Ouyahia, Sellal et la marmite délictuelle de Bouteflika

Lyas Hallas, Twala, 11 janvier 2021

Jugeant les promoteurs du cinquième mandat du président déchu Abdelaziz Bouteflika, le procès de l’affaire connue sous le nom de l’ «automobile», met désormais la jurisprudence devant ses responsabilités et le pouvoir face à sa boite de Pandore. Récit.

Dans ce procès anticorruption vendu comme « exemplaire », Ouyahia et Sellal, deux ex-premiers ministres sous Bouteflika, ont été condamnés à de la prison, mardi 10 décembre 2019, deux jours avant le scrutin de la présidentielle ayant porté Tebboune à la magistrature suprême.

Les avocats de la défense ont beau dénoncer une parodie de procès, les révélations faites par Ouyahia dans le nouveau procès qui se déroule en ce moment à la cour d’Alger après la cassation du jugement en appel du premier, mettent la jurisprudence devant ses responsabilités.

Aussi, le contexte politique n’a-t-il pas beaucoup changé, le pouvoir qui a fait de la lutte anti-corruption le cheval de bataille de la présidence de Tebboune, se trouve désormais face à sa boîte de Pandore.

L’information judiciaire a commencé par l’ouverture d’un dossier de financement politique occulte lié au secteur automobile, les traces trouvées de ce financement ayant permis l’inculpation de quelques concessionnaires automobiles.

Mais l’instruction a été bâclée pour permettre au pouvoir d’en tirer des dividendes politiques, les magistrats instructeurs ayant vite conclu que l’argent trouvé dans les comptes de Ouyahia et Sellal était la contrepartie d’indus avantages fiscaux accordés à ces contributeurs à la campagne électorale de Bouteflika.

Or, dans une déclaration qui se voulait une défense désespérée, Ouyahia a indiqué samedi 9 janvier dernier au tribunal que son compte était alimenté par le produit de vente au black de lingots d’or offerts par des émirs du Golfe qui venaient chasser l’outarde en Algérie. Et qu’il n’était pas le seul haut responsable à avoir bénéficié de ce genre de «cadeaux».

Au début, la défense de Ouyahia a nié l’existence du compte en question

Lors du premier procès, le représentant du ministère public n’a pas manqué de souligner le caractère politique de cette action publique : «Nous voulions qu’il soit un procès historique et en faire un exemple pour les fonctionnaires et les agents publics».

Le pouvoir voulait faire de ce procès un gage de bonne volonté lors de sa campagne électorale pour le vote du 12 décembre 2019 et il a même autorisé les chaînes de télévision à retransmettre des images à partir d’écrans placés dans le hall du tribunal de Sidi M’Hamed, en violation de la présomption d’innocence et de la dignité des prévenus.

Constitué pour Ouyahia, Me Mohamed Fetnassi fustigeait : «Nous avons appris l’enrôlement de l’affaire à la télévision par le biais du ministre de la Justice. Les délais de notification et de citation n’ont pas été respectés. Le pouvoir veut expédier l’affaire avant le scrutin du 12 décembre. Nous ne participons pas à cette parodie. Entre le juge et les avocats, il y a le code de procédure judiciaire et il a été piétiné dans cette affaire».

Le retrait des avocats n’a pas empêché à l’époque le juge Lakhdar Chaâchia d’ouvrir le procès qui a duré quatre jours.

D’emblée, Chaâchia a ordonné, d’office la jonction des instances, celle de la Cour suprême pour les ministres et celle du tribunal de Sidi M’Hamed pour les fonctionnaires et les entrepreneurs. Il y a des personnes qui sont citées comme témoins dans un dossier et inculpées dans un autre et il a considéré qu’il y avait intérêt à ce que ces affaires puissent faire l’objet d’un seul jugement.

Appelé à la barre, Ouyahia n’a pas trouvé quoi dire pour justifier un compte ouvert à la Banque de développement local (BDL) garni de 300 millions DZD qu’il avait omis de mentionner dans sa déclaration de patrimoine: «Je ne suis pas naïf pour déposer des pots-de-vin dans une banque publique !».

Son frère Laïfa Ouyahia, décédé six mois après ce premier procès, lequel s’était désolidarisé de la position des avocats en se constituant pour le défendre, avait remis en cause y compris l’existence de ce compte.

«Le tableau qui fait mention de ces prétendus mouvements de fonds n’est pas un document de la banque. Il n’y a rien qui le certifie. Il aurait été plus censé de demander à la banque de donner des précisions pour déterminer qui aurait versé quoi dans ce compte ?» a-t-il asséné. Ce qui, selon ses dires, n’a pas été fait pendant l’instruction.

Quant à la responsabilité de l’ancien premier ministre dans l’établissement des actes qui ont permis aux concessionnaires automobiles poursuivis dans la même affaire de bénéficier d’indues exonérations fiscales, Laïfa a repris le discours de son frère sur l’architecture institutionnelle qui, à ses yeux, ne permet pas au premier ministre de décider seul : «La validation de ces actes se fait par un organe collégial, le Conseil national de l’investissement (CNI)».

L’incontrôlable Bouchouareb

L’ancien directeur du cabinet du président de la République a écopé de 15 ans de prison ferme assortis d’un million DZD d’amende lors du premier procès. Ses photos menotté et entouré par des agents de la gendarmerie à l’enterrement de son frère ont fait le tour de la toile.

Désespéré, humilié, Ahmed Ouyahia, 68 ans, a changé sa stratégie de défense devant la Cour d’Alger, révélant au tribunal l’origine de son argent.

Tablant sur l’absence de textes juridiques encadrant les cadeaux offerts aux responsables de l’État, il essaie ainsi de convaincre que son argent ne provenait pas des caisses de la campagne électorale ou de la part des concessionnaires automobiles poursuivis avec lui, contrairement à ce qu’a conclu l’instruction.

Or, le cadeau en question n’a rien d’un présent: Des lingots d’or qu’on assimile facilement à un moyen de paiement ou un pot-de-vin qu’à un cadeau.

Indépendamment des infractions aux règles régissant le change qu’engendre la vente de ces lingots d’or au noir, la question que le tribunal n’avait pas posé au premier jour de ce nouveau procès était de savoir pour quelle contrepartie Ouyahia a-t-il accepté ce « cadeau » ? Cela nécessite l’ouverture d’une nouvelle information judiciaire.

En tout cas, seul Ouyahia a changé sa ligne de défense. Les autres prévenus maintiennent leurs paroles.

Quant à Abdelmalek Sellal, qui fut directeur de campagne de Bouteflika en 2009, 2014, et 2019, et lorsque le juge lui a demandé lors du premier procès s’il avait un mot à dire avant les délibérations, il a eu cette réplique : «Je ne suis pas corrompu. Dites de moi ce que vous voulez mais, je ne suis pas corrompu. Monsieur le juge, j’ai 71 ans et il ne me reste pas beaucoup à vivre. Je veux mourir innocent. Je vous prie de me réhabiliter».

Le représentant du ministère public avait requis 20 ans de prison à son encontre, le juge l’a condamné à 12 ans de prison ferme.

Poursuivi pour abus de fonction, octroi d’indus avantage à autrui ainsi que pour complicité dans le financement occulte de partis politiques, Abdelmalek Sellal a chargé l’ancien ministre de l’industrie Abdesselam Bouchouareb : «Les dossiers ne sont pas traités au niveau du premier ministère. Je n’ai accordé d’avantages à personne. Le montage automobile était géré par le ministre de l’industrie Abdesselam Bouchouareb qui m’avait beaucoup fatigué, je n’avais aucune autorité sur lui».

Bouchouareb a été condamné par défaut à 20 ans de prison, peine maximale prononcé à l’encontre des hauts fonctionnaires et des agents publics en matière de corruption. Le juge a également délivré un mandat d’arrêt international pour le ramener.

Il est vrai que Bouchouareb, qui fut directeur de communication de la campagne de Bouteflika pour le quatrième mandat, avait pris des ailes dès le début de ce mandat. Il a été ministre de l’Industrie et des mines dans le gouvernement Sellal d’avril 2014 jusqu’au mois de mai 2017 et il était même pressenti à lui succéder à la tête de l’exécutif avant que les «Panama Papers», cette vaste enquête mondiale sur la finance offshore qui a révélé son compte suisse, ne modèrent un peu ses ardeurs.

Le projet d’industrie automobile

En fuite depuis le déclenchement du mouvement populaire qui a mis fin au projet du cinquième mandat, Bouchouareb est au cœur de ce dossier automobile.

Dans le sillage de l’installation de l’usine Renault à Oran, le gouvernement a obligé les concessionnaires automobiles à lancer une activité industrielle dans un délai de trois ans sous peine de perdre leurs licences d’importation.

Ces mesures incluses dans la loi de Finances 2014 ont été renforcées en 2016. Des quotas d’importation des véhicules, entre autres produits, ont été instaurés sous prétexte de stopper l’hémorragie des devises qui a commencé à se faire sentir avec la chute des prix du pétrole. Et, ces restrictions ont éjecté 90% des concessionnaires automobiles du marché qui en comptait 89.

C’est Bouchouareb qui a fait rédiger, en mars 2016, le premier cahier des charges fixant les conditions d’exercice de l’activité de montage de véhicules.

Ce document, qualifié de «clandestin» dans le premier procès, a permis à ceux qui ont pu se le débrouiller de bénéficier d’exonérations d’impôts dès début 2017 dans le cadre de l’importation en hors taxes des kits de véhicules.

Ce sont des exonérations «illégales», le décret réglementant l’activité de montage et le nouveau cahier des charges n’ayant été publiés qu’au mois de novembre 2017, six mois après l’éjection de Bouchouareb du gouvernement.

En février 2018, le gouvernement Ouyahia a élargi la liste des concessionnaires admis à l’activité de montage automobile à quarante entrepreneurs après avoir limité dans un premier temps la liste à dix, la liste dite «5+5» (cinq pour les véhicules légers et cinq autres pour les poids lourds), éliminant de fait beaucoup d’opérateurs.

Trois concessionnaires automobiles ont comparu devant le tribunal dans ce procès, à savoir Hassen Arbaoui, ancien agent agréé de Renault devenu représentant de Kia et de Hyundai, Mohamed Bairi, représentant de Iveco et Ahmed Mazouz, représentant des marques chinoises Chery et Shacman.

Trois autres se sont constitués parties civiles, Issad Rebrab, Abderrahmane Achaibou et le Turc propriétaire de l’entreprise Emin Auto.

De quoi ce projet d’industrie automobile est-il le nom ? «Des parties étrangères et locales ont réussi grâce à une position de force ou un partage de prébendes, à imposer des projets fumeux et coûteux pour importer des véhicules en hors taxes, moyennant le montage de quelques accessoires secondaires ou de quelques parties mécaniques pré-montés, et rien ne prouve que pour certains véhicules ils ne soient directement sortis du container en actionnant le contact (…) De ce fait ce ne sont pas des usines, mais des parcs sous douanes déguisés en usines hors taxes qui viendront rejoindre les autres dans le sillage de la même combine», dénonçait au moment des faits Ferhat Ait Ali, devenu ministre de l’industrie dans le premier gouvernement post-Bouteflika.

L’argument de limitation de la saignée des devises n’a pas résisté au lobbying des «exclus», assistés pour certains par les ambassades des pays d’origines des constructeurs automobiles. Le Conseil national de l’investissement (CNI) a fini par céder.

La «délocalisation» d’une usine Kia en Algérie

Ferhat chargeait Ouyahia : «Le retour d’Ouyahia a donné des ailes aux tenants de cette logique de hold-up, le personnage étant connu pour être en mesure de transformer ses désirs, ses errements et accointances en législation. Cette fois-ci, il a décidé de confectionner une liste de 5+5 constituée comme vous pouvez le devinez de tous les amis et appuyés du moment, comme si le pays lui appartenait à lui et à ceux qui l’ont adoubé (…)».

Et d’expliquer : «Les ventes et importations de Kits ne sont pas tributaires du nombre de bénis admis à la combine, mais, de la capacité financière du marché local à acheter ces voitures au prix pratiqué par eux, et surtout au cours actuel des dinars».

L’expertise commandée à l’Inspection générale des finances (IGF) par le magistrat instructeur près la Cour suprême, qui a traité une partie du dossier en vertu du privilège de juridiction accordé aux ministres, a évalué le préjudice du trésor public à 110 milliards DZD d’indus avantages fiscaux, pour les seuls concessionnaires accusés dans cette affaire : Hassen Arbaoui, Ahmed Mazouz et Mohamed Bairi.

Mazouz, Arbaoui, et Bairi ont été condamnés respectivement à sept, six et trois ans de prison ferme assortis d’amendes.

Il ressort des auditions que ces entrepreneurs étaient à la fois soumis à la pression de la bureaucratie de l’État et bénéficiaires de droits et taxes sur des investissements fictifs et des crédits en devises sur des projets qui ne coûtent pas les montants alloués.

Mazouz a expliqué qu’il a été «exclu» de la liste des «5+5» et qu’il n’a bénéficié d’aucun piston : «Le gouvernement s’est rendu compte que la liste ne compte aucun fabricant de bus, un marché que je dominais à 80%, alors qu’il y a des commandes publiques pour 4000 unités. C’est pourquoi ils m’ont réintégré».

Au sujet de son dossier incomplet –le cahier des charges impose aux prétendants à l’activité d’associer un constructeur étranger–, Mazouz a estimé qu’«il était indécent d’acheter les kits auprès du constructeur puis partager les dividendes avec lui». «Le gouvernement claironnait qu’il fallait stopper l’hémorragie des devises alors que cette condition l’accentue», a-t-il asséné. Et au juge de répliquer : «Cela découle de votre logique de commerçant, mais, la loi c’est loi».

Arbaoui, 38 ans, lui, a exposé le business plan de son projet d’usine d’emboutissage en construction à Batna en partenariat avec les Coréens de Kia : «Le projet consiste en la création d’un pôle industriel africain pour Kia. Notre contrat prévoit de faire le montage en full CKD. Nous fabriquerons nous-mêmes la carrosserie des véhicules et nous avons obtenu de notre partenaire la possibilité d’exporter en Afrique et en Europe. Nous avons signé le contrat en présence du Premier ministre sud-coréen. Le taux d’avancement des travaux a atteint 70% et vous pouvez le vérifier».

Mohamed Bairi, cousin de Mazouz, a bénéficié, outre les exonérations fiscales, d’une terre agricole déclassée «illégalement» par la wilaya de Boumerdès pour construire son usine de montage. Cet acte a valu à Nouria Zerhouni, wali de Boumerdès et ancien ministre du tourisme, la mise sous contrôle judiciaire avant d’être condamnée à 5 ans de prison.

«Le terrain a été déclassé par mon prédécesseur. J’ai signé parce que monsieur Bairi disposait déjà d’un avis favorable», a indiqué Nouria Zerhouni. «Je n’ai pas demandé à l’administration de m’attribuer une terre agricole. Moi, j’ai demandé un terrain pour réaliser mon investissement et construire mon usine», a conclu Bairi.

Les fréquentations de Sellal fils

C’est la relation du fils de Sellal, Fares, avec Bairi et Mazouz qui a suscité les soupçons au sujet de son père. Fares, condamné à trois ans de prison au bout du premier procès, avait pris à titre gracieux 23% des actions de Jamal, filiale du groupe GM Trade de Mazouz qui commercialisait des véhicules Mazda et dans laquelle Bairi est actionnaire. Trois ans après, Fares avait cédé ses actions à ses coactionnaires pour 90 millions DZD. C’était avant que le projet du cinquième mandat de Bouteflika ne prenne forme.

C’est Saïd Bouteflika, frère du président déchu et son conseiller, qui avait demandé à Ali Haddad, alors président du Forum des chefs d’entreprises (FCE), de trouver des financements pour la campagne électorale. Haddad avait alors demandé à son vice-président Bairi d’aller voir une partie des chefs d’entreprises, dont son cousin Mazouz.

Mazouz a donné plusieurs détails concernant cette quête : «Bairi est venu me voir et il m’avait dit que Haddad avait mis 1,8 milliard DZD dont 1 milliard DZD pour le lancement d’une chaîne de télévision (elle devait s’appeler El-Istimraria, la continuité, Ndlr)».

Il a ajouté qu’il avait remis à Haddad un chèque de 390 millions DZD libellé au nom du candidat Bouteflika. Et au juge de l’interpeller : «Vous ne savez pas qu’il était interdit de contribuer avec un montant qui dépasse 300 fois le Smig ? (le Salaire national minimum garanti étant de 18000 DZD, le plafond est de 5,4 millions DZD».

Mazouz est l’un des six donateurs dont on avait trouvé des traces. Le compte de la campagne ouvert au Crédit populaire algérien (CPA) comptait 750 millions DZD avant le retrait contraint de Bouteflika. Arbaoui qui y a mis 200 millions DZD et Hocine Metidji, patron du groupe éponyme, et qui n’est pas poursuivi dans cette affaire, avec ses 100 millions DZD ou encore Abderrahmane Benhamadi qui n’est pas poursuivi dans cette affaire non plus.

Lors de son audition dans le premier procès, le juge n’a pas interrogé Ali Haddad sur le montant qu’il aurait versé à la campagne électorale.

Poursuivi pour complicité de «financement occulte des partis politiques» et de blanchiment d’argent pour avoir retiré 195 millions DZD des caisses de la campagne, à la demande de Saïd Bouteflika, Haddad a déclaré ceci :

«Saïd Bouteflika m’avait demandé de dépêcher quelqu’un au siège de la campagne à Hydra pour récupérer de l’argent. Ce fut fait et j’ai récupéré 195 millions DZD en trois étapes. Nous en avons payé des loyers entre autres et 126 millions DZD sont restés dans le coffre-fort de mon secrétariat parce que le siège de la campagne a été fermé et la banque où est domicilié le compte de la campagne a refusé de les prendre».

A la question de savoir combien avait-on collecté pour cette campagne, Haddad a répondu par la négative.

Ramené à la barre pour témoigner, Saïd Bouteflika, qui séjournait à la prison militaire de Blida, a eu la même réplique aussi bien à la question du juge qu’à celle du représentant du ministère public : «Je ne réponds à aucune question !».

Les dernières déclarations de Ouyahia posent par ailleurs plus de questions qu’elles n’en répondent. C’est un rebondissement inattendu dans ce procès qui pourrait prendre une autre tournure, pourvu de pister ses lingots d’or vendus au marché noir.