Djilali Hadjadj: «Le pouvoir protège Khelil et son réseau»

Djilali Hadjadj. Président de la section algérienne de Transparency International

«Le pouvoir protège Khelil et son réseau»

El Watan, 29 mai 2014

Le pouvoir algérien continue de protéger les siens. Pour ce faire il sollicite les autres pays dits «amis», dont les USA, pour aider Chakib Khelil et le vaste clan des Bedjaoui, estime Djilali Hadjadj.

-Les affaires Sonatrach jugées au tribunal d’Alger semblent connaître des lenteurs. Pourquoi, selon vous ?

Il n’y a pas de lenteur. Pis. Le traitement judiciaire de ces affaires en Algérie est pratiquement à l’arrêt. Les raisons sont graves et toutes simples. La justice est inféodée au pouvoir qui est lui-même impliqué dans ces affaires. La corruption, à tous les niveaux des institutions de l’Etat, est un instrument du pouvoir et de pouvoirs. Les scandales de corruption à l’international se multiplient et les révélations viennent de l’étranger. Après les affaires Sonatrach 1 en 2010, Sonatrach 2 en 2013, verra-t-on l’éclatement de Sonatrach 3 en 2014 entre l’Algérie et l’Espagne ? Fort possible.

Les relations commerciales, notamment en matière de gaz entre l’Algérie et l’Espagne, ne seront pas épargnées. Une intermédiaire – une fois n’est pas coutume – serait derrière au moins une partie de cette nouvelle affaire. Cette intermédiaire était une «amie» du roi d’Espagne, une «princesse» allemande de la jet-set, Corinna zu Sayn-Wittgenstein. Retenez ce nom que l’on a retrouvé dans des négociations cachées de gaz entre l’Algérie et l’Espagne. Cette «princesse» «met en contact des chefs d’Etat, des dirigeants politiques et de puissants entrepreneurs, le tout en échange d’émoluments conséquents», c’est-à-dire des commissions et autres pots-de-vin placés notamment en Suisse.

L’année 2006 est celle où les affaires entre la princesse et le roi ont débuté, la presse espagnole d’investigation a démontré le rôle essentiel de la princesse allemande au profit de grandes entreprises espagnoles. En 2007, notre «princesse» faisait partie de la délégation du roi d’Espagne en Algérie. C’est Chakib Khelil, ministre de l’Energie, qui sera désigné officiellement pour accompagner le roi Juan Carlos à Djanet pour une escapade pas uniquement touristique, loin des regards, en présence de notre «princesse» allemande. Il aurait été plus conforme par rapport au protocole que le roi, en pareil cas, se fasse accompagner par le ministre algérien de l’Intérieur ou celui du Tourisme. Ce fut le «début du commencement» du règlement des contentieux algéro-espagnols.

-Cela fait maintenant dix mois qu’un mandat d’arrêt international est lancé contre l’ancien ministre de l’Energie, Chakib Khelil, sans que ce dernier ne soit inquiété. Bénéficie-t-il d’une protection ou est-ce les gouvernements étrangers qui ne coopèrent pas ?

L’actualité internationale de ces derniers mois foisonne de scandales de grande corruption impliquant des multinationales et où les gouvernements des pays riches sont de plus en plus permissifs, quand ils ne sont pas complices de ces pratiques. L’ampleur de ce danger hypothèque le devenir des conventions internationales contre la corruption, comme celle de 1997 de l’Organisation pour la coopération et le développement économiques (OCDE), (organisation des pays riches) pénalisant la corruption de fonctionnaires étrangers dans les transactions commerciales internationales, et aussi celle des Nations unies de 2003.

L’importance de la coopération internationale est essentielle pour contrer la corruption, coopération difficile à mettre en place. L’Algérie a le triste «mérite» d’apparaître comme un pays qui refuse de coopérer et tourne le dos à toute entraide judiciaire. Le pouvoir algérien continue de protéger les siens. Pour ce faire, il sollicite les autres pays dits «amis», dont les USA, pour sauver Chakib Khelil et le vaste clan des Bedjaoui, en usant différentes pressions, dont un chantage économique et commercial et un partenariat sécuritaire.

-Existe-t-il des velléités politiques d’étouffement des affaires de corruption qui impliquent des dignitaires du régime ?

Les affaires de corruption ne sont pas seulement étouffées. Le pouvoir étouffe et corrompt les institutions, dont la mission est de contrer ces affaires, et mène une lutte sans merci contre la société civile et tous ceux qui essayent de dénoncer les scandales.
La corruption sous toutes ces formes, notamment à l’international, est le fonds de commerce du pouvoir, à la fois pour enrichissement personnel, mais aussi pour des raisons de survie. Avec la manne pétrolière, le pouvoir a créé le «parti» de l’argent qui achète tout sur son passage et face à l’argent qui coule à flots à tous les niveaux, il n’y a presque pas de résistance. Et en même temps, l’argent a pris le pouvoir et la corruption en est le principal pourvoyeur. Les personnes sans scrupules se voient récompensées, tandis que les personnes honnêtes sont persécutées et marginalisées. La légitimité de l’Etat en est gravement affectée. Par ailleurs, les ressources seront attribuées à des secteurs improductifs, comme la police, les forces armées ou d’autres organes de répression sociale, dans la mesure où ces «élites» au pouvoir cherchent à se protéger.

-En Italie, la justice, qui a déjà lancé un mandat d’arrêt contre Farid Bedjaoui, connaît-elle des avancées ?

L’exécution de ce mandat n’est pas simple, le juge italien Di Pasquale est bien le seul à vouloir l’arrestation de Farid Bedjaoui et donc son extradition vers l’Italie. C’est un «colis encombrant», bien plus que ne l’était Abdelmoumen Khalifa, qui menace très sérieusement le pouvoir algérien. Les Etats-Unis, l’Italie et la Suisse sont très actifs dans l’affaire de corruption entre Sonatrach et le groupe italien ENI-Saipem – scandale qui n’a pas encore tout révélé – mais pas pour les mêmes raisons.

Ces pays, les Etats-Unis plus particulièrement, ont entre les mains un redoutable moyen de pression sur le pouvoir algérien. Cotée à Wall Street, la société italienne ENI fait l’objet d’une enquête du «Department of Justice american», les soupçons de corruption qui pèsent sur Sonatrach et ENI sont visiblement confirmés. La «securities & exchange commission» (SEC), le gendarme de la Bourse américaine, pourrait infliger à l’ENI (et sa filiale Saipem) une amende d’un montant maximum de 1,75 milliard de dollars. Aussi paradoxale que cela puisse paraître, la corruption entre Sonatrach et ENI-Saipem va plutôt profiter au Trésor américain, alors que cette amende devrait revenir à l’Etat algérien.

La justice suisse collabore pleinement avec ses homologues américaine et italienne dans cette affaire. Une collaboration qui a abouti à l’identification de nouveaux mouvements financiers suspects, dont le transfert d’autres pots-de-vin à partir des comptes de Farid Bedjaoui dans des banques helvétiques vers des comptes d’un de ses proches qui a occupé différentes fonctions officielles ces dernières années. Les juges de Milan en charge de ce dossier sont déterminés à poursuivre leurs enquêtes qui les ont menés jusqu’au Liban, une des places fortes du clan Bedjaoui. Par ailleurs, il faut relever l’arrestation en Italie, il y a quelques jours, de l’ancien ministre italien, Antonio Claudio Scajola, qui était en charge de l’Energie (de 2008 à 2010) et qui avait travaillé avec Chakib Khelil.

-La presse fait état, ces derniers jours, des biens immobiliers que des dirigeants algériens possèdent en France. Pensez-vous que ces biens seraient mal acquis ?

Que ne ferait pas l’Europe qui se dit en crise pour équilibrer sa trésorerie et relancer son économie ? La mise en vente de la nationalité pour les étrangers non résidents bat son plein au sein des pays membres de l’Union européenne, c’est à qui mieux mieux, et on ne recule devant rien pour attirer l’argent des «nouveaux» riches des pays du Sud. Qu’importe la moralité des demandeurs et l’origine de leurs fonds. C’est là un nouvel instrument de captation de fonds extérieurs. Toutes les formules y passent : «Permis de résidence pour activité d’investissement», visas d’entrepreneur et d’investisseur, prétendants audit «visa gold».

Où figurent les «riches» algériens dans cette ruée vers l’achat de nationalités européennes ? Une chose est sûre, ils sont de plus en plus nombreux, depuis au moins une dizaine d’années, à acquérir au prix fort une nationalité d’un pays européen, blanchissant très souvent l’argent mal acquis et qui ont eu toutes les facilités internes à faire fuir des capitaux à l’origine douteuse. Hypocrisie des Européens qui ferment les yeux sur l’origine de ces fonds, car après tout, ils récupèrent d’une main les pots-de-vin qu’ils ont versés de l’autre main. Ce que l’on appelle communément l’affaire des biens mal acquis (BMA) et qui impliquerait des dirigeants algériens, en fonction ou qui ne le sont plus, illustre l’importance de la notion de la déclaration de patrimoine des «agents publics». Terrible moyen de pression sur le pouvoir algérien : les inventaires de ces BMA sont tenus à jour par une série d’administrations et d’officines des pays d’accueil.

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