Louisa Dris-Aït Hamadouche*: «Le changement politique est conditionné par l’émergence d’acteurs politiques habités par l’esprit du hirak»
Iddir Nadir, El Watan, 26 octobre 2020
Dans cet entretien accordé à El Watan, la politologue Louisa Dris-Aït Hamadouche revient sur la gestion par les autorités de la crise sanitaire. «Gérer une crise sanitaire comme une crise sécuritaire ne répond à aucune logique. La sécuritisation d’un problème comme une pandémie qui en plus frappe les catégories sociales les plus faibles (…) est moralement inadmissible et politiquement contre-productif», tranche-t-elle. Evoquant les clivages idéologiques apparus ces derniers mois, elle souligne : «Les différences idéologiques sont une réalité naturelle dans toute société. C’est l’unanimisme qui, au contraire, n’est pas naturel.» Pour elle, le retour des manifestations n’est pas la «condition sine qua non» au changement espéré par les Algériens. «La fin du statu quo politique c’est moins la chute du régime que l’émergence d’une alternative. C’est ce à quoi devrait tendre le hirak», soutient-elle, appelant de ses vœux à l’émergence d’une classe politique «habitée par l’esprit du hirak».
– Le mouvement populaire s’est arrêté avec l’apparition de la crise sanitaire en mars dernier. Des tentatives de reprise des manifestations de rue ont été réprimées. Quelle lecture faites-vous de cette période particulière marquée par une crise sanitaire sans précédent et un tour de vis sécuritaire assumé par les autorités ?
En règle générale, une crise sanitaire est une situation d’extrême sensibilité dont les manifestations essentielles sont la solidarité, le renforcement des liens sociaux, la recherche commune de solutions à court, moyen et long termes, la mobilisation de toutes les bonnes volontés et également le renforcement de la cohésion autour des gouvernants qui représentent l’autorité devant garantir la santé des citoyens.
Gérer une crise sanitaire comme une crise sécuritaire ne répond à aucune logique. La sécuritisation d’un problème comme une pandémie, qui en plus frappe les catégories sociales les plus faibles (personnes âgées, malades chroniques…), est moralement inadmissible et politiquement contre-productif.
– Durant cette même période, les clivages idéologiques, mis sous le boisseau pendant le hirak, ont ressurgi. Pourquoi toutes ces réactions entre les différents antagonistes ont-elles pris forme à ce moment précis ?
Les différences idéologiques sont une réalité naturelle dans toute société. C’est l’unanimisme qui, au contraire, n’est pas naturel et ne peut être obtenu que dans un système totalitaire.
Quant à la recrudescence de ces débats, elle s’explique tout naturellement par l’arrêt des marches qui représentaient un espace de communion entre les différents courants qui traversent le soulèvement populaire. Ces débats auraient pu constituer un risque de division et de fractionnement, mais cela ne semble pas être le cas.
Ces clivages ne se sont pas transformés en bipolarisation. Cela confirme que le hirak est un mouvement de contestation porté par une génération politique qui a la mémoire du passé. De façon organisée ou pas, il y a bel et bien eu transmission des leçons d’un passé de militantisme. C’est l’un des grands acquis du hirak.
Les réseaux sociaux ont accentué ces rivalités…
Par définition, les réseaux sociaux accentuent tous les phénomènes. L’absence de filtre, la rapidité, la multiplicité infinie de la diffusion peuvent transformer n’importe quel fait divers en événement national.
Cette perception d’accentuation vient surtout de l’absence de tout autre espace d’expression et de débats. Des espaces dans lesquels les débats sont organisés et structurés de façon à soulever les bonnes questions et à pousser l’opinion publique à réfléchir par elle-même.
– Le débat sur le projet de révision de la Constitution n’a pas eu lieu. Le régime a fait appel à la même clientèle (partis, associations, zaouïas, etc.) pour en faire la promotion. Est-il à court de clientèle, comme le pensent certains ?
Le recours à quasiment la même clientèle est effectivement problématique, quand on veut convaincre l’opinion publique que le projet proposé est nouveau.
Ces acteurs sont discrédités et leur base sociale s’est considérablement amenuisée. C’est la raison pour laquelle les autorités mobilisent des visages qui ont fait partie de ce que la Constitution a nommé le «hirak assil» (le hirak originel). Il s’agit de capter des personnes qui ont joué un rôle de contestation dans la phase précédant l’élection présidentielle et qui s’en sont retirés par la suite.
Par opportunisme ? Par désillusion ? Par chantage ? L’avenir nous le dira peut-être, mais ce qui est certain, c’est que quand ils ont changé de posture, ils ont perdu le crédit qu’ils avaient au sein du soulèvement populaire et si les promesses qu’ils défendent ne sont pas tenues, ils rejoindront la liste des clients désillusionnés.
– D’aucuns préconisent le retour du hirak pour engager le vrai changement. Quelles seraient les pistes à explorer pour sortir de la crise multidimensionnelle aiguë que traverse le pays ?
Le retour des manifestations n’est pas la condition sine qua non au changement politique. Les manifestations ont bien duré 13 mois sans pour autant déboucher sur un changement réel de système politique. Ce changement est davantage conditionné par l’émergence d’acteurs politiques organisés, ancrés dans la société et habités par l’esprit du hirak.
Des acteurs capables de formuler des propositions qui soient autant d’alternatives à ce qui existe. La fin du statu quo politique c’est moins la chute du régime que l’émergence d’une alternative. C’est ce à quoi devrait tendre le hirak.
* Enseignante à l’université de sciences politiques d’Alger