Sahara occidental: le «dégel» du conflit par la force à El Guerguerat

Raouf Farrah, Twala, 17 novembre 2020

Autant le Front Polisario que le Maroc envisagent ce recours à la force militaire moins comme le début d’une guerre classique qu’un acte pour faire bouger les lignes, une stratégie pour briser le “statu quo”. Décryptage.

Peu d’observateurs s’attendaient à un tel tournant. Vendredi 13 novembre, le Maroc lance une opération militaire dans la région d’El-Guerguerat au Sahara occidental pour « mettre un terme à la situation de blocage et restaurer la libre circulation» à l’extrême sud de cet immense territoire désertique.

Depuis le retrait de l’Espagne en 1976, le Maroc occupe environ 80% du Sahara occidental que Rabat appelle « provinces du Sud » alors que le Front Polisario contrôle les territoires à l’est du « mur des sables » de 2 700 kilomètres qui sépare les deux parties depuis les années 80.

En 1991, le Maroc et le Front Polisario signent un cessez-le-feu qui a mené à la création de la Mission des Nations Unies pour l’organisation du référendum au Sahara Occidental (MINURSO) (résolution 690) dont le mandat principal prévoit une période transitoire pour la préparation d’un référendum par lequel le peuple sahraoui choisirait entre l’indépendance et l’intégration au Maroc.

Le « mur des sables » qui sépare le Sahara occidental les territoires contrôlés par Rabat à l’ouest et le Front Polisario à l’est se termine dans la zone tampon d’El-Guerguerat. Cinq points de sortie sont réservés aux Casques bleus de la MINURSO le long du mur afin de réaliser des missions circonscrites. Ils se situent dans les zones d’Aousserd, d’El Farsia, Guelta-Zemour, Oum-Dreygua et Smara. Encadré par la suite par l’Accord militaire n°1 de 1997-1998, l’Accord de cessez-le-feu ne prévoit pas de point de passage dans la zone-tampon d’El-Guerguerat.

Depuis les années 2000, Rabat utilise El-Guerguerat comme porte de sortie vers la Mauritanie. À cinq kilomètres de la frontière mauritanienne, les autorités marocaines ont érigé un « poste douanier » et une route asphaltée par laquelle transitent en moyenne 100 à 150 camions par jour.

Le Front Polisario considère la présence du Maroc à cette brèche comme étant « illégale », car elle est une zone tampon. « Le contrôle du poste d’El-Guerguerat est illégitime. Quand ils (le Maroc) ont essayé d’asphalter la voie en 2001, nous nous étions fermement opposés. À l’époque, même les Nations Unies avaient contesté vivement un tel acte. Aujourd’hui, les Sahraouis disent “stop” au contrôle “de facto” que le Maroc impose. On ne peut continuer à nous humilier ainsi », nous répond au téléphone Billel, journaliste à Lâayoune.

Le Maroc estime sa présence légitime dès lors qu’il s’agit de faire circuler des flux marchands et civils vers la Mauritanie, et non pas d’une incursion militaire dans la zone tampon. Depuis une décennie, El-Guerguerat fait l’objet d’une attention particulière au vu du nombre d’incidents répertoriés dans la région.

Pour Rabat, El-Guerguerat est un lieu stratégique à la fois sur le plan politique et économique. Le royaume chérifien achemine annuellement par cette voie des milliers de tonnes de marchandises vers la ville de Nouadhibou en Mauritanie et toute l’Afrique de l’Ouest. Le contrôle de ce point d’accès lui permet également d’enclaver la partie du Sahara occidental sous le contrôle du Front Polisario.

De manifestations pacifiques à la fin du cessez-le-feu

Le mois d’octobre est souvent une période de tension entre le Maroc et le Sahara occidental. Le 21 octobre 2020, plusieurs dizaines de militants sahraouis se rendent à El-Guerguerat et bloquent pacifiquement la route vers la Mauritanie en posant des pneus et des pierres, sans attaquer les dizaines de camionneurs stationnés à quelques kilomètres de la frontière.

La présence des femmes y est importante et joue un rôle essentiel dans le maintien du caractère pacifique de la manifestation. « Nous avons planté des tentes et nous nous sommes relayés de manière organisée ». C’est un “acte de désobéissance civile pacifique” selon Lamine, un jeune membre de la société civile. Si les manifestants contestent principalement l’occupation “illégale” de la brèche d’El-Guerguerat, ils se font aussi porte-voix d’un discours acerbe contre l’immobilisme des Nations Unies, le silence sur la situation des droits humains ou l’exploitation “illégale” des ressources halieutiques et minières du Sahara occidental.

À Rabat, ces événements sont décrits sous un autre son de cloche. Le communiqué des Affaires étrangères marocaines du 13 novembre énonce que “le Polisario et ses milices se sont introduits dans la zone depuis le 21 octobre et ont mené des actes de banditisme, bloqué la circulation et harcelé continuellement les observateurs militaires de la MINURSO”.

Bien que le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, et la France, principal soutien du Maroc, ont exprimé séparément leur inquiétude face à l’escalade de tensions, leur réaction “tiède” a été lue par Rabat comme une approbation tacite pour agir.

Le 13 novembre, les Forces armées royales (FAR) interviennent pour débloquer la situation. Des coups de feu sont tirés en l’air par les FAR mais personne n’a été blessé au cours de l’opération. Selon le communiqué du FAR, “cette opération se déroule selon des règles d’engagement claires [l’accord militaire n°1 qui régit les mouvements militaires au Sahara], prescrivant d’éviter tout contact avec des personnes civiles et de ne recourir à l’usage des armes qu’en cas de légitime défense”.

L’armée marocaine installe des hommes dans la zone et les manifestants sahraouis désertent les lieux, brûlant avant de partir les tentes érigées sur place. Au lendemain de l’intervention, le trafic aurait repris à El-Guerguerat mais les attaques du Front Polisario se poursuivent avec une certaine intensité. La MINURSO n’a pas réagi face à l’incursion marocaine, et selon des sources sahraouies, les éléments déployés dans la zone d’El-Guerguerat ont été regroupés aux îles Canaries.

Briser le cessez-le-feu pour provoquer un déclic

L’opération militaire du Maroc fait officiellement sauter en éclat le cessez-le-feu. Dès dimanche, le président de la RASD Ibrahim Ghali annonce sa fin tandis que Mohamed Salem Ould Salek, chef de la diplomatie sahraouie déclare que l’Accord “appartient au passé”, tout en appelant l’ONU et l’Union africaine à imposer au Maroc le “respect scrupuleux de ses propres frontières et celles de ses voisins”.

Mais en réalité, le cessez-le-feu était déjà non opératoire au vu des violations – incursions militaires et attaques – commises par les deux belligérants. Au moins 61 violations ont été comptabilisées dans le rapport annuel du secrétaire général des Nations Unies sur la situation au Sahara occidental, surtout dans les zones d’El-Guerguerat, Mahbès, et entre Birlahlou, Tifariti et Mehaires.

Le sentiment d’exacerbation des Sahraouis vis-à-vis du traitement du conflit et la situation de “gel” au niveau des Nations Unies ont nourri l’escalade de tensions. Autant le Front Polisario que le Maroc envisagent le recours à la force militaire moins comme le début d’une guerre classique qu’un acte de force pour faire bouger les lignes et briser le “statu quo”.

Du côté du Polisario, les frustrations se frottent à des déceptions sans fin au point où Ibrahim Ghali, président de la République arabe sahraouie démocratique (RASD), a appelé en juillet dernier les jeunes sahraouis à la “nécessité de se préparer à une nouvelle étape”, faute de solutions pacifiques. Il a dénoncé l’immobilisme des Nations Unies en affirmant “qu’ils ont failli à leur mission et que leurs chefs partent et n’apportent rien”.

Autre élément moins connu. Dans le rapport du 3 octobre du secrétaire général de l’ONU sur la situation dans le Sahara occidental, celui-ci a réaffirmé le refus de la MINURSO de se réunir avec les membres du Polisario à l’Est du Mur de sable pour discuter des développements au Sahara occidental, comme cela s’est fait par le passé. Ce rejet a été très mal reçu côté Polisario.

Sur le plan politique, la MINURSO est fortement discréditée depuis la démission de l’ancien émissaire Horst Köhler il y a plus d’an et demi. Depuis, l’ONU n’a toujours pas réussi à désigner un nouvel envoyé personnel du Secrétaire général pour le Sahara occidental. Des gouvernements africains et des organisations non gouvernementales appellent régulièrement à une nomination immédiate d’un nouvel envoyé pour relancer le processus de paix.

Du référendum d’autodétermination à la “solution politique réaliste”

La fin du cessez-le-feu actuel est imputable à l’incapacité de l’ONU et au Conseil de sécurité d’engager un rapprochement sérieux entre les deux belligérants. Plus de quatre décennies après le départ des Espagnols, les Nations Unies se retrouvent discréditées et pris avec un dossier embarrassant et épineux.

Aucune composante sur les droits humains n’a été ajoutée au mandat de la MINURSO qui a été renouvelé lors du mois d’octobre. “Depuis 1991, rien ne se passe. A-t-on avancé d’un iota sur l’organisation du référendum? La volonté du peuple sahraoui de disposer de lui-même est immense et nos droits les plus élémentaires sont bafoués dans le silence le plus assourdissant”, nous dit Mohammed, membre d’une association clandestine de jeunes militants de Lâayoune.

L’ONU n’évoque même plus de manière directe et volontaire l’organisation imminente du référendum d’autodétermination, elle mise davantage sur la construction d’une “solution politique réaliste, pragmatique et durable à la question du Sahara occidental qui repose sur le compromis” (RES/2548/(2020).

Le glissement sémantique de “référendum” à “compromis” est une conséquence immédiate de la pression exercée par le soft power marocain sur les résolutions onusiennes. Depuis l’arrivée au pouvoir du Roi Mohammed VI, Rabat a fait de la reconnaissance de la « marocanité » du Sahara occidental un pilier de sa politique étrangère. Pour y arriver, le royaume mène une bataille diplomatique tous azimuts : installation de plus de 15 consulats à Lâayoune dont le dernier est celui des Émirats Arabes Unis ; bataille juridique à l’international pour la reconnaissance de l’exploitation des ressources issues des eaux territoriales sahraouies ; promotion d’investissements dans les “provinces du Sud”…etc.

Les alliés traditionnels du Maroc, la France et les États-Unis, promeuvent la solution marocaine du plan d’autonomie marocaine (2007) comme étant une base incontestable et maximale pour la résolution du conflit, rompant ainsi avec l’objectif politique premier de la MINURSO : le référendum d’autodétermination. En marge de sa visite au Maroc le 9 novembre, Jean-Yves Le Drian, ministre français des Affaires étrangères, a déclaré que “la position de la France est constante: nous considérons le Plan d’Autonomie marocain comme une base sérieuse et crédible pour une solution négociée”.

Une situation intenable

Quelle que soit l’issue de la fin du cessez-le-feu, la situation générale au Sahara occidental, autant à l’est qu’à l’ouest du mur de sable, ne peut rester ainsi tant les exigences de dignité, de liberté et de justice des Sahraouis sont fortes. Des centaines de jeunes croupissent dans les prisons de Lâayoune et Dakhla à cause de leur opinion politique, et la voie de l’affrontement armé devient un choix par défaut pour beaucoup parmi eux.

Le règlement de ce conflit vieux de 45 ans appartient à l’ONU, estiment de nombreux observateurs. Elle doit rapidement désigner un nouvel envoyé spécial pour reprendre les discussions sur des bases saines et construire une solution médiane acceptable par le Maroc et le Polisario. En 2003, le Plan Baker II, qui prévoyait un référendum d’autodétermination après une période transitoire d’autonomie d’une durée de cinq ans aurait pu être une solution viable. Si dix-sept ans plus tard, le contexte a changé, le bellicisme des deux protagonistes pousse sur le lit du vide politique régnant.