La “République” informelle

Les aveux d’Ouyahia provoquent une onde de choc

Liberté, 11 janvier 2021

L’aveu lâché par Ahmed Ouyahia n’est en réalité qu’un bout de l’étendue d’une dérive mafieuse de la caste qui a gouverné le pays durant des décennies. Choqués, les Algériens sont en droit de tout savoir sur le mal infligé au pays.

Parce qu’elle sortait de la bouche d’un responsable qui prêchait la probité et la rigueur, qu’on présentait comme un grand commis de l’État et auquel on prédisait même un destin national, que la révélation n’a pas manqué de provoquer une espèce d’onde de choc chez nombre d’Algériens, Ahmed Ouyahia, énarque, qui a longtemps arpenté les arcanes du pouvoir, qui finit par avouer devant le juge avoir reçu des lingots d’or d’émirs du Golfe qui viennent chasser l’outarde en Algérie.

“J’ai reçu ces lingots d’or d’émirs du Golfe qui viennent chasser en Algérie, comme tous les responsables. Je les ai proposés à la Banque d’Algérie qui a refusé de les prendre. Je les ai alors vendus au marché noir pour 350 millions de dinars”, a lâché Ouyahia par visioconférence, depuis son lieu de détention à Abadla, devant une assistance qui, selon les comptes rendus de presse, était incrédule.

Par cette révélation, Ahmed Ouyahia tentait de justifier l’origine des 30 milliards de centimes retrouvés sur ses comptes bancaires. Mais pis encore, l’ancien Premier ministre soutient que la chasse à l’outarde, dénoncée à l’époque par certains journaux privés et des citoyens de la région d’El-Bayadh, lieu de prédilection de ces braconniers venus de la lointaine Arabie — particulièrement au courant des années 2000 —, mais qui n’a pas eu d’écho auprès des autorités officielles, était organisée par la présidence de la République.

Rien que ça ! On savait que le président déchu, Abdelaziz Bouteflika, était un ami de certains monarques du Golfe dont il voulait même, semble-t-il, imiter le choix du modèle de développement, mais nous ne savions pas que la chasse à l’outarde, une espèce protégée, était alors autorisée par le haut sommet de l’État en contrepartie de présents en… or.

On pensait aussi avoir “atteint le fond” avec les scandales de “Khalifa”, l’“autoroute Est-Ouest”, “Sonatrach” et bien d’autres encore de moindre envergure qui ont éclaboussé certains responsables, mais avec cette révélation d’Ouyahia, on “creuse”, pour paraphraser le comédien Mohamed Fellag. Et qu’il ne s’agit probablement que de la partie émergée de l’iceberg.

Mais au-delà des objectifs (politiques ?) recherchés par Ouyahia dont on sait bien qu’il doit être au parfum d’autres secrets, — ayant été chef de cabinet à la Présidence, mais aussi plusieurs fois chef de gouvernement et Premier ministre —, sa bombe lâchée devant le juge nous renseigne désormais sur la manière dont étaient gérées les affaires publiques par certains segments sous le règne de Bouteflika.

Une gestion qui ne s’encombre ni de morale ni de règles éthiques, encore moins de transparence, et qui a certainement contribué à entacher grandement et gravement les institutions de la République avec les résultats qu’on connaît aujourd’hui sur tous les plans et à tous les échelons.

Le plus spectaculaire est que la pratique contrastait avec tous les discours servis alors sur la volonté de l’État à lutter contre l’informel, les pratiques frauduleuses et contre la corruption.

Que valaient, par exemple, les accusations formulées contre l’opposition ou des activistes d’être “financés” par l’étranger lorsque l’on découvre aujourd’hui que des responsables percevaient de l’or en entourant des braconniers de tous les égards ? Loin d’avoir livré tous ses secrets, le terrible aveu d’Ouyahia montre, si besoin est, qu’il n’y a point d’autorité sans morale.

Il conforte davantage le Hirak populaire qui ne manquait pas durant les manifestations d’accuser certains responsables d’“avoir pillé le pays”. Sans la reconstruction d’institutions légitimes, sans justice indépendante, le rétablissement de la confiance risque de se révéler comme un chantier fort laborieux.

Karim KEBIR