En Algérie, la souffrance des migrants subsahariens durant la crise sanitaire
Nejma Brahim, Mediapart, 14 décembre 2020
De nombreux migrants subsahariens passent par l’Algérie pour tenter de rejoindre l’Europe, même si certains finissent par faire de cette terre de passage une terre d’accueil. Entre crise sanitaire et fermeture des frontières, ces derniers sont plongés, depuis le printemps dernier, dans une grande précarité.
Ils subissent de plein fouet les conséquences de la crise sanitaire liée au Covid-19. En Algérie, les migrants subsahariens doivent composer avec le virus, la baisse de l’activité économique et la fermeture des frontières. Alors qu’ils sont souvent délaissés par les autorités, les difficultés auxquelles ils sont confrontés semblent inédites.
« Depuis le début de la crise, leur présence est particulièrement remarquable dans les centres-ville des grandes wilayas [départements – ndlr]. Ils sont de plus en plus visibles, notamment parce qu’ils sont contraints de mendier davantage que d’habitude », note Nabila Moussaoui, anthropologue et enseignante-chercheuse à l’université Oran II-Mohamed Ben Ahmed.
En temps normal, déjà, il suffit de se balader dans le centre-ville d’Oran, d’Alger ou de Béjaïa, en Kabylie, pour les apercevoir. Les enfants tendent la main, malgré leur jeune âge, pour demander une pièce. Aux ronds-points, d’autres se proposent de laver le pare-brise des voitures arrêtées au feu rouge, parfois sans le consentement du conducteur.
Juillet 2018. Des migrants sont rassemblés à Tamanrasset pour être rapatriés au Niger. © Billal Bensalem / NurPhoto via AFP Juillet 2018. Des migrants sont rassemblés à Tamanrasset pour être rapatriés au Niger. © Billal Bensalem / NurPhoto via AFP
Selon les chiffres du ministère de l’intérieur algérien dévoilés en 2018, 90 000 migrants subsahariens gagneraient l’Algérie chaque année. L’Organisation internationale pour les migrations (OIM), de son côté, en comptait un peu plus de 180 000 en 2019, à raison de 500 entrées par jour. 9 600 réfugiés et demandeurs d’asile vivant en milieu urbain sont enregistrés à ce jour auprès du bureau du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) en Algérie.
« C’est assez difficile à chiffrer, concède la spécialiste des migrations. Ils viennent du Mali, du Tchad et du Niger pour une grande partie d’entre eux. » « Ce qui est certain, c’est que les chiffres avancés par le gouvernement sont bien inférieurs au nombre réel de migrants présents en Algérie », complète Zakaria Benlahrech, avocat et membre de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme (LADDH).
Dans les wilayas du Nord, d’Oran à Annaba, en passant par Tlemcen et Alger, les exilés subsahariens trouvent davantage d’opportunités professionnelles leur permettant de gagner leur vie et d’économiser pour la suite de leur parcours migratoire. « Ceux-là ont une meilleure situation que les migrants que l’on trouve dans les régions du Sud comme Béchar, Ouargla, Tamanrasset et Ghardaia qui, soit sont contraints de trouver du travail en attendant de rejoindre le Nord, soit font le choix de rester au Sud pour ne pas risquer l’expulsion », explique Zakaria Benlahrech.
« Pour beaucoup, l’Algérie est une étape “longue”, pas forcément choisie comme destination mais qui devient depuis quelques années l’étape finale du parcours, analyse Nabila Moussaoui, qui constate un changement de discours chez les migrants depuis le début de ses travaux de recherche en 2007. De nombreux migrants font de l’Algérie un pays d’accueil, car ils y trouvent du travail, bien que ce soit dans le secteur informel, et donc la sécurité socio-économique. »
D’autres, en parallèle, aspirent tout de même à rejoindre l’Europe par les côtes algériennes. Un projet de migration qui nécessite des « ressources importantes », ce qui explique la « temporalité » dans laquelle il s’inscrit. Inattendu, le Covid-19 est venu perturber les plans de ceux qui souhaitaient se sédentariser comme des candidats au départ.
Dès le mois de mars, la chercheuse observe que les autorités organisent une campagne de dépistage à destination des exilés à Oran. « Ils les ont embarqués à l’hôpital pour faire des tests et leur ont distribué du matériel gratuit. Les migrants ont été placés dans des hangars et des grands garages, à plusieurs. Ça a duré pratiquement un trimestre. Les hommes venaient en ville en journée pour essayer de travailler ou mendier mais ils rentraient tôt, à cause du couvre-feu », se souvient-elle, ajoutant qu’il y a « certainement eu des contaminations au Covid » mais qu’aucune donnée officielle n’a été communiquée à ce sujet.
Par la suite, les opportunités de travail dans le secteur informel se sont faites rares. Malgré les interdictions de circuler d’une wilaya à l’autre, de nouveaux arrivants venus de la capitale, de Tipaza ou de Mostaganem parviennent à rejoindre Oran. « Le marché du travail est déterminant pour les migrants subsahariens. Ils ont donc préféré changer de ville pour chercher un emploi dans le BTP, les chantiers de construction privés ou l’agriculture dans les environs d’Oran, comme à Messerghin, Boutlelis et Bousfer », décrypte la chercheuse.
Dans les fermes, ils sont hébergés, avec femme et enfants, par le propriétaire, qui voit là une main-d’œuvre peu onéreuse et un moyen de surveiller les lieux sans avoir recours à un gardien. Des emplois précaires qui les exposent, selon le HCR, à « des risques élevés d’exploitation ou d’abus ».
Les femmes, qui pouvaient occuper des emplois de domestique chez des particuliers, ont perdu leur emploi dans le secteur informel, notamment à cause de préjugés faisant la corrélation entre virus et exilés. « Les migrants basés en Algérie souffrent beaucoup durant cette période de crise sanitaire, abonde le membre de la LADDH. D’abord parce qu’ils manquent de travail, puis parce qu’il n’y a aucune subvention ou aide de l’État à destination de ces populations. En réalité, seules quelques associations et volontaires leur apportent de l’aide. »
« Dehors, on voit beaucoup plus de femmes et d’enfants qu’avant »
Au cours des derniers mois, femmes et enfants ont dû investir l’espace public, contraints à la mendicité. Ils sont moins nombreux à porter un masque, laissant penser qu’ils n’ont pas eu accès au matériel nécessaire au cours des derniers mois. « On les voit beaucoup plus qu’avant, les femmes se sont même mises à laver les pare-brise des voitures aux carrefours, alors que c’était un job masculin jusqu’ici », note Nabila Moussaoui.
« Je constate par ailleurs une hausse des naissances, qui s’explique sans doute par un manque de prévention et de prise en charge des exilées. Est-ce également culturel ? Pensent-elles que le droit du sol existe en Algérie ? », interroge-t-elle, ajoutant que les seuls droits des migrants en Algérie se résument aux services publics de santé et à l’éducation.
« Je vois régulièrement les exilés en ville, au marché, aux ronds-points aux heures de pointe et aux stations-essence, témoigne Z., un habitant d’Aïn el Turk, une commune de la wilaya d’Oran. Ce sont souvent des femmes avec des enfants en bas âge. On leur donne des bouteilles d’eau, du pain et, de temps en temps, de la monnaie. Chaque groupe a un endroit spécifique où rester, ça a l’air très organisé. »
Depuis quelques mois, le père de famille remarque aussi que des jeunes femmes se prostituent. Zakaria Benlahrech évoque d’ailleurs l’existence de réseaux mafieux qui « utilisent » les femmes et enfants en migration pour gagner de l’argent par le biais de la mendicité, avec pour contrepartie le financement d’une partie de leur parcours migratoire, par exemple.
Cela fait des années que Z. passe chaque jour devant les habitations de fortune où vivent les exilés, dans le quartier d’El Hassi, en périphérie de la ville d’Oran. « Ils habitent en nombre dans un même logement, souvent insalubre, loué par des marchands de sommeil. » Un point que confirme la spécialiste des migrations, Nabila Moussaoui : « Ils se cotisent et vivent en location dans des garages et des habitations inachevées. Parfois, ils sont une quarantaine dans un logement. C’est assez impressionnant quand on les voit sortir le matin. »
« L’accès au logement dans les zones urbaines est très difficile, car les prix sont élevés et la plupart des réfugiés et demandeurs d’asile vivent dans des conditions précaires, commente le HCR. Nous fournissons une assistance aux réfugiés afin de les aider à avoir accès à un logement décent, à travers un logement ou une assistance financière d’aide au logement. »
Face à la précarité des exilés, des bénévoles du tissu associatif se sont organisés, notamment sur les réseaux sociaux, pour collecter et distribuer des denrées alimentaires et des produits de première nécessité aux personnes dans le besoin. Sur une page Facebook, Zakaria Benlahrech propose également une aide juridique aux migrants qui ont été confrontés à des vagues d’expulsions, officiellement surnommées « rapatriements » par les autorités, en pleine crise sanitaire.
« Certains exilés ont préféré se cacher pour éviter d’être renvoyés dans leur pays d’origine. Il est à noter que les autorités algériennes ne font pas de distinction entre migrants et réfugiés : elles expulsent toute personne à la peau noire », dénonce ce défenseur des droits humains.
« Les expulsions collectives de migrants en situation irrégulière, qui ont affecté aussi des demandeurs d’asile, ont été partiellement suspendues par les autorités algériennes en mars, mais ont repris de façon régulière depuis septembre 2020 », précise le HCR. « Les seuls migrants ayant été pris en charge par les autorités algériennes, de mars à septembre, sont ceux qui se sont portés volontaires pour ces campagnes de rapatriement. À Oran, la police en a recensé 250 », ajoute la chercheuse.
Selon Human Rights Watch, depuis le début du mois de septembre 2020, l’Algérie a expulsé plus de 3 400 migrants d’au moins 20 nationalités vers le Niger, dont 430 enfants et 240 femmes. « Le nombre de migrants expulsés sommairement vers le Niger cette année dépasse 16 000 – un peu plus de la moitié d’entre eux sont des citoyens nigériens. Les autorités algériennes les ont mis dans des camions ou des bus et les ont remis à l’armée nigérienne, d’autres ont été laissés en convois de nationalités différentes dans le désert, près de la frontière », poursuit Zakaria Benlahrech.
« L’Algérie a certes le droit de protéger ses frontières mais pas de placer en détention arbitraire et d’expulser collectivement des migrants, dont des enfants et des demandeurs d’asile, en l’absence de procédure régulière », a indiqué Lauren Seibert, chercheuse auprès de la division Droits des réfugiés et migrants de Human Rights Watch.
Nul doute que la crise sanitaire a bouleversé le projet de migration des exilés dans sa temporalité. Pour l’avocat, ce sont davantage le « resserrement des mesures de sécurité et la hausse des expulsions » qui ont participé à la « détérioration » de leur projet, puisque le phénomène de « harraga » [départ clandestin par la mer depuis les pays du Maghreb vers l’Europe – ndlr], bousculé au début de la crise, a largement repris cet été.
Mais la fermeture des frontières a également eu une incidence sur leurs projets, comme le souligne Nabila Moussaoui, les contraignant à modifier leurs itinéraires à l’intérieur même du pays pour rejoindre certaines villes côtières. Depuis le début de la crise sanitaire en mars, le nombre de personnes ayant contacté le HCR en Algérie pour faire une demande d’asile a baissé.
« Avec la fermeture des frontières suite à la crise sanitaire, l’accès au territoire a été plus difficile », conclut le bureau d’Alger, qui rappelle que si l’Algérie a ratifié la Convention de Genève relative au statut des réfugiés, aucune loi algérienne ne permet la mise en œuvre de ses dispositions.