Eradication de l’économie informelle : Une antienne qui ne fait plus recette
Nadjia Bouaricha, El Watan, 15 février 2021
«Lutter contre le marché parallèle», «éradiquer le secteur de l’informel», «en finir avec le marché noir» ; des phrases qui reviennent dans chacun des discours que prononcent les membres des gouvernements qui se sont succédé depuis de longues années. Une antienne qui cache mal l’impuissance des pouvoirs publics face à un phénomène qui sert par son existence même,- très tolérée-, un système rentier dont l’opacité est la marque de fabrique.
La fin du marché noir est-elle donc possible dans un contexte politique et économique ne tolérant pas la transparence ? De l’aveu même du ministre des Finances, Aymen Benabderrahmane, la tâche s’avère bien difficile.
Après avoir assuré en tout début d’année que le marché parallèle de la devise sera éradiqué dans quelques mois, le ministre est revenu, il y a quelques jours, devant les députés de l’Assemblée pour mettre de l’eau dans son vin en justifiant que «de tels marchés existent dans beaucoup de pays du G20, mais ce qui nous inquiète en Algérie, c’est l’origine de ces capitaux».
Qu’entend donc Benabderrahmane en parlant de l’inquiétude face à l’origine de ce marché en Algérie ? Est-ce à dire qu’il est inquiet parce que ne sachant pas encore qui est derrière ce trafic, ou est-ce qu’il est inquiet après avoir su justement qui était derrière ce marché ? Une nuance qui mène à bien des interprétations, surtout après l’aveu étonnant devant les juges de l’ancien Premier ministre Ahmed Ouyahia, qui aurait vendu des lingots d’or au marché noir.
Une telle déclaration aurait dû mener à l’ouverture de nouvelles enquêtes et mettre en branle un escadron d’«incorruptibles» pour démasquer tous ceux qui ont pris part à de telles pratiques parmi les hauts responsables du pays. Mais hélas, à part l’effet de choc qu’a eu cette déclaration auprès de l’opinion publique, l’appareil de la justice est resté inerte !
Le baromètre de l’économie nationale
Cette «incapacité» ou «non volonté» à mettre fin à cette pratique frauduleuse, exercée en toute impunité et sans crainte, traduit la nature systémique de ce phénomène qui a même gagné au cours des années et des gouvernements, des galons dans le schéma économique du pays en devenant le baromètre de l’économie nationale. «C’est l’informel qui régule l’économie», selon les dires mêmes du ministre délégué chargé de la prospective, Mohamed Cherif Belmihoub.
Une annonce bien lourde de sens, car elle traduit fort bien cette place prépondérante de l’illégalité dans la sphère économique. «C’est inquiétant, aussi bien en matière d’emploi, que sur le plan de la valeur ajoutée. Cette économie échappe totalement à la fiscalité et à la contribution au financement du système de protection sociale. L’emploi informel reste à un niveau élevé. 50% des travailleurs ne cotisent pas et ne payent pas d’impôts alors qu’ils profitent des services publics», précisait encore le même ministre.
Alors que l’argent coule à flot en dehors du circuit bancaire, les banques crient famine et souffrent du manque de liquidités. Finances islamiques, emprunts obligataires, baisse des taux directeurs, rien ne semble attirer l’épargne.
Les clients boudent les banques et continuent de se tourner vers ce fameux marché parallèle pour le transfert de capitaux, l’achat de devises pour voyager, et même pour couvrir des opérations d’importation. Le recours à ces « maîtres » fraudeurs pour l’obtention de «crédits» devient même une pratique usuelle.
C’est donc dans ce contexte d’inégalité des chances que doivent cohabiter un système financier légal mais fragile et un système financier illégal et toujours puissant.
La situation de crise actuelle appelle à une démarche intelligente de la part des pouvoirs publics pour rendre ce fameux système financier légal, plus attractif et moins coincé par les pratiques bureaucratiques afin de lui permettre de renforcer ses capacités financières et apporter son soutien à l’investissement.
En maintenant les banques dans cette situation de paralysie constante et de subordination au pouvoir politique, le marché parallèle continuerait de prospérer.
La fin du marché parallèle, si elle est réellement voulue, réside dans la modernisation du circuit bancaire en créant un marché financier compétitif, professionnel et évoluant dans un climat des affaires fait de transparence, d’égalité des chances et de respect de la loi. Pour ce faire, un changement politique est nécessaire.
Razika Medjoub. Sociologue, maître de recherche au CREAD : «Difficile d’éradiquer un phénomène encastré dans le système économique et politique»
Nadjia Bouaricha, El Watan, 15 février 2021
– Quelle est l’ampleur de l’économie informelle dans le schéma économique national ?
Avant de parler de son ampleur sur l’économie algérienne, il est important de s’entendre d’abord sur sa définition. Que voulons-nous insinuer par économie informelle ou secteur informel ? Cette appellation est attribuée aux pratiques économiques difficilement mesurables par le pouvoir public et qui échappent aux statistiques.
Le secteur informel est en effet loin d’être un secteur homogène. La non affiliation à la sécurité sociale, l’évasion fiscale, les marchés informels, la corruption, les transactions économiques en argent liquide, le trafic et la contrebande … sont toutes des pratiques économiques informelles. La difficulté de cerner et de traiter ce phénomène réside justement dans son caractère hétérogène.
En Algérie, l’informel est un phénomène structurel dans l’économie algérienne. Il a connu une progression importante et visible à partir de l’ouverture sur l’économie du marché et l’application du Plan d’Ajustement Structurel (PAS). En effet, la nature rentière de l’économie algérienne et sa perméabilité à l’économie mondiale ont creusé des inégalités dans la société entre deux catégories.
Ceux à qui les réformes économiques ont offert de nouvelles opportunités d’enrichissement, en ajoutant de nouveaux acteurs à ceux ayant déjà profité pendant la période de l’économie administrée, et là on parle de l’informel de richesse. Et ceux qui subissent l’absence d’une réelle politique économique inclusive et qui sont exclus du secteur économique formel, où l’informel est devenu une nécessité pour survivre.
Aussi, la mobilité internationale et le contexte géopolitique des pays frontaliers, de leur part, ont recadré ce phénomène dans un contexte plus large, en l’inscrivant dans le cadre d’une mondialisation économique tirée par le bas et les réseaux de contrebande.
L’analyse de la structure du marché de l’emploi à partir de la dernière enquête emploi disponible de Mai 2019, à titre d’exemple, révèle que le taux de l’emploi non affilié, hors emploi agricole, est d’environ 42% de l’emploi total.
Si on élimine l’emploi administratif dans le secteur public et on se concentre uniquement sur l’emploi dans le secteur économique, censé être créateur de richesses, ajoutant aussi le travail à domicile qui reste sous-estimé par les statistiques, on constate que la part de l’emploi informel dans l’économie algérienne est plus importante. Ce qui nous laisse dire qu’on assiste à un processus d’informalisation des relations de travail, ou la non affiliation à la sécurité sociale devient presque la norme dans les rapports de travail, notamment dans le secteur économique.
– La révélation de l’ancien Premier ministre sur la vente de lingots d’or au marché noir a provoqué l’indignation de l’opinion publique. Qu’en avez-vous pensé ? Et qu’est-ce qu’une telle annonce renvoie comme image de ce schéma économique national ?
La lecture de la scène économique et politique en Algérie, depuis l’éclatement des grandes affaires de corruption au sommet de l’Etat, à l’image de l’affaire Khalifa et Sonatrach 1 et 2, jusqu’au soulèvement populaire du 22 Février 2019 et les procès des anciens hommes politiques et les hommes d’affaires qui se sont suivis au tribunal de Sidi M’Hamed, viennent confirmer les analyses de plusieurs spécialistes algériens en sciences sociales sur la nature du système économique et politique en Algérie.
Elles nous livrent deux éléments essentiels pour comprendre la réalité de l’informel. Premièrement, l’encastrement de l’informel dans le système politique et l’utilisation des relations influentes et la corruption, qui est le prix d’accès aux rentes artificielles. Deuxièmement, les transactions en argent liquide et l’importante masse monétaire dans la sphère informelle représentent l’une des principales caractéristiques de l’informel qui gangrènent l’économie algérienne.
– L’annonce faite par Ouyahia, pour le moins ahurissante, ne met-elle pas le doigt sur une des raisons principales à l’origine de la prospérité du marché informel en Algérie, qui est notamment cette complicité du pouvoir politique ?
Bien évidemment ! Cela nous renvoie à la nature néo-patrimoniale du régime politique, qui a favorisé un fonctionnement clanique et communautaire de l’État, par ces acteurs, depuis la période de l’économie administrée.
Les pratiques informelles reviennent, dans le contexte d’un État néo-patrimonial, à la non dissociation des rôles politiques et économiques, ce qui permet la confusion et la perméabilité entre la propriété publique et privée.
L’ouverture sur l’économie du marché et l’application du PAS ont revitalisé l’Etat néo-patrimonial par l’ouverture sur de nouvelles rentes artificielles, issues des réformes économiques entamées. La corruption, qui était le prix d’accès aux rentes spéculatives pendant la période de l’économie administrée, est devenue un rapport social principal dans les transactions économiques.
D’autant plus que le système politique et économique a généré des opportunités d’épanouissement au secteur privé. Ce qui a permis l’apparition de la catégorie des hommes d’affaires comme un nouvel acteur social dans les rapports de force et la négociation des ressources.
– Le ministre des Finances avait annoncé en début d’année que l’Etat arriverait à éradiquer le marché informel de la devise dans quelques mois. Cela relève-t-il du domaine du possible dans les conditions économiques actuelles ? Ne doit-on pas plutôt opter pour une intégration de cette économie informelle dans le circuit légal ?
C’est difficile d’éradiquer un phénomène encastré dans le système économique et politique depuis des décennies en quelques mois, mais si l’Etat arrive à éliminer les marchés informels de devises et récupérer son pouvoir monétaire, cela veut dire qu’on est réellement entré dans l’ère de la nouvelle Algérie !
Le caractère hétérogène de l’économie informelle ne nous permet pas de parler de son intégration ou de son éradication dans l’absolu. Il y a des pratiques informelles qui nécessitent d’être éliminées à travers un système juridique solide, telles que la corruption, la contrebande et la fraude.
Il y a également des activités économiques qui doivent être récupérées dans le circuit formel, par l’élargissement du système de sécurité sociale et inciter notamment les travailleurs indépendants, dont 73.9% ne sont pas affiliés (ONS 2014), à formaliser leurs activités.
– La pandémie de coronavirus a particulièrement touché les travailleurs journaliers. Avez-vous une idée sur l’impact de cette crise sanitaire sur ces emplois précaires ?
La crise sanitaire de la Covid-19 et l’application des mesures de confinement ont suscité un arrêt partiel ou total de plusieurs activités, telles que le transport, le commerce et la construction. Ce qui a impacté négativement le marché de l’emploi, en particulier le secteur privé et l’emploi informel.
Les enquêtes réalisées par les chercheurs algériens étaient majoritairement des enquêtes en ligne, suite à la difficulté d’effectuer des enquêtes de terrain. Malgré leur importance, elles ne permettent pas de couvrir toutes les catégories de la population.
Le CREAD (Centre de recherche en économie appliquée pour le Développement) a réalisé en effet plusieurs enquêtes dans ce sens. Les résultats révèlent que ce sont les jeunes, les travailleurs indépendants et les apprentis qui ont été exposés plus au chômage technique et la perte de leur emploi.