Dépenses sociales et répartitions du revenu national en Algérie : L’impératif de qualité et d’équité

Abdelrahmi Bessaha , El Watan, 19 avril 2021

Les dépenses sociales sont un pilier du modèle de développement économique et social du pays et contribuent à une répartition relativement équitable du revenu national.

Les progrès significatifs en matière de santé, d’éducation et de protection sociale de ces dernières décennies ont permis d’améliorer les conditions socioéconomiques de la population, réduire les inégalités de revenu et maintenir une certaine croissance économique.

Pour diverses raisons, ces avancées ont été toutefois ralenties depuis environ 7 ans, conduisant à un creusement des inégalités économiques entre les sexes, à un accroissement du chômage des jeunes et des femmes et à la montée progressive de la pauvreté, menaçant ainsi les perspectives économiques et sociales à long terme du pays. La pandémie a aggravé la situation économique et sociale et mis en évidence le besoin urgent d’augmenter les dépenses sociales, en particulier dans les domaines de la santé et de la protection sociale pour sauver des vies et protéger les plus vulnérables.

A moyen terme, le principal défi est donc d’assurer un niveau adéquat de dépenses publiques pour l’éducation, la santé et la protection sociale, ce qui implique de repenser le modèle actuel par le biais éventuel d’un accroissement des recettes publiques et/ou d’une amélioration de l’efficacité de ces dépenses pour disposer d’une main-d’œuvre saine et productive, promouvoir une société inclusive et atteindre les Objectifs de développement durable (ODD) 2030 des Nations unies.

La qualité des dépenses est aussi sinon plus importante que leur niveau

En premier lieu, et pour capturer l’étendue du dispositif social en place, cet article définit les dépenses sociales en Algérie comme les dépenses publiques (courantes et en capital) inscrites au budget national pour financer l’éducation, la santé et la protection sociale au sens large, y compris les subventions et transferts.
En second lieu, si le secteur privé fait une différence en matière de prestations de services (éducatifs et sanitaires) auprès des ménages, de très nombreuses études internationales, dont une récente publiée par le FMI, mettent en évidence l’impact socioéconomique positif au niveau macroéconomique suivant :

(1) Les dépenses publiques d’éducation, de santé et de protection sociale réduisent la pauvreté et améliorent l’indice de développement humain (IDH). Ainsi, un accroissement de 10% des dépenses sociales par habitant peut améliorer, selon les cas, l’IDH à concurrence d’une bande de 20% à 65 %

(2) Les dépenses publiques de santé réduisent la pauvreté, améliorent la durée de vie et font baisser la mortalité infantile pour ne citer que trois indicateurs mesurables

(3) Les dépenses d’éducation sont cruciales pour améliorer le niveau d’accès au primaire et secondaire et le nombre d’années de scolarisation ; et (4) l’impact positif des dépenses sociales n’est pas lié uniquement à leur volume, mais également à leur efficience qui dépend de facteurs structurels et institutionnels, dont la capacité administrative et technique du pays, la bonne gouvernance et la qualité des institutions des pays.

Le niveau des dépenses sociales est élevé

Période 2014-2019 : en raison des effets du choc pétrolier de 2014, les dépenses sociales ont baissé à 20,7% du PIB, reflétant en particulier une chute des dépenses de santé (à environ 1,9% du PIB), de l’éducation (à environ 5,7% du PIB) et d’une stagnation du niveau des subventions et transferts. Cette baisse des dépenses sociales a exacerbé le problème de la qualité des prestations sociales qui a émergé dans les années 1990 et surtout mis en lumière le problème de la viabilité du modèle social dans sa forme actuelle vu les faibles perspectives de croissance et la faiblesse des ressources domestiques.

Les dépenses sociales – un facteur parmi d’autres – ont contribué à améliorer la répartition du revenu national qui reste toutefois inégale. Examinons cela (données de la Banque mondiale). (1) le revenu national disponible (RND) par tête d’habitant est passé de $440 en 1972 à $4850 en 2015 à $4010 en 2019 ; (2) une distribution des revenus en nette amélioration mais qui comporte des inégalités : l’indice de Gini (écart de la distribution des revenus entre les ménages au sein d’une économie par rapport à une distribution parfaitement égale) est passé de 40,2 en 1988 à 27,6 en 2015 pour remonter en 2018 à 40,2 ; (3) 1/5 des ménages aux revenus bas a vu sa part du revenu national progresser de 6,5% en 1988 à 9,4% en 2015 ; (4) 1/5 des ménages les plus aisés ont vu leur part du revenu national baisser de 47,1% à 37,20% (une part toujours importante) ; et (4) les ménages intermédiaires ont, pour ce qui les concerne, vu le niveau de leur revenu progresser pour passer de 48,8% à 53,5%. Après 2015, la mauvaise gestion du choc pétrolier, la corruption généralisée et l’affaiblissement des taux d’épargne (baisse de 4,5 points de pourcentage du PIB entre 2015-2019) ont bousculé les équilibres macroéconomiques, fait baisser les revenus des ménages à $4010 en 2019 et recreusé les inégalités sociales (l’indice de Gini est remonté à 40,2% en 2019) et légèrement affecté (à la marge à fin 2019) la répartition du revenu national d’environ 0,5 point de pourcentage (estimations de l’auteur). Une redistribution du revenu national des ménages aisés en direction des plus démunis et des classes moyennes a pris corps que les chocs pétrolier et sanitaire de 2020 ont certainement modifié.

Le rythme des progrès socioéconomiques a ralenti au cours des cinq dernières années, exacerbant la détérioration de la qualité des prestations, alors que le financement des dépenses sociales devenait insoutenable. Le ralentissement des progrès est dû aux contraintes budgétaires depuis le choc pétrolier de 2014 (baisse de 1 point de pourcentage du PIB des crédits budgétaires), le manque de ciblage et d’efficience des dispositifs sociaux en place (coûteux, inéquitables et inefficaces et profitant davantage aux tranches de population aisées) et les rigidités structurelles et institutionnelles qui amoindrissement le rendement de toutes les dépenses, dont celles à caractère social. Trois conséquences :

(1) Les indicateurs socioéconomiques sont en deçà des normes internationales : que ce soit pour le taux de mortalité infantile (l’écart est double), le taux d’achèvement du premier cycle (12 points de différence), le taux d’alphabétisation des adultes (17 points d’écart), l’indice d’éducation du PNUD, les indicateurs de prospérité et de distribution des revenus (coefficient de Gini est de 80 pour les pays avancés) et les scores relatifs à l’indice du capital humain (0,756- 0,800). Pour leur part, les taux de pauvreté restent plus élevés par rapport à certains autre pays de niveau équivalent de la région du Moyen-Orient

(2) La qualité des services qui a commencé à poser problème dans les années 1990 s’est davantage détériorée : dans l’éducation (taux d’abandon de 10% au moins et doublons), la santé (montée des maladies infectieuses et chroniques coûteuses à traiter) et la protection sociale (ciblage défaillant, impasse sur les familles démunies du secteur informel et celles en dehors du marché de l’emploi, capacité technique locale chargée de la mise en œuvre des programmes insuffisante et mauvaise coordination entre les départements ministériels concernés) ; et

(3) le financement des dépenses sociales est insoutenable : vu le contexte de contraintes fortes, dont une faible croissance économique dans le pays, la baisse des enveloppes budgétaires, les déséquilibres budgétaires considérables, l’incertitude sur le plan international, la transition épidémiologique, la forte demande pour l’éducation et la santé qui ont pris une place importante dans l’échelle des priorités des populations, une aspiration à une plus grande inclusion sociale et surtout la nécessité de dépenser au moins 5,3 points de pourcentage du PIB par an d’ici 2030 pour atteindre cinq ODD critiques couvrant le capital humain, social et physique (FMI).

La pandémie (et le choc pétrolier) a/ont fait monter le chômage, creusé les inégalités sociales et augmenté la pauvreté mais les mesures correctives restent faibles. En effet, les dépenses additionnelles inscrites dans la loi de finances complémentaire pour 2020 ne sont que de $544 millions (0,4 % du PIB), dont 5,3% aux fournitures médicales, 24% aux primes pour les agents de santé, 13% pour le développement du secteur de la santé dans son ensemble, 30 % aux allocations de chômage et 16 % pour les transferts aux ménages pauvres. Pour sa part, la loi de finances initiale pour 2021 a prévu un autre montant de 0,3 % du PIB (sans précision de ciblage).

Au moment où la pandémie va faire reculer nombre d’indicateurs socioéconomiques (dont l’espérance de vie, le taux de pauvreté, le taux de participation des femmes, l’indice du capital humain), la relance budgétaire sociale de 0,7% du PIB (par rapport à une moyenne internationale de 2%) est trop faible, alors que la précarité s’étend à des pans entiers de la population vu le besoin de répondre avec force à la pandémie pour deux raisons : (1) éviter des séquelles à long terme ; et (2) prendre appui sur les marges de manœuvre qui sont considérables vu l’écart entre le PIB actuel ($144 milliards) et le PIB potentiel ($400 milliards). Le moment de faire usage de la planche a billets. Les problèmes de dette intérieure et d’inflation seront traités plus tard.

Que faire?

Face aux urgences qui persistent (au moins jusqu’en 2022) et aux aspirations de la population pour des services de qualités au moment où les ressources baissent, il faut réfléchir différemment et sans dogmatisme, car la situation nationale et internationale a considérablement changé. Vu le caractère incontournable des dépenses sociales et leur impact sur la répartition du revenu national et dans le contexte d’une nouvelle stratégie nationale de développement à moyen terme, il est suggéré d’agir en amont et en aval.

En amont, la réponse en termes de politiques publiques doit viser la disponibilité d’un espace budgétaire (pour entreprendre des investissements adéquats dans le capital humain) et le faire efficacement pour préserver la viabilité budgétaire et permettre une croissance à long terme.

En conséquence, il est suggéré, entre autres, ce qui suit : (1) une redéfinition des priorités de l’enveloppe de dépenses existante et / ou une mobilisation accrue des recettes ; (2) des mesures fortes pour éliminer les causes de l’inefficacité relative des dépenses (faiblesses institutionnelles, problèmes de gouvernance et faible inclusion financière).

En aval, les mesures pour améliorer la répartition du revenu national incluent, entre autres : (1) la mise en place d’un système fiscal progressif (ceux qui gagnent plus de revenus paient un montant d’impôt plus élevé) ; (2) une rationalisation des dispositifs d’aide sociale avec un re-ciblage pour aider ceux qui en ont vraiment besoin ; (3) une extension de l’aide aux revenus aux ménages du système informel ; et (4) un véritable impôt sur la fortune (et non le type d’impôt qui a été envisagé récemment).

Par Abdelrahmi Bessaha
Macroéconomiste, spécialiste des pays en post-conflits et fragilités