Algérie : depuis 2019, des attaques régulières contre les journalistes
Leïla Beratto, Twala, 7 décembre 2020
Depuis 2019, des journalistes font face à une série d’arrestations, de poursuites judiciaires ou menaces de poursuites. Des décisions parfois justifiées par les autorités, parfois non.
Il sera au tribunal trois jours de suite. Les 20, 21 et 22 décembre, Mustapha Bendjama, rédacteur en chef du quotidien Le Provincial à Annaba, devra faire face aux juges. Il est accusé dans trois affaires différentes de « publication pouvant porter atteinte aux intérêts nationaux » et « outrage à corps constitué ».
Les faits incriminés sont des publications du journaliste sur les réseaux sociaux. Mustapha Bendjama a « l’habitude ». Depuis le début du hirak, le journaliste a été arrêté « une demi-douzaine de fois », a reçu « entre 15 et 20 convocations officielles de la police », « 4 convocations de juges instructeurs » : « Et je ne compte pas les convocations non-officielles par coup de téléphone », explique-t-il.
En décembre 2019, il est accusé d’« incitation à attroupement non armé », « opposition au déroulement de l’opération électorale » et « opposition à travers un rassemblement à des actions autorisées par l’autorité publique » à l’occasion de la journée de l’élection présidentielle. Onze mois plus tard, il est acquitté.
Entre temps, Mustapha Bendjama a été poursuivi par le wali d’Annaba, après un article et une vidéo à propos d’une fête de mariage qui avait eu lieu en mars 2020, malgré l’interdiction émise dans le cadre de la lutte contre l’épidémie de Covid-19.
Les plaintes semblent désormais avoir été retirées, selon le journaliste. Mais l’impact sur son travail est réel : « Disons que malgré la volonté de continuer à faire mon travail, je le fais de moins en moins, explique-t-il. Je me fais plus discret, j’évite certains événements quand j’estime que c’est dangereux pour ma liberté. Par exemple à plusieurs reprises j’étais sur les lieux de protestations ou autres événements et à chaque fois, je n’ai pas pris de photos malgré le fait que j’en avais besoin ».
Incarcérations
Depuis 2019, plusieurs journalistes se sont retrouvés incarcérés. En septembre 2020, Belkacem Djir, journaliste de Echourouk, est relaxé après plus d’une année de détention. Condamné à trois ans de prison ferme, en première instance, pour « usurpation d’identité » et « chantage», les poursuites sont donc abandonnées, tout comme celles initiées pour « atteinte au moral des troupes ».
En avril 2020, Sofiane Merrakchi, correspondant de la chaîne de télévision libanaise Al Mayadeen, est reconnu coupable de «recel de matériel» et de «fourniture des images des manifestations du vendredi 20 septembre (2019) à la chaîne Al Jazeera et d’autres médias étrangers». Condamné à 8 mois de prison ferme, mais déjà en détention provisoire depuis septembre 2019, il sort de prison.
Khaled Drareni, fondateur du site Casbah Tribune et correspondant de TV5 Monde, est incarcéré le 28 mars et condamné à trois ans de prison ferme pour « incitation à attroupement non armé » et « atteinte à l’intégrité du territoire national ». Les protestations que suscitent cette condamnation amènent le ministère de la Communication à réagir.
« Khaled Drareni n’a jamais été détenteur de la carte de presse professionnelle prévue par l’article 76 de la loi organique 12-05 relative à l’information du 12 janvier 2012 », est-il écrit dans un communiqué publié le 13 août. Le ministère ajoute également que « certains journalistes s’installent comme « correspondants de fait » – non accrédités selon les procédures en vigueur » et que l’affaire « ne relève pas du libre exercice du métier de journaliste ».
C’est aussi le défaut d’accréditation, selon les autorités, qui conduit en prison trois journalistes qui travaillaient pour la chaîne France 24, quelques jours après que la chaîne française ait interviewé le président Abdelmadjid Tebboune. Ils sont libérés moins de 24 heures plus tard. Le 17 août, le ministère de la Communication délivre des accréditations à plusieurs médias étrangers en Algérie. Parmi les journalistes concernés : Sofiane Merrakchi et les journalistes de France 24. Pourtant, le 7 décembre, les journalistes de France 24 étaient toujours en liberté provisoire et aucune date de procès n’avait été programmée.
Dans une interview à France 24 le 22 septembre, Ammar Belhimer, ministre de la Communication déclare considérer que l’affaire Khaled Drareni, dont la peine a été réduite en appel à deux ans de prison, «est un travail illégal de l’exercice de la profession de journaliste» et que le soutien d’organisations étrangères au journaliste algérien est une « ingérence inadmissible ».
Sources « autorisées »
En parallèle de ces différentes poursuites, le ministère de la Communication publie plusieurs communiqués condamnant l’utilisation de sources non-officielles. Le 23 mars, dans un communiqué, les journalistes sont enjoints à ne diffuser les informations relatives à l’épidémie de Covid-19 que si elles émanent du ministère de la Santé et du Comité scientifique.
« Tout ce qui sera diffusé en dehors de ce cadre sera considéré comme un acte alarmiste et une information tendancieuse délibérée attentant aux citoyens et à l’opinion publique, dont l’auteur assumera toute la responsabilité juridique et les poursuites judiciaires lancées à son encontre », annonce le communiqué.
Le 2 avril, trois journalistes du quotidien Sawt El Akhar sont placés sous contrôle judiciaire pour « atteinte à l’unité nationale » et « diffusion des publication portant atteinte à l’intérêt général ». Leur journal avait publié un article dans lequel un député remettait en cause la fiabilité des tests PCR.
Le 11 juillet, le quotidien Liberté est accusé par Amar Belhimer de « jouer aux Prophètes de mauvais augures en sur-dramatisant une situation épidémiologique ».
Sur les questions économiques, le 29 septembre, le ministère a déclaré qu’aucune autre source que les « services compétents des ministères, des Finances, de l’Industrie, du Commerce et au Conseil économique et social », n’est « autorisée ou habilitée » à donner des informations. Le 4 novembre, la justice condamne le site d’information TSA a trois amendes pour avoir publié un arrêté ministériel, considérant qu’il s’agissait d’un « document secret ».
Sites et blogs inaccessibles
Enfin, depuis 2017, l’accès à certains sites internet d’information est bloqué, de façon ponctuelle ou plus longue. En 2019, le site TSA était le principal touché, mais la liste s’est allongée.
Le 15 avril 2020, Ammar Belhimer explique le blocage concernant les sites Maghreb Emergent et Radio M ainsi : «En plus de l’alimentation des sites par des fonds étrangers ce qui est une infraction à la loi, l’éditeur de ces deux sites a proféré de graves insultes contre le chef de l’État. A cet effet, nous appliquerons la loi dans toute sa rigueur. Quant aux journalistes mis sous contrôle judiciaire, je ne peux pas me prononcer puisque leur dossier est au niveau de la justice».
Dans cette affaire, le ministère également déclaré dans un communiqué, que ces fonds étaient un élément « du bras armé culturel et médiatique de diplomaties étrangères qui interviennent dans ces processus appelés de démocratisation dans les pays du Sud ».
Certains sites, dont Twala, ont été bloqués pendant 24 heures, début décembre, sans aucune explication. D’autres, comme Interlignes ou Casbah Tribune, le sont toujours. Les sites tenus par des journalistes ne sont pas les seuls touchés. Depuis le printemps 2020, les techniques utilisées par les autorités pour rendre inaccessibles les sites internet bloquent aussi une série de blogs et sites d’information : parmi eux, le blog d’un militant écologiste, des sites d’information culturelle ou sur les nouvelles technologies. Eux non plus n’ont pas obtenu d’explication.