mon départ. Mais rapidement, des centaines de lettres et de commentaires me sont parvenues, exprimant leur solidarité et leur joie d’apprendre que j’ai survécu à la traversée. Il y a eu aussi des réactions négatives qui ont été plutôt rares. Celles-ci ne m’ont pas affecté, je connais bien le monde d’où je viens.
Je remercie tous ceux qui ont compris ma décision, qui m’ont soutenu et respecté mon choix. Ce choix n’a pas été fait de gaîté de cœur : il m’a été imposé.
Comment s’est déroulée la manifestation à Genève le 23 avril dernier ?
J’ai décidé de rejoindre la manifestation, en dépit du fait que mon statut ne m’autorise pas à participer à de telles réunions. Dieu merci, cela a été un vrai succès. Je ne me serais jamais pardonné de n’y avoir pas participé
La manifestation de la communauté algérienne devant le Haut-Commissariat aux droits de l’homme à Genève a été magnifique. Il y avait des membres de la communauté algérienne d’Allemagne, d’Italie, de France et de Suisse. Nous avons créé ensemble une ambiance qui a montré aux citoyens suisses la vraie nature de notre Hirak en Algérie. Nous avons fait connaître la situation de nos frères détenus, en particulier celle des grévistes de la faim. L’objectif a été atteint et la manifestation a été une réussite.
Comment vois-tu l’avenir du Hirak ?
L’avenir du mouvement populaire dépend entièrement de la détermination des jeunes, de leur foi dans un changement pacifique. L’avenir du Hirak est aussi lié à notre solidarité et à notre unité autour de l’idée que rien ne peut arrêter le destin d’un peuple qui veut arracher sa liberté. Peu importe le temps que cela prendra.
À ceux qui tentent de faire douter les militants, d’affaiblir leur engagement, je leur dis que le prophète Noé était la risée des tyrans de sa communauté lorsqu’il construisait son arche. Finalement, lui et ceux qui ont cru en lui ont survécu au déluge. À ceux qui se demandent comment triompher d’un régime militaire avec sa puissance et ses arsenaux, je réponds que notre foi en notre cause est la plus grande arme. Notre lutte pacifique a montré, sans aucun doute, à l’opinion à travers le monde et aux instances internationales que notre cause est juste et qu’elle doit prévaloir. Ces instances doivent inéluctablement s’engager et protéger notre cause.
Quels sont tes projets ?
Je n’ai pas beaucoup d’alternatives pour régulariser ma situation administrative. En réalité, il n’existe pas d’autres solutions : je suis obligé de soumettre une demande d’asile à l’un des pays européens pour éviter toute tentative d’expulsion ou d’extradition par le biais d’un mandat d’arrêt international. Bien sûr, l’exil n’est pas une partie de plaisir et rien n’est facile. D’autant plus que j’appréhende une longue séparation avec mes parents, mes proches et mon pays si le règne de la junte militaire se prolonge. Pour le reste, nous verrons bien…