Régime algérien, 1995 : la réédition de l’étude capitale de Nicole Chevillard
Algeria-Watch, 12 février 2021
Alors que la mémoire déchirée des actes de terreur qui ont ensanglanté la société algérienne durant les années 1990 ne cesse aujourd’hui de resurgir, il nous est apparu important de rééditer en ligne l’étude d’une importance capitale publiée en juin 1995 à Paris par la journaliste Nicole Chevillard, sous le titre Algérie : l’après guerre civile.
Depuis de nombreuses années, en particulier depuis la formidable révolte du Hirak déclenchée en 2019, les médias européens, français en particulier, ont multiplié les analyses sur le caractère « opaque » et indéchiffrable du régime algérien. Or, dès 1995, l’étude de Nicole Chevillard a montré qu’un travail journalistique rigoureux pouvait révéler les clés essentielles pour comprendre le fonctionnement du régime, tant sur le plan économique que sécuritaire. Des clés qui sont toujours, un quart de siècle après, particulièrement utiles pour dissiper les ombres et les leurres entretenus par un régime toujours en place, même si nombre de ses dirigeants ont changé.
On trouvera ci-après la nouvelle préface rédigée par Nicole Chevillard pour cette réédition en fac similé, téléchargeable au format PDF.
Préface à l’édition 2021
Nicole Chevillard, Algérie : l’après guerre civile. Évaluer les chances de paix et anticiper la croissance, Nord Sud Export, juin 1995
Nicole Chevillard, 12 février 2021
Ce dossier « Algérie » de 200 pages que j’avais rédigé au début de l’année 1995 n’est pas à proprement parler un « livre », mais une étude « multi-clients » – dans le jargon des sociétés de conseil –, c’est-à-dire une analyse de risque destinée aux milieux professionnels, à tirage restreint, mais vendue en contrepartie à un prix nettement plus élevé qu’un ouvrage classique. Son sous-titre « Évaluer les chances de paix et anticiper la croissance » dit clairement à quel type de lectorat il s’adresse en priorité.
Ce contexte m’offrait néanmoins une assez grande liberté en matière d’enquête, de traitement des données et de prévision. Je travaillais alors, depuis plusieurs années, en tant que journaliste, pour une lettre bimensuelle sur les marchés émergents intitulée « Nord Sud Export ». Cette publication était à cette époque devenue la filiale d’un cabinet de conseil indépendant : « Miallot et associés », spécialisé dans le domaine de l’intelligence économique.
Or son président Pierre Miallot souhaitait, de manière assez paradoxale, se saisir de l’occasion de cette parution dite « confidentielle » pour faire la promotion de son entreprise en dehors des cercles restreints de son activité (on dirait aujourd’hui « faire du buzz » !). Raison pour laquelle une conférence de presse fut organisée à la sortie de l’étude, avec un certain succès puisque des articles furent publiés dans Le Figaro, Le Monde, Le Nouvel Économiste, la Lettre des Échos, Marchés tropicaux, Pétrole et Gaz arabe, Maghreb confidentiel et j’en passe… Jusque dans un journal allemand dont j’ai oublié le nom et même une mention dans le Financial Times ! C’est dire à quel point le sort de l’Algérie, alors en plein cœur de la « décennie noire », pouvait susciter d’inquiétudes et d’interrogations dans les milieux les mieux informés.
Car cette période était aussi celle où les grandes chaînes de radio et télévision françaises étaient largement acquises aux thèses propagandistes des « éradicateurs » algériens soutenant le régime militaire qui avait pris le pouvoir en janvier 1992 pour annuler les élections législatives qui allait donner la majorité au Front islamique du salut (FIS) et pour déclencher ensuite une répression contre ses partisans. Les reportages visant tous à présenter les « barbus » comme des « monstres » ne laissaient aucune place au doute dans une opinion publique soumise à un véritable matraquage de commentaires univoques. Qui savait, par exemple en France à l’époque qu’il existait des camps de concentration dans le Sud algérien pour parquer les militants et élus du FIS, voire de simples électeurs de ce parti ? Qui soupçonnait l’armée algérienne de mener une véritable guerre contre les civils, surtout dans les régions qui avaient le plus massivement voté FIS aux municipales et législatives de 1991 ?
C’est d’ailleurs cette ignorance entretenue par la propagande médiatique qui explique l’incroyable succès du livre de la « militante féministe » – comme elle se présentait – Khalida Messaoudi, Une Algérienne debout, paru en avril 1995 chez Flammarion et vendu à plus de 100 000 exemplaires. Publié sous forme d’entretien avec la journaliste Élisabeth Schemla, cet ouvrage qui se réclamait de l’humanisme face à la « barbarie islamiste » cachait assez mal son plein accord avec la partie de l’armée algérienne qui avait interrompu le processus électoral algérien. Une interprétation que mes propres recherches contredisaient complètement.
La sortie de cette « étude Algérie » était enfin, surtout pour moi, l’occasion de mieux faire connaître en France la « Plate-forme pour une solution politique et pacifique de la crise algérienne » qui venait d’être signée à Rome le 13 janvier 1995, sous l’égide de la communauté catholique Sant’Egidio. Et, par-dessus tout, l’occasion de faire savoir qu’une autre politique était possible en Algérie, celle que j’avais découverte à Alger en juin 1990.
Alger, 1990-1991
Ce n’était pas mon premier reportage en Algérie en tant que journaliste économique. J’avais déjà une certaine expérience de la « langue de bois » récoltée lors de mes interviews dans les travées de la Foire d’Alger, lors des conférences ministérielles ou des rencontres avec des banquiers et hommes d’affaires triés sur le volet pour transmettre inlassablement un même message codé d’avance : « Ҫa évolue dans le bon sens… » Sans que rien, évidemment, ne change d’une année sur l’autre en profondeur.
Aussi est-ce un peu dans cet état d’esprit que je débarque à Alger le 25 juin 1990. Mais cette fois-ci les circonstances sont totalement différentes. Mon reportage s’inscrit dans une optique particulière. Préoccupées par l’accroissement de la dette extérieure algérienne à court terme (suite à la baisse des recettes pétrolières), la Banque centrale d’Algérie, alors dirigée par Abderrahmane Hadj Nacer, et l’équipe économique du gouvernement Hamrouche – dont son ministre de l’Économie Ghazi Hidouci –, dite des « réformateurs », envisagent d’organiser à Paris un « tour de table » financier qui pourrait aboutir à un reprofilage de cette dette.
Nul besoin en effet, à l’époque, d’avoir recours à un programme du FMI en bonne et due forme pour obtenir un rééchelonnement des dettes extérieures algériennes (ce qui ne sera pas le cas, en revanche, quatre ans plus tard). La signature d’Alger est encore considérée comme excellente et les créanciers (publics et privés) sont prêts à envisager un refinancement qui permettrait d’écraser le pic du service de la dette en allongeant les durées de remboursement. Les négociations ne portent que sur les conditions de cette opération et, donc, sur la confiance que l’on peut alors accorder à l’évolution de l’économie algérienne à moyen terme.
D’où l’idée d’ouvrir largement l’accès des comptes algériens et des sociétés publiques à des journalistes économiques qui pourraient venir vérifier sur place les allégations des nouvelles autorités financières algériennes. Et c’est dans ce cadre qu’il m’est alors « promis » d’aller fouiller en toute liberté dans les couloirs des ministères, des entreprises et des banques.
Autant dire que je suis pour le moins sceptique et que je n’y crois pas vraiment… Mais ce que je vais alors découvrir très vite à Alger est tellement différent de ce dont j’avais l’habitude que j’en suis immédiatement stupéfaite. Tout n’y est que bouillonnement, investigation, remise des compteurs à zéro à la recherche des informations les plus fiables, élaboration des directives les plus audacieuses en matière économique, politique et sociale. C’est un nouveau modèle de développement et de société qui se met en place.
À la Banque d’Algérie, les bureaux et même les couloirs sont remplis de cartons qui débordent de rapports chiffrés expédiés par des administrations sommées d’exhumer en urgence des données endormies dans leurs archives. La même effervescence règne au ministère de l’Économie. Je donne un coup de main pour déplacer les dossiers à la recherche de quelque information que j’ai pu imprudemment demander sans savoir qu’elle était justement enfouie en dessous de la pile ! Et tout cela dans une bonne humeur communicative. Il faut faire vite, car le temps de cette liberté est compté. Chacun le sent, le pressent. Le maître-mot du Premier ministre Mouloud Hamrouche, qui se bat sur tous les fronts, est alors : « Ҫa passe ou ça casse. »
Cette période a ensuite été très précisément relatée dans le livre de Ghazi Hidouci Algérie, la libération inachevée (La Découverte, 1995). Mais en juin 1990, j’en ignore tout encore et je vais de surprise en surprise, gagnée par l’enthousiasme ambiant.
Cornaquée par Mlle Mentouri, la secrétaire du gouverneur Hadj Nacer, j’évolue alors surtout dans la sphère économique algérienne. Je me souviens avoir rencontré Mourad Chikhi (responsable « Trésorerie et change » à la Banque centrale), Mouloud Heddir, alors directeur de l’Observatoire du commerce extérieur, Rachid Smara, directeur financier de Sonatrach, Saïd Ighilariz, directeur d’Ecotechnics et bien d’autres encore…
Le FIS vient juste de remporter les élections municipales et locales du 12 juin 1990. Mais l’ambiance n’en semble pas altérée. C’est surtout la déroute du FLN (moins du quart des suffrages exprimés) qui alimente les conversations. N’est-ce pas le signe que ce scrutin a, pour une fois, été libre et honnête ? Cet échec paraît d’autant plus étonnant que le FLN est resté le parti « unique » jusqu’à la Constitution de 1989 et qu’il s’appuie sur un appareil impressionnant qui contrôle notamment la plupart des notables locaux. S’il fallait une preuve que la situation est « révolutionnaire », c’est bien celle-là !
Sans être pour autant favorable au FIS, les « réformateurs » et leurs partisans se félicitent de l’ouverture du champ politique… Et pensent, tout bas, que les élus du FIS vont devoir s’atteler à la résolution de problèmes qui les dépassent, ce qui freinera leur ascension sur la scène politique algérienne, à un moment où plus de soixante-dix nouveaux partis ont été agréés. Bref, il suffirait d’attendre (et le fait est que le FIS a perdu des voix entre les municipales de 1990 et le premier tour des législatives de 1991). Mais, justement, le temps, c’est ce qui va manquer le plus aux réformateurs, poussés vers la sortie par les manœuvres de la hiérarchie de l’armée et des services de sécurité.
La suite, on la connaît : la démission forcée du gouvernement Hamrouche, en juin 1991, et le coup d’État des généraux « janviéristes », le 11 janvier 1992, vont mettre fin à tous les chantiers ouverts par l’équipe des réformateurs, dans l’agriculture, l’industrie, le commerce et le système financier. Les négociations sur la dette algérienne, la dette bancaire en particulier, aboutissent certes à un accord, mais trop tardif, en décembre 1991, vite oublié sous la pression des événements politiques et du retour du dirigisme économique.
Pour ma part cependant, j’ai gardé des liens solides avec plusieurs membres de cette équipe (et non des moindres) qu’il m’a été donné de rencontrer, soit à Paris, soit à Alger, comme Ghazi Hidouci, alors ministre de l’Économie, Omar Benderra, dirigeant du CPA, ou encore Smail Goumeziane, alors ministre du Commerce extérieur (malheureusement décédé le 4 janvier 2021). Ce sont eux qui vont me permettre de décrypter la situation algérienne, aussi bien politique qu’économique, dans les années « noires » qui vont suivre.
L’accord de Rome
C’est dans cet esprit que je continue à couvrir l’actualité de l’Algérie dans les publications bimensuelles de Nord Sud Export, jusqu’à la décision de sortir une étude mi-1995, à la faveur de l’espoir de sortie de crise ouvert par l’accord de Rome.
Les premières négociations en vue de cet accord interviennent à un moment charnière. Le dialogue du pouvoir avec les dirigeants de l’ex-FIS (interdit depuis le coup d’État de 1992) qui avait été initié par le président Liamine Zéroual à son arrivée au pouvoir en janvier 1994, vient de tourner court, torpillé par les « éradicateurs » de l’armée algérienne sous la houlette du général Mohamed Lamari (alors chef d’état-major). Mais les 21 et 22 novembre 1994, les représentants des principaux partis politiques algériens se retrouvent à Rome à l’invitation de la communauté Sant’ Egidio, connue pour son expérience des processus de retour à la paix civile.
Le FIS, le FLN, le FFS qui, à eux trois, avaient remporté l’écrasante majorité des suffrages lors des deux dernières élections (des scrutins municipaux et législatifs les plus libres de l’histoire de l’Algérie indépendante), se regroupent pour formuler une plateforme politique commune. L’image est frappante : d’un côté, un pouvoir dénué de toute légitimité et, de l’autre, une alliance de représentants directement élus par le peuple algérien et décidés à proposer à ce pouvoir une série de pistes pour le retour de la paix civile.
À elle seule, la liste des participants engagés dans la formulation d’un nouveau « contrat national » donne la mesure de l’événement puisqu’elle regroupe les plus éminents personnages historiques de l’Algérie indépendante alors en vie : Hocine Aït-Ahmed, secrétaire général du FFS, Abdelhamid Mehri, secrétaire général du FLN, Ahmed Ben Bella, ancien Président, alors dirigeant du parti MDA, ou encore Me Abdenour Ali Yahia, président de la Ligue des droits de l’homme. À leur côté, aussi, une femme politique : Louisa Hanoune, porte-parole du Parti des travailleurs.
La participation des représentants du FIS s’est révélée plus complexe, ce parti étant toujours interdit en Algérie. Mais ses dirigeants (emprisonnés) Abassi Madani et Ali Belhadj ont donné leur accord pour une démarche commune. C’est donc Rabah Kébir, représentant du FIS en exil qui aurait dû aller à Rome. Cependant, il n’a pas pu quitter l’Allemagne où il réside avec le statut de réfugié politique ; il parvient malgré tout à télécommuniquer avec les autres participants. Et c’est finalement Anouar Haddam, chef de la délégation des parlementaires élus du FIS (lui-même élu de Tlemcen), qui a pu se rendre à Rome à partir de Washington. On note également la présence d’Abdallah Djaballah pour Ennahda.
Finalement, la « Plateforme pour une solution politique et pacifique de la crise algérienne » est signée le 13 janvier 1995.
Le contenu de ce texte est à la hauteur de ceux qui l’ont élaboré, en tout point remarquable. Qu’il s’agisse des valeurs démocratiques, des libertés fondamentales, de la non-implication de l’armée dans les affaires politiques, des garanties en matière d’alternance, de la légalité constitutionnelle et de la souveraineté populaire, chaque point est détaillé avec précision pour éviter d’éventuelles ambiguïtés. La réaffirmation du rôle de l’Islam, indispensable pour obtenir la signature du FIS, est inscrite dans le rappel de l’article 1 de la déclaration du 1er novembre 1954 : « La restauration de l’État algérien souverain démocratique et social dans le cadre des principes de l’Islam. » Ce qui n’empêche pas l’affirmation de « la liberté et du respect des confessions ».
Quand on relit ce texte aujourd’hui on est frappé par sa modernité. On ne peut s’empêcher de penser qu’il pourrait encore, par bien des points, servir de base à un processus de concrétisation des aspirations du Hirak algérien, cet extraordinaire mouvement populaire qui a soulevé toute l’Algérie à partir du mois de février 2019.
Les attentats de Paris en 1995
Fort curieusement, les premières négociations de l’accord de Rome avaient été suivies par la prise d’otages des passagers d’un Airbus d’Air France, en décembre 1994 à Alger. Cet acte terroriste, revendiqué par le Groupe islamique armé (GIA), avait révélé un profond désaccord, à Paris, entre Charles Pasqua, alors ministre de l’Intérieur, très proche des services algériens, et Alain Juppé, ministre des Affaires étrangères, beaucoup plus réservé à l’égard du pouvoir algérien et conscient des manipulations possibles sous couvert d’une opération officiellement signée du GIA.
Les attentats de Paris vont, eux, se dérouler alors que le même Alain Juppé – toujours aussi sceptique – est devenu Premier ministre, à la suite de la victoire de Jacques Chirac à l’élection présidentielle d’avril-mai 1995. Les meilleurs amis français des décideurs algériens (dont Charles Pasqua) ne sont plus aux commandes, ce qui inquiète beaucoup ces derniers.
Le 11 juillet 1995, vers 18 h 20, l’imam Abdelbaki Sahraoui, cofondateur du FIS, et son secrétaire sont abattus dans la mosquée de la rue Myrha dans le XVIIIe arrondissement de Paris. Cet événement, passé presque inaperçu à l’époque, interprété comme un règlement de compte entre groupes islamistes rivaux, m’intrigue fort. Qu’une personnalité aussi respectable ait pu être massacrée dans des circonstances aussi obscures, me paraît obéir à une volonté de casser le processus de paix, d’intimider ceux qui peuvent le soutenir et de porter déjà, sur le sol français, la menace d’une propagation de la guerre civile qui fait rage en Algérie. Et comme la suite va le montrer, c’est effectivement la première étape d’une stratégie de la terreur qui vise à justifier, aux yeux des Français (déjà soumis à des désinformations massives des médias nationaux) la répression sanglante que les « éradicateurs » exercent, sur le sol algérien, à l’égard des populations civiles.
Le 25 juillet 1995 à 17 heures, une bombe explose dans une rame de la ligne B du RER qui se trouve aux abords des quais de la gare de Saint-Michel-Notre-Dame, faisant huit morts et une centaine de blessés. Il s’agit du premier et du plus meurtrier des huit attentats qui vont se dérouler sur trois mois, en France, du 25 juillet au 17 octobre 1995.
Très vite, les soupçons s’orientent vers Ali Touchent, alias Tarek, dont le nom circule déjà comme étant l’un des agents de la Sécurité militaire algérienne et qui apparaîtra vite comme étant l’organisateur de l’attentat de Saint-Michel et le recruteur des réseaux français impliqués dans les autres attentats. Mais Ali Touchent a l’art d’échapper à la police, déjà en 1993 en France, puis en 1994 en Belgique, et à nouveau en France en 1995, alors que ses comparses sont, eux, assez facilement identifiés, comme si quelqu’un s’était ingénié à semer des petits cailloux sur leurs traces.
Dès le premier attentat, celui du métro Saint-Michel, les nouvelles autorités politiques françaises ont donc suspecté les services secrets algériens d’être les véritables commanditaires de ces actes terroristes. Si j’ai pu en avoir la conviction, c’est du fait de l’étude sur l’Algérie, qui venait de sortir, et qui avait attiré l’attention de Philippe Parant, directeur de la DST (Direction de la surveillance du territoire, chargée du contre-espionnage et de la lutte antiterroriste) à cette époque (de 1993 à 1997), et qui passait pour être proche des conceptions de Alain Juppé à l’égard de l’Algérie.
J’ai donc été auditionnée par la DST, comme beaucoup d’autres à cette époque, à partir du 9 octobre 1995, ce qui me permit de constater que Philippe Parant, numéro un officiel du service, n’était pas sur la même longueur d’onde que Raymond Nart (officiellement numéro deux de l’institution, mais en fait son dirigeant permanent le plus puissant depuis les années 1980), lui-même très proche des services algériens.
J’ai également appris que Philippe Parant était très intéressé par l’accord de Sant’ Egidio, considérant qu’il pourrait y avoir, là, l’amorce d’une solution politique pour le retour de la paix en Algérie. Raison pour laquelle il me demanda s’il serait possible de lister les moyens de pression que pourrait avoir la France sur les principaux généraux algériens, afin que ceux-ci acceptent de se plier à des négociations (notamment avec les partis politiques signataires du pacte de Sant’ Egidio). Ou, tout du moins, qu’ils acceptent de ne pas entraver des médiations qui pourraient aboutir à une sortie de crise en Algérie.
J’ai déjà relaté ces différents entretiens lors de mes témoignages aux deux procès de Rachid Ramda (accusé d’avoir été le « financier » des attentats terroristes de 1995) en 2007 et 2009 (cf. « Le témoignage de Nicole Chevillard », Algeria-Watch, 17 octobre 2009 ; voir aussi : « Les attentats de Paris 1995 : ce qu’écrivaient en 2004 les auteurs de Françalgérie, crimes et mensonges d’États », Algeria-Watch, 24 septembre 2009). J’y ai raconté aussi ma conversation avec Rémy Pautrat, qui dirige alors le SGDN (Secrétariat général à la Défense nationale).
C’est ainsi, au début de l’année 1996, que ce préfet, alors plutôt considéré comme un « progressiste », me reçoit dans son imposant bureau situé à proximité des Invalides. Je ne lui cache pas que je soupçonne les services secrets algériens d’être les principaux commanditaires des exactions attribuées au GIA. Et c’est là, à la fin de notre entretien, qu’il se livre à une confidence, assurant que, « même s’il n’a aucune preuve de ce qu’il va me raconter », certains militaires algériens ne sont effectivement pas des individus « très recommandables ». Il poursuit en me racontant l’anecdote suivante : le « général Lamari » se serait vanté, au cours d’une conversation avec des interlocuteurs français, de « tenir » Djamel Zitouni, devenu « émir national » du GIA en octobre 1994.
Bien qu’il ne l’ait pas précisé, je comprends assez vite qu’il s’agit, non du général de corps d’armée Mohamed Lamari, alors chef d’état-major de l’armée algérienne, mais du général Smaïn Lamari (dit Smaïl), numéro deux du Département de renseignement et de sécurité (DRS, ex-Sécurité militaire), qui coiffe alors le contre-espionnage et le renseignement extérieur, sous la direction du général-major Mohamed Médiène (dit Toufik).
Ce qui me stupéfie le plus dans ce récit de Remy Pautrat, c’est l’étroitesse des relations entre les services français et algériens, l’arrogance de ces derniers, leur sentiment d’impunité et, surtout, la confirmation de mes propres doutes. J’ai enfin un indice qui me permet de comprendre que les services du renseignement algériens ne se contentent pas de manipuler et infiltrer des groupes existants (comme le GIA), mais qu’ils en ont pris la direction : cela non pas pour les neutraliser (ce qui serait dans la logique de leur mission), mais pour contribuer à écraser tous ceux (ex-électeurs du FIS, journalistes indépendants, personnalités reconnues) qui pourraient constituer un frein au pouvoir des éradicateurs janviéristes.
Après l’assassinat des moines de Tibhirine, l’enquête se poursuit
L’analyse des cercles du pouvoir militaire algérien que j’ai eu l’occasion de mener pour la rédaction de l’étude Algérie, l’après guerre civile de 1995 va alors m’être d’un grand secours pour comprendre la suite des événements, en particulier l’assassinat des moines de Tibhirine, en 1996, et les terrifiants massacres de population commis en 1996 et 1997 dans la Mitidja.
C’est aussi pourquoi j’ai été immédiatement intéressée par la découverte en 2001, à Bangkok, du déserteur de l’armée algérienne Abdelkader Tigha, incarcéré dans une prison locale (après l’expiration de son visa) et prêt à révéler les exactions perpétrées à Blida par les responsables des services de l’armée et des services algériens. C’est une découverte que l’on doit à un journaliste hors pair, aujourd’hui décédé, Arnaud Dubus, correspondant de Libération et qui était également mon correspondant pour la Thaïlande dans le cadre de la lettre Nord Sud Export (celle-ci avait, entre-temps, été reprise par le groupe Le Monde et j’en étais devenue la rédactrice en chef).
À l’issue d’un long périple, d’Alger à Bangkok, Abdelkader Tigha cherche alors à rencontrer des journalistes français. Tigha est un professionnel, entré à dix-huit ans dans l’armée algérienne et formé à l’école militaire du DRS (spécialité « recherche et investigations »). Entre 1993 et 1997, il travaille au Centre territorial de recherche et d’investigation (CTRI) de Blida, qui couvre la Ire région militaire, principale zone d’activités du GIA de Djamel Zitouni, puis de son successeur Antar Zouabri. Le CTRI de Blida est l’antenne locale de la Direction du contre-espionnage du DRS et il est considéré par les ONG de défense des droits de l’homme comme l’un des principaux centres de torture et d’exécutions extrajudiciaires de civils soupçonnés d’activités terroristes (plusieurs milliers de personnes y ont été liquidées, surtout dans les années 1992-1996 ; voir Algeria-Watch et Salah-Eddine Sidhoum, « Les centres de torture et d’exécutions », Comité justice pour l’Algérie, octobre 2003).
Muté à Alger en 1998, Abdelkader Tigha se sent assez vite menacé et décide de fuir. Il se procure des certificats médicaux pour prolonger ses absences, met un peu d’argent de côté et saute le pas le 8 décembre 1999 : il traverse la Tunisie et la Libye avant de se rendre en Syrie (autant de pays qui ne réclament pas de visas aux Algériens). Il découvre, là, que la Thaïlande est le seul pays qui délivre assez facilement des visas d’entrée aux Algériens. Arrivé à Bangkok, il cherche assistance à l’ambassade de France. Celle-ci l’envoie au bureau local du HCR, où il demande un statut de réfugié politique. Mais celui-ci lui est, dans un premier temps, refusé, ses recours s’éternisent et, son visa ayant expiré, il se retrouve en détention pour plusieurs mois, dans une situation des plus précaires puisqu’il craint à tout moment d’être expulsé vers l’Algérie. Parler lui semble désormais le seul moyen de sauver sa peau.
C’est à Arnaud, à sa patience, à son grand respect de la déontologie, que l’on doit à la fois le tri et la vérification des premiers témoignages de Tigha, rassemblés dans un cahier d’écolier qu’Arnaud m’avait fait parvenir par la poste à partir de Bangkok. Il s’est rendu à de nombreuses reprises dans la prison de Tigha pour lui poser des questions que je lui avais fait parvenir, recouper des informations, préciser des noms et la structure de l’organisation du CTRI de Blida. Nous sommes parvenus à la conviction que si Tigha édulcorait probablement son rôle personnel dans les activités criminelles du CRTI, il était une source inestimable sur le fonctionnement secret de la répression, des disparitions et des tortures.
Ses informations nous ont aussi permis de clarifier le rôle de Smaïn Lamari qui, dès 1993, avait commencé à concentrer dans ses mains toutes les responsabilités de la lutte antiterroriste : la Direction générale de la Sûreté nationale (c’est-à-dire la police), en particulier la direction de la police judiciaire et le Service central de la répression contre le banditisme (SCRB). Or le CRTI de Blida, antenne locale du DRS, recevait directement ses ordres de Smaïn Lamari, qui n’hésitait pas à venir sur place vérifier si tout se passait bien selon ses consignes meurtrières.
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S’il est un témoin lucide du pouvoir algérien, c’est bien le peuple algérien, comme l’a amplement montré le formidable soulèvement du Hirak. Pour ma part, venant de l’extérieur, viscéralement hostile à l’Algérie française depuis l’adolescence, j’ai mis beaucoup de temps à comprendre la nature profonde de ce pouvoir militaire et des similitudes qu’il pouvait entretenir avec le pouvoir colonial de mon propre pays (hélas), la France. J’ai longtemps été un témoin aveugle avant que mes yeux se dessillent. Il est vrai que la puissance des intérêts français en Algérie a beaucoup contribué à maintenir l’omerta dans toute la période postérieure à l’indépendance algérienne.
De ce fait, l’« étude Algérie » que j’ai réalisée en 1995, pour un public essentiellement français, ne m’a permis de lever qu’un coin du voile. J’ignorais encore beaucoup d’éléments que j’ai tenté de rassembler par la suite. C’est la raison pour laquelle j’associe à cette préface le premier article de Nord Sud Export rédigé sur la base des informations de Tigha en septembre 2001 (« Algérie : les révélations d’un déserteur de la SM », Nord Sud Export, 21 septembre 2011) et un dossier écrit plus tard, en 2003, après le procès « Nezzar-Souaïdia » de juin 2002 dans lequel j’ai été amenée à témoigner (« Algérie, dossier politique », Nord Sud Export, 7 mars 2003).
De nombreux autres témoignages ont été recueillis, répertoriés, analysés, édités, sur les crimes commis par des généraux de l’armée algérienne. Ils forment, à ce jour, un imposant dossier d’accusation au service d’un peuple algérien qui réclame justice.