Deuxième anniversaire : la centralité intacte du Hirak algérien

Algeria-Watch, 20 février 2021

Deux ans après son surgissement au-devant de la scène politique du monde, comme une énorme déflagration de liberté, pacifique et joyeuse, le Hirak continue de dominer le cours des événements en Algérie. Extraordinaire de créativité, de sagacité et de joie de vivre, ce mouvement mené par la jeunesse a radicalement exposé dans ses dimensions les plus coupables un régime à bout de souffle, intrinsèquement corrompu, violent et stérile. Contrairement aux espérances de la hiérarchie militaire qui concentre plus que jamais la réalité du pouvoir, la suspension des manifestations en mars 2020 pour cause de pandémie n’a pas signé le tarissement de ce très puissant jaillissement de l’expression du peuple.

Le Hirak face aux manœuvres du régime

L’arrêt des manifestations de masse au début de la pandémie de coronavirus n’a pas éteint une flamme populaire qui demeure aussi vive et intense qu’à son origine, bien qu’elle soit naturellement moins visible. Plus qu’une influence latente, le Hirak du 22 février 2019, même dans l’absence de ses expressions publiques, détermine les conditions politiques concrètes du pays. Car ce mouvement marque une évolution sociopolitique majeure et représente, n’en déplaise à ses détracteurs, la césure fondamentale dans le continuum politique autoritaire et liberticide du système installé au pouvoir au lendemain de l’indépendance du pays en 1962.

Le Hirak a dégonflé toutes les baudruches qui se pensaient invulnérables face à la prétendue anomie sociale et renvoyé à leur rang de figurants sans substance les partis, organisations et personnels autorisés du système. La façade civile et pseudo-institutionnelle s’est effondrée d’un seul tenant, ne laissant comme uniques acteurs significatifs que la société et la direction militaire, face à face. Incapables de s’ouvrir aux revendications du peuple, les décideurs au sommet de la hiérarchie de l’armée et de la police politique livrent une bataille d’arrière-garde contre la vaste majorité d’une société qui les rejette. Le discours officiel autour du « Hirak béni » ne trompe personne, les porte-voix du régime ne font mine de se réjouir du « Hirak qui a sauvé l’Algérie » que pour mieux tenter de le neutraliser. Le discours du régime consiste donc à célébrer un Hirak « originel », dont personne n’est en mesure de préciser les contours, pour mieux en conjurer la résurgence. Des chroniqueurs ralliés étant chargés de pointer des franges radicales, religieuses ou identitaires, coupables selon eux de conduire le mouvement vers des zones périlleuses.

Des élections présidentielles truquées en décembre 2019, sans aucun écho dans l’opinion, la désignation d’un président potiche, un gouvernement fantoche ou les ministres se disputent la palme du ridicule entre importations de véhicules de seconde main et distribution de sacs de lait, donnent l’impression d’une complète improvisation dans une faiblesse intellectuelle et politique insigne. Ces gesticulations s’accompagnent d’une énième manipulation constitutionnelle visant à faire accroire de l’intégration des revendications du Hirak dans les textes du régime. Personne n’accorde la moindre valeur aux engagements d’un système politique qui n’a jamais respecté les règles qu’il a lui-même établies…

Durant cette période, entre règlements de comptes et tentative de revamping, la guerre psychologique livrée au peuple par les officines du régime s’articule autour du sacrifice en place publique de boucs émissaires, les procès pour corruption de figures de pouvoir et du business honnies (1). Les scandales de prédation illimitée, de détournements massifs et de trafics de drogue impliquant les plus hautes autorités militaires exposés en place publique ne font que conforter l’opinion dans son mépris des personnels de pouvoir. Pour contrebalancer, atténuer ou faire passer au second plan l’image désastreuse qu’ils sont contraints de livrer à la société, les stratèges du système lancent une campagne de diabolisation du Hirak représenté comme un complot fomenté par des officines étrangères, infiltré par des agents chargés de saper l’unité nationale et d’affaiblir l’Algérie.

Mais c’est surtout en puisant dans sa tradition tortionnaire, par les arrestations arbitraires et l’instrumentalisation de l’appareil judiciaire, ainsi que de mépris du peuple en jouant via les médias aux ordres sur son infantilisation supposée, que la dictature tente d’éteindre la protestation. Des activistes qui n’ont fait que s’exprimer sur les réseaux sociaux sont arrêtés, soumis à la torture et lourdement condamnés par une justice servile. Ces moyens font partie structurante du dispositif de réponse, brutal mais très largement inefficace, de la « Issaba » au pouvoir (l’« association de malfaiteurs », selon le terme initialement utilisé par une fraction du régime pour dénigrer l’autre, mais détourné par le Hirak pour qualifier tous les « décideurs »).

Durant cette période de Hirak suspendu, la propagande en roue libre du régime atteint des sommets grotesques, comme l’illustre la médiatisation d’un terroriste présenté comme le marionnettiste du Hirak, et achève de le déconsidérer aux yeux de tous. Le thème de la « main de l’étranger » manipulant le mouvement populaire et les menaces extérieures, avec l’argument usé jusqu’à la corde de l’« Algérie, citadelle assiégée », est mécaniquement ressassé pour tenter de susciter un très improbable rassemblement « patriotique » autour du régime.

La dictature, son recrutement et ses alliances

C’est dans cette logique en rupture avec le réel que, privé d’interlocuteurs représentatifs et sans autre ancrage que ses clientèles, le régime médiatise des consultations avec les partis agréés pour tenter d’élargir sa base et d’intégrer de nouvelles recrues, moins déconsidérées, dans ses rangs de plus en plus clairsemés. Mais il est vrai que l’accès à la rente et aux privilèges liés à des fonctions électives est une motivation puissante pour une caste d’opportunistes et de carriéristes disposés à toutes les compromissions. La dissolution du Parlement annoncée le 18 février par le président Tebboune, clairement partie de la transaction en cours, constitue à cet égard un stimulant éprouvé : il se trouvera toujours des éléments d’une opposition de pure forme, démonétisée par le Hirak, pour accepter de servir de caution et animer – à quel prix ! — des institutions sans validité. De même qu’au mépris de toute réalité, les médias étroitement contrôlés, écrits et audiovisuels, arabophones et francophones, publics et privés, s’échinent à commenter doctement une pseudo-actualité politique comme si elle recouvrait autre chose qu’une parade de pantins dont les fils sont depuis toujours tirés par les services de la gérontocratie militaro-policière (2).

Ces derniers révèlent chaque jour davantage leur impuissance à enrayer une dynamique irrésistible qui consacre la rupture irrémédiable du peuple avec les personnels et les mœurs du pouvoir. L’opinion est loin d’ignorer que le régime qui agite sans cesse la menace extérieure bénéficie du soutien de l’étranger. Le jeu des monarchies wahhabites ne souffre d’aucune ambiguïté : les satrapes golfiques sont disposés à toutes les alliances pour empêcher l’avènement de mouvements démocratiques. Le silence des capitales occidentales et de leurs prolongements de soft power sur les atteintes gravissimes aux droits de l’homme est un autre indicateur particulièrement éloquent d’une relation au-delà des connivences.

Ce soutien silencieux mais actif conforte le commandement de l’armée et des services dans son repli obtus dans son bunker répressif. Il n’a jamais été question pour le Hirak, continuateur du mouvement national de libération, de solliciter l’appui de puissances extérieures, tous en connaissent les motivations, les implications et les coûts. Mais la posture des chancelleries occidentales en dit long sur l’orientation réelle des sponsors et protecteurs de la dictature. Et c’est bien pourquoi la principale menace sur la sécurité nationale et le poids de la « main de l’étranger » se situent incontestablement au niveau du groupe de décision au sommet du pouvoir. Le régime issu du coup d’État du 11 janvier 1992 est la matrice de la déstabilisation structurelle du pays. Loin des corruptions, de la trahison des idéaux de Novembre 1954, du mépris du droit, des atteintes continues à l’État et à l’image de la Nation, l’expression massive de la population le confirme à chaque occasion : le Hirak est l’affirmation éclatante de l’unité nationale, de la fidélité à une histoire tragique et convulsive, mais noble et héroïque.

L’inaltérable présence du Hirak

Au bout de deux années contrastées, riches en événements et marquées par les affres socioéconomiques de la pandémie de la Covid-19, le Hirak maintient invariablement le cap pacifique vers une société libérée et apaisée, régie par le droit. Le Hirak est bien loin de se réduire à une organisation politique, il n’a pas de structures ni d’appareils en dehors d’associations locales de base qui n’aspirent à aucun leadership, il ne dégage pas de dirigeants ni de figures de proue. Cela au grand dam de certains observateurs qui en tirent argument pour le qualifier d’« apolitique », alors qu’il fait preuve au contraire d’un sens politique particulièrement affuté : le Hirak est par nature imperméable aux détournements de sens par la promotion de trajectoires individuelles que le régime cherche à injecter dans le mouvement. L’intelligence politique collective du Hirak réside intégralement dans la position de principe, soutenue très majoritairement, sur l’État de droit, le refus des fracturations idéologiques. Le maintien d’une ligne non violente est la réponse de la patience et de la sagesse à la brutalité et au cynisme d’une organisation de pouvoir qui a dépassé depuis longtemps sa date de péremption.

Le mouvement du peuple algérien pour les libertés et le droit ne peut être en aucun cas relativisé et encore moins marginalisé par la répression, l’intoxication ou les jeux d’appareils. Ces deux années fort contrastées ont néanmoins permis au Hirak de se reposer sur des réseaux de personnes qui se connaissent et qui finissent par former un tissu associatif de base et de proximité largement informel, mais bien présent sur le terrain. Cette organisation en rhizome favorisée par les réseaux sociaux est bien réelle, comme en témoigne son efficacité au niveau des villages et des quartiers des grandes villes pour organiser des solidarités locales et des réponses à la pandémie bien plus efficaces que l’action inconséquente de la bureaucratie. Internet et les réseaux sociaux ont brisé le monopole de la parole exercé sans partage par des médias privés, publics ou par des sites électroniques financés par les oligarques, tous sous tutelle de la police politique. Les efforts gigantesques du régime, y compris par la pollution des réseaux sociaux, pour contrecarrer les échanges d’information autonomes se sont révélés sans effet.

Le Hirak est une formidable école de formation politique pour la jeunesse. C’est bien ce processus continu d’échanges d’information et d’éducation qui permet de réaliser les décantations et les clarifications essentielles pour la poursuite du mouvement en identifiant très rapidement les intrusions manipulatrices et les tentatives de diversion. C’est bien, sur ce registre aussi, l’illustration objective du divorce entre une direction sénile prisonnière d’usages d’un autre temps et une société jeune, ouverte sur le monde.

La voie de la raison et de la sagesse impose aux responsables militaires les plus conscients et les mieux formés d’accepter une évolution vers le droit, clef de tous les blocages nationaux, par la levée immédiate de toutes les lois d’exception, la révocation de la police politique, le rétablissement dans toute sa souveraineté d’une justice indépendante et la libération de tous les prisonniers politiques. C’est à ces conditions qui déterminent une nouvelle situation générale que les authentiques élites incubées par le Hirak pourront enfin émerger sur la scène politique pour assurer la modernisation juridique et politique du pays, préalable indispensable à la stabilisation et au développement.

Si le chemin vers l’issue de la crise aiguë que traverse le pays depuis près de trente ans est balisé, nul n’ignore que le trajet est encore long et parsemé d’obstacles. Les raisons qui ont présidé au déclenchement du mouvement populaire sont loin d’avoir disparu. Au contraire, le régime s’arc-boute sur ses fondamentaux autoritaristes tout en faisant mine de lâcher du lest. L’objectif est de réduire une tension croissante nourrie par l’effondrement socioéconomique en cours vécu dans de très grandes souffrances par de larges catégories de la population. Dans ces périodes troublées et incertaines, ou s’accumulent à l’horizon de très inquiétantes menaces, le mouvement populaire des Algériennes et des Algériens reste la boussole politique la plus sûre. Comme hier la fin du colonialisme et la reconquête de la souveraineté nationale, aujourd’hui la fin de la dictature et l’instauration, enfin, de l’État démocratique constituent la seule issue possible. Au bout de deux années, la centralité du Hirak demeure inentamée.

1 Voir Algeria-Watch, « Vingt-neuf ans après le coup d’État en Algérie, un régime sénile acculé, une société jeune toujours mobilisée », 11 janvier 2021.

2 Il est en revanche plus surprenant de constater que nombre de médias français, y compris parmi les plus sérieux, s’obstinent eux aussi à entretenir la mythologie de cette « Algérie Potemkine », en titrant régulièrement : « Le président Tebboune a décidé que… » ; « Le président tente de reprendre la main » ; etc. Comme si quelque autocensure inavouable leur interdisait de reconnaître pour ce qu’elles sont les marionnettes politiques de la façade civile et de dire clairement la réalité d’un régime militaire corrompu, pourtant dénoncé dans la rue sans la moindre ambiguïté par des millions d’Algériens pendant des mois.