La réponse cinglante du Hirak au « rapport Stora »

Salima Mellah, Algeria-Watch, 22 février 2021

Le Hirak signe son retour fracassant, le 16 février, à la veille de son deuxième anniversaire, dans les rues de la ville de Kherrata qui l’a vu naître le 19 février 2019. Des milliers de manifestants reprennent la marche pour le droit et les libertés, interrompue il y a un an en raison de la pandémie. Les mêmes slogans sont lancés, les mêmes pancartes sont brandies, tous aussi actuels et impératifs. Soudain apparaît un immense drapeau avec le portrait de Ali la Pointe et son nom inscrit en français. Tout un symbole et un message ! Et d’autant plus éloquent que depuis quelques semaines de l’autre côté de la Méditerranée les esprits s’échauffent autour du notoire « rapport Stora ». Comment ne pas établir le lien entre le jeune manifestant, le combattant de la liberté algérien et la stratégie mémorielle française ?

Benjamin Stora a remis fin janvier 2021 le rapport commandé par le président français Emmanuel Macron qui dans sa lettre de mission avait exprimé la nécessité d’« un travail de vérité pour une meilleure compréhension de notre passé et de ses blessures », d’un « travail de mémoire, de vérité et de réconciliation, pour nous-mêmes et pour nos liens avec l’Algérie » dont l’objectif traduirait une « volonté nouvelle de réconciliation entre les peuples français et algérien ». Concrètement, comment l’historien missionné propose-t-il de mener à bien « ce travail » ? En structurant sa démarche autour des mémoires des victimes. L’objectif de l’historien est donc d’identifier les « groupes de personnes traumatisées (soldats, officiers, immigrés, harkis, pieds-noirs, Algériens nationalistes) » et de proposer des réponses aux « questions mémorielles » qui les concernent. Il fait le choix de ne pas nommer, ni de caractériser les faits, nourrissant ainsi l’équivoque et maintenant une très propice confusion : pas de crimes, pas de racisme, pas de culpabilité. Ne sont reconnues que des « exactions » et des « mémoires meurtries ». À en croire l’auteur de ce rapport, les « liens » tant recherchés se tisseraient non pas sur la base de la qualification des faits historiques et de l’identification des acteurs, mais dans la communion des mémoires de groupes.

Dès le départ, se pose dans la lettre de mission du président Macron la question de la place attribuée à l’Algérie dans cette ambitieuse entreprise d’assainissement de l’héritage colonial. Ce pays est-il concerné directement par ce projet mémoriel ou est-ce exclusivement une affaire franco-française ? Cette fausse ambiguïté se retrouve de ce fait dans le rapport et n’est certainement pas anodine. Tout au long de son exposé, B. Stora a recours à des amalgames, des projections, des interversions chronologiques et historiques qui nourrissent la confusion sur la place des deux pays dans l’écriture de la page la plus sanglante de leur histoire commune.

L’histoire en tant qu’inventaire

L’historien conçoit sa mission comme une sorte de colligions des mémoires multiples des communautés qui se sont formées en Algérie colonisée et qui continuent de peser, de manière très différenciée, sur l’actualité politique française. Il identifie ainsi quatre groupes mémoriels en France : les pieds-noirs, les immigrés algériens, les appelés et les harkis. La masse des Algériens « nationalistes » par essence, est présentée comme un agrégat collectivement fédéré par un « durcissement mémoriel » qui « se concrétisait par une mise en accusation globale du temps colonial ». Cette masse frustre serait ainsi ensablée dans un passéisme réducteur et plutôt vindicatif, destiné à « légitimer les ressourcements identitaires, principalement religieux » et ce « au détriment de la connaissance du nationalisme algérien moderne » personnifié par Ferhat Abbas, Messali Hadj et Cheikh Ibn Badis, « des réformateurs, des républicains musulmans, des nationalistes ». Cette modernité, dont il déplore l’effacement, par oubli ou ignorance, aurait pourtant permis selon l’historien en mal de dystopie, l’émergence d’un « monde du contact », entre Français et Indigènes et que B. Stora voudrait certainement instaurer avec la métropole. Or, ce « monde du contact » est un leurre ou une mystification, au mieux une image d’Épinal d’un passé romancé. Combien d’Algériens ont pu développer des relations d’égalité avec les Français ? Qu’il y ait eu des Français conscients de l’apartheid régnant dans une colonie de peuplement et sensibles à l’état de sujétion et d’exploitation extrêmes des Algériens est avéré. Mais cette conscience d’une irréductible inégalité et d’une séparation nette par quelques citoyens français ne fait pas des indigènes des égaux et encore moins des amis, à de rares exceptions près. Le ressentiment à l’endroit de ces Algériens enclins à l’obscurantisme qui n’auraient pas pu préserver et développer cette catégorie-passerelle idéale incite Stora à évoquer le mot désenchanté de Jean Daniel à propos de l’Algérie nouvelle qui « excluait tout avenir pour les non-musulmans ».

L’obscure clarté du mystère colonial

On comprend que, nostalgique de cet imaginaire du « monde de contact », l’historien en mission ne s’attarde pas sur la caractérisation du système colonial qu’il décrit cependant comme « très fermé interdisant pendant plus d’un siècle la progression des droits pour les ‘indigènes musulmans’ ». Faut-il comprendre qu’un système de spoliation et de domination plus ouvert aurait été davantage acceptable ? C’est donc à la guerre d’indépendance que Stora prête le plus d’importance, cet état de violences généralisées. « L’âpreté du conflit » tient du fait que — comme il le rappelle justement — l’Algérie « c’est la France » et non pas une « simple » colonie comme le serait le Sénégal par exemple. Pour la compréhension à la fois de l’enjeu clef de son rapport mais aussi de la démarche générale de l’historien, ce point est essentiel. Alors que, du côté français, ceux qui quittent l’Algérie sont érigés en victimes, du côté algérien, les combattants s’engluent dans des guerres fratricides. Selon le diagnostic politique de l’historien-anthropologue, le refus de reconnaître ces fractures et défaillances du côté algérien aurait fait le lit des islamistes.

Ainsi selon B. Stora, du côté français, « dès 1991, la guerre intérieure algérienne et son cortège de cruautés ont fait revenir de la pire manière les souvenirs de l’Algérie. La certitude d’avoir eu raison à l’époque coloniale prenant argument du ‘fanatisme religieux’, l’a emporté progressivement ». Si la guerre contre les civils de l’Algérie des années 1990, dont l’historien semble reprendre la schématisation très imprécise (Islamistes vs. Républicains), relativise à ce point l’atrocité coloniale, pourquoi accepter en France la contrition collective d’une « repentance » ? En entérinant cette justification rétrospective, B. Stora observe que chaque groupe mémoriel se replie sur ses propres revendications et, dans un souhait en forme de constat désabusé, conclut que « la colonisation est devenue une sorte de ‘mystère’ incompréhensible ». L’on comprend néanmoins que dans ce « mystère incompréhensible », les acteurs deviennent spectraux et les responsabilités floutées, difficiles à cerner précisément. Le caractère d’incompréhensibilité du mystère colonial relativise certainement ce qu’a pu signifier cette période pour la société algérienne entre 1830 et 1962.

Sous couvert de reconnaissance de la souveraineté algérienne, Stora perpétue dans son rapport la représentation coloniale française qui ne s’accommode que fort péniblement de l’indépendance de l’Algérie. Ce constat peut être illustré par son exemple de l’expression consacrée en 1999 de « guerre d’Algérie » au lieu de « guerre en Algérie », laquelle symbolise selon lui la non-reconnaissance d’une guerre entre deux pays distincts. B. Stora, comme E. Macron, a bien conscience que l’idéal de nombreux « groupes mémoriels », entre nostalgie affichée et revanchisme plus ou moins refoulé, ne se résout pas à cette amputation, et pas seulement à l’extrême droite de l’échiquier politique français.

En entretenant ces particularismes commémoratifs, en les encourageant même, mais surtout en exhortant les Algériens à cultiver eux aussi les mémoires de groupes (harkis, juifs, pieds-noirs…) l’État français conforte l’idée que le devenir de l’Algérie et son regard sur sa propre histoire passent inévitablement par le prisme des référents historico-idéologiques de l’État français

A lire l’inventaire par B. Stora des innombrables « mondes de contact », on en vient à se demander pourquoi l’Algérie s’est battue pour son indépendance. Il déplore que « le métissage (le « vivre ensemble ») a échoué dans l’Algérie coloniale, mais dans la France d’aujourd’hui sa réussite est un enjeu majeur ». Pour cela il faut surtout éviter « l’intégrisme religieux », la constitution « d’autres groupes […] ‘communautaires’, renvoyant aux identités ancestrales » comme cela a été le cas dans les années 1990. On l’aura compris : la partition s’écrit en France sans islamistes et nationalistes « endurcis », par essence exclus du « monde du contact ». B. Stora identifie ainsi très opportunément les « séparatismes » qui hantent les élites françaises de pouvoir.

Reconnaissance ou repentance ?

« Pas d’excuses, pas de repentance », a proclamé l’Élysée à l’occasion de la remise du rapport Stora, suggérant ainsi que la demande d’excuses formulée par des Algériens serait un préalable insurmontable. Quant à la « repentance », il s’agit d’un fantasme bien français, un concept-épouvantail introduit par des milieux défendant la réhabilitation de la colonisation. Il demeure que ni l’historien ni le président ne peuvent l’ignorer : les entraves à une réconciliation ne sont pas de la responsabilité des Algériens, ces derniers ont fait preuve de leur volonté d’établir des relations saines d’égalité à condition que l’État français reconnaisse pleinement ses crimes commis entre 1830 et 1962 (sans oublier les victimes des essais nucléaires).

Les Algériens ne sont en rien responsables de l’assimilation des juifs, de l’incorporation des harkis, du traumatisme des appelés. Ils n’ont pas, n’en déplaise aux nostalgiques de l’Algérie française, expulsé les Français ou les pieds-noirs, plus de 200 000 d’entre eux sont restés au pays après l’indépendance. La recherche d’un équilibre entre spoliés et spoliateurs relève d’un grossier révisionnisme. Le parallèle entre colonisés et colonisateurs, hors de tout manichéisme mystificateur, dans la commission d’atrocités est une insulte à l’intelligence. Le préalable à toute réconciliation n’est pas dans la formulation d’excuses, même si elles sont moralement nécessaires. Cette condition précédente se situe bien dans la reconnaissance sans équivoque des crimes coloniaux et de l’identification des parties qui en assument la responsabilité historique.

Loin d’être une masse inculte et privée de mémoire, la jeunesse algérienne aujourd’hui massivement scolarisée (1) et ouverte sur la modernité et la connaissance n’ignore rien des tensions néocoloniales et racistes qui structurent largement l’establishment politique français, toutes sensibilités confondues. Le Hirak, expression politique de la majorité de cette jeunesse, revendique très intelligiblement et de manière parfaitement décomplexée la lutte de libération et les rapports contemporains de leur pays avec un État qui ne parvient pas à admettre son passif colonial. Le Hirak, mature et informé, est bien au-delà des contorsions d’un Stora qui peine à rendre attrayant une stratégie d’équilibrisme mémoriel à laquelle il voudrait associer des Algériens qui n’en ont que faire. Son rapport, sans grande rigueur mais surtout sans vision ni hauteur de vue, est au mieux un jalon bureaucratique dans le processus douloureux de l’écriture par la République française d’une histoire officielle de la colonisation.

Pour le jeune manifestant de Kherrata, le portrait de Ali la Pointe vaut mille explications : son héros, réduit à la délinquance quand d’autres survivaient en cirant les chaussures des « Européens », s’est extirpé de sa condition de colonisé en prison et a affronté l’armée coloniale durant la bataille d’Alger à la Casbah. Face aux soldats de la Xe division parachutiste aux moyens disproportionnés, commandée par le tortionnaire Massu, Ali Ammar ne s’est pas rendu, périssant les armes à la main avec ses compagnons dans son refuge dynamité. L’Algérie s’est séparée de la France par le sang, la jeunesse algérienne en connaît l’histoire dans le détail.

La France doit faire face seule à ses propres fantômes.

1. En 1962, à l’issue de cent trente-deux ans de « mission civilisatrice », 90 % des Algériens étaient analphabètes.