Smaïn Lalmas*: “L’absence du Président a causé une paralysie du pays”
Liberté, 26 décembre 2020
M.Lalmas revient longuement, dans cet entretien, sur les blocages que vit le pays, du fait de l’absence du chef de l’État, toujours en soins en Allemagne. Il y analyse également les répercussions de cette situation sur les plans social et économique.
Liberté : En tant qu’économiste et observateur politique, quelle impression vous a laissé la dernière apparition du chef de l’État sur Twitter ?
Smaïn Lalmas : La dernière apparition sur Twitter de M. Tebboune a suscité beaucoup de réactions, notamment sur le contenu du discours complètement en décalage avec les urgences du pays, sachant que l’Algérie traverse une multitude de crises graves notamment sur le plan sécuritaire. Finalement, au lieu de rassurer, son apparition a eu l’effet inverse sur une population légitimement angoissée par l’incertitude quant au devenir national.
Il faut rappeler que M. Tebboune est hospitalisé depuis la fin octobre en Allemagne. Cette absence nous remet dans une ambiance déjà vécue et crée, encore une fois, une nouvelle impasse institutionnelle en Algérie. Bien sûr, cette longue absence a réveillé le spectre de la vacance du pouvoir, laissant place aux rumeurs et spéculations en tous genres.
Je signale, au passage, le fiasco électoral du 1er novembre, très significatif, d’un régime à bout de souffle qui voulait profiter de ce rendez-vous électoral pour se donner une certaine légitimité, mais dont le boycott massif constitue un camouflet.
Le recours à la Constitution après promulgation s’impose avec l’incertitude sur l’état de M. Tebboune, en actionnant ainsi l’article 102 qui faciliterait bien les choses, dans la mesure où le constat de vacance du pouvoir se fait en deux étapes, et avec comme première étape le constat de l’état d’empêchement d’une durée de quarante-cinq jours déjà dépassée, il reste l’entame de l’autre étape, à savoir sa démission de plein droit au-delà de cette durée ; cela nous évitera une crise constitutionnelle.
À quoi est due cette inertie dans l’action de l’Exécutif gouvernemental ?
L’absence prolongée du premier responsable, transféré pour soins intensifs à l’étranger, peut causer de graves dysfonctionnements dans un régime ultraprésidentiel comme le nôtre, provoquant l’annulation, par exemple, de nombreux Conseils des ministres et des réunions du Haut-Conseil de sécurité. Sachant qu’il cumule de nombreux pouvoirs, cette absence pénalise l’Exécutif pour prendre des décisions à la mesure de la gravité des crises qui secouent le pays.
En attendant, c’est le Premier ministre qui comble ce vide, mais dans la limite de ses attributions légales avec, comme priorité, la gestion de la situation sanitaire, une gestion qualifiée d’ailleurs de catastrophique par les professionnels du secteur et les citoyens, sans oublier la situation économique qui tend à se compliquer au gré des jours et qui a besoin de mesures fortes, que seul le Président pourrait prendre.
Par ailleurs, la situation dégradante à nos frontières sur le plan sécuritaire devrait tous nous alerter, davantage en l’absence du Président, ministre de la Défense, qui est appelé, dans pareilles circonstances, à gérer et à prendre les décisions qu’il faut pour surveiller et défendre nos frontières.
Sans m’étendre encore plus, on peut constater à quel point l’absence du Président, détenteur de tous les pouvoirs exécutifs, peut être fatale au bon fonctionnement des institutions en causant une paralysie généralisée.
Quelles sont les conséquences qui pourraient découler de cette situation de blocage ?
Effectivement, l’Algérie vit une situation de blocage à tous les niveaux, due essentiellement à la paralysie politique qui fait obstacle aux changements nécessaires et indispensables pour sauver le pays de cette descente aux enfers et lui éviter de vivre des périodes cycliques d’instabilité et d’insécurité. La chute des cours du pétrole, mêlée à la crise politique et à la situation sanitaire et sécuritaire, fait craindre des conséquences sociales et politiques. Une série de chocs brutaux qui font peser de grandes craintes sur l’avenir du pays.
Quelles solutions préconisez-vous pour résoudre la crise ?
La faillite de ce système et son rejet de la plus grande partie du peuple étant prouvés et démontrés, il reste à savoir si ce système et ses animateurs ont bien compris le message et s’ils sont disponibles à négocier leur départ. De l’avis du simple citoyen que je suis, la sortie de crise est un moment particulièrement sensible dans le cycle de vie d’un conflit, quelle que soit la nature du conflit.
Mettre fin à cette situation reviendrait à mettre en place un plan d’action soigneusement préparé, impliquant une grande variété d’acteurs crédibles, pour ne pas se solder par l’échec d’un retour au blocage politique. Dans notre cas, une stratégie de sortie de crise s’impose et doit suivre différentes étapes, en affichant une réelle volonté politique de la part du pouvoir, pour aller vers les changements souhaités par la grande majorité du peuple lors du Hirak.
Cette volonté politique doit être matérialisée par des actions d’apaisement, instaurant, ainsi, un climat favorable encourageant la mise en place d’un processus de négociation mobilisant des représentants du pouvoir réel avec des représentants du Hirak et de la classe politique crédibles et proches du peuple.
Comment, d’après-vous, peut-on éviter la réédition des échecs antérieurs ?
Afin d’éviter tout échec possible des négociations et profitant des enseignements et des expériences passés, il faudrait bien définir les véritables revendications populaires qui, pour résumer, tournent autour de trois points essentiels notamment le départ ou le changement de régime, un État civil et l’instauration d’un État de droit bien sûr avec des règles qui définissent le fonctionnement des institutions.
Le changement de régime, ce n’est pas seulement changer les acteurs qui le composent, il s’agit surtout des institutions, des normes et du mode de gouvernance qui le caractérisent. Changer les hommes sans toucher à l’organisation des pouvoirs serait insignifiant. À mon avis, la mise en place d’une instance ou d’un conseil souverain, composé de personnalités crédibles et consensuelles, en charge de mener la transition pour une durée déterminée s’impose, mais avec des pouvoirs élargis.
Ce même conseil souverain aura pour mission de gérer cette période de transition en instaurant un climat politique favorable nécessaire pour les prochaines étapes du processus qui passerait notamment par la libération des détenus d’opinion, l’ouverture du champ médiatique, l’arrêt de toute forme de répression ou de violence et construire, par la même, les passerelles de confiance pour une éventuelle mobilisation du peuple.
Ce conseil doit être accompagné par un nouveau gouvernement de compétences qui sera appelé à gérer les différentes crises que nous subissons, en toute transparence et en étroite collaboration avec le peuple. L’élection d’une assemblée constituante s’impose comme étape cruciale dans ce processus révolutionnaire et de sortie de crise Elle serait composée de représentants légitimes du peuple, avec bien sûr des prérogatives élargies, et qui auront la charge de rédiger une nouvelle loi fondamentale.
D’autres étapes suivront, à savoir des élections locales, puis la présidentielle avec les conditions de transparence nécessaires. Vous devez, en revanche, savoir que la gestion de crise est un processus dynamique qui évolue rapidement, mais qui nécessite, dans le cas de l’Algérie, de faire actionner l’intelligence collective pour permettre à notre pays une sortie de crise à moindre coût.
Dans quelle mesure la paralysie politique constitue-t-elle actuellement un frein aux réformes économiques ?
Après plus de 30 ans de réformes, notre économie présente encore les mêmes caractéristiques, les mêmes faiblesses avec une plus forte dépendance de la rente pétrolière. Il faut savoir que le régime algérien est confronté à un dilemme et ne veut pas choisir entre l’une ou l’autre solution.
D’un côté, le régime algérien souhaite libéraliser pour favoriser les dynamiques locales de diversification et de création de richesses et, d’un autre côté, il ne veut pas perdre son influence sur l’activité économique, afin de l’actionner comme ressource politique et pouvoir ainsi garder le contrôle de la société à travers ses différentes composantes.
Aujourd’hui, l’Algérie, confrontée à une crise du système politique, reste très vulnérable face à la chute des prix du pétrole. Nos réserves de change fondent. Elles sont tombées sous les 50 milliards de dollars et pourraient s’épuiser à très court terme.
Sachant que pour relancer l’économie, le gouvernement doit mettre en place les moteurs pour cette relance, notamment via l’investissement intérieur et extérieur, et pour cela, des paramètres s’imposent pour la relance par l’investissement, à savoir la confiance, la légitimité et la crédibilité des paramètres qui font défaut en l’absence d’une véritable solution politique.
Pour faire face à cette situation préoccupante, le gouvernement, en panne d’idées, actionne les outils classiques pour amortir la crise sur le plan économique, en dévaluant le dinar et en puisant dans nos réserves, en attendant de faire fonctionner, encore une fois, la planche à billets, pour faire face aux déficits. Quant à l’endettement extérieur, et dans les conditions de crise mondiale, il nous sera difficile de trouver des institutions qui accepteraient de nous prêter de l’argent.
En six ans, l’Algérien a perdu 25% de son pouvoir d’achat, et la tendance s’accélère. Quelles seront les répercussions de cette dégringolade du pouvoir d’achat sur le plan social ?
La dévaluation du dinar causant la flambée des prix des produits a fini par dynamiter le fragile pouvoir d’achat des ménages. Il faut savoir que l’inflation est le cancer de l’économie d’un pays, surtout quand il s’agit d’une économie non diversifiée et essentiellement rentière. L’inflation, paramètre important, est pourtant ignorée par le gouvernement.
À cet égard, en plus des mesures d’accompagnement que l’État devrait mettre en place pour soutenir le pouvoir d’achat, l’ouverture du champ médiatique apparaît comme une nécessité pour amortir la pression sociale et pour que les revendications socioéconomiques de nos citoyens puissent passer par des canaux organisés et non violents s’articulant autour du dialogue.
Notre pays est aujourd’hui à la croisée des chemins, les cris d’alarme sur les dangers qui menacent notre pays se font entendre de façon de plus en plus incessante, et si rien ne change, l’implosion sera imminente. L’Algérie, un pays riche avec des politiques publiques inefficaces et une population en souffrance, doit faire le bon choix pour que la voie à suivre devienne en réalité plus claire.
Réalisé par : NISSA HAMMADI
* Economiste et militant politique