Mohammed Salah Boukechour . Historien de l’économie : «Ce n’est pas la Constitution qui nous apporte une économie florissante»
Samira Imadalou, El Watan, 26 octobre 2020
-Commençons par un peu d’histoire… quelle place pour l’économie dans la Constitution depuis l’indépendance ?
Afin de mieux comprendre la problématique, il faut aller plus loin, à savoir la période coloniale. Sur le plan économique, on peut résumer le fait colonial par la pénétration du système capitaliste en Algérie en créant une sorte d’îlot capitaliste dans les mains des colons européens. Sur le plan institutionnel, la colonie fut régie par le code de l’indigénat.
Ce dernier interdit aux Algériens, qu’il considère comme «indigènes», toute activité politique dans la colonie et c’est dans la métropole que les Algériens commencent leur lutte politique avec la création du premier parti politique, en l’occurrence l’Etoile Nord-Africaine en 1926. A notre avis, on peut considérer la déclaration de l’ENA à Bruxelles, en 1927, comme une idée embryonnaire d’une Constitution. Le texte, qui dresse le bilan d’un siècle de «l’impérialisme français en Algérie» réclame l’indépendance du pays et propose un tableau sur les traits du futur Etat algérien.
Le texte de la déclaration du 1er Novembre 1954 prône : «La restauration de l’Etat algérien souverain, démocratique et social dans le cadre des principes islamiques.» Cependant, durant la période coloniale, seul le texte de la Charte de Tripoli de juin 1962, présentée par le CNRA, a abordé les questions économiques dans un chapitre titré : Edification d’une économie nationale. Dans cette charte, on trouve en détail la stratégie économique du futur Etat indépendant. Après avoir dressé un aperçu de la situation économique et sociale de l’Algérie coloniale, les rédacteurs du texte abordèrent ensuite le programme économique qui était alors dominé par le secteur agraire.
La réforme de ce dernier fut placée en priorité ; ensuite, il était question de la nationalisation des richesses naturelles et de l’énergie ; et enfin, il était prévu d’amorcer une industrialisation massive dans le pays. Le choix du modèle est nuancé dans la charte : «Dans les pays nouvellement indépendants, le recours aux méthodes du libéralisme classique ne peut permettre une transformation réelle de la société.» On constate, à la lecture du texte, que le libéralisme est exclu comme modèle économique dans l’avenir du pays.
Au lendemain de l’indépendance du pays, la première Constitution fut votée le 8 septembre 1963 ; le fait marquant du texte est la reprise intégrale du programme du CNRA : «Fidèle au programme de Tripoli et conformément aux principes du socialisme». Dans cette Constitution, le mot économie n’est cité qu’une seule fois. La Constitution de 1976 confirme le socialisme comme doctrine : «L’adoption de la Charte nationale par le peuple lors du référendum du 27 juin 1976 a donné à la Révolution algérienne une occasion nouvelle de définir sa doctrine et de formuler sa stratégie à la lumière de l’option irréversible pour le socialisme.» Cette deuxième charte réaffirme également le monopole de l’Etat sur les moyens de production : terres agricoles, sous-sol, entreprises, banques et les infrastructures du transport (chemins de fer et routes).
La véritable rupture arrive dans la Constitution de 1989 : le pays a connu une transformation profonde du fondement juridique et idéologique, la doctrine socialiste est abandonnée en faveur d’une économie libérale. Depuis cette date, les différentes Constitutions qui ont été adoptées n’ont pas changé de doctrine, l’économie du pays fonctionne selon les modalités d’une économie de marché avec des spécificités locales.
-Quelles sont les principales orientations qui ont caractérisé ce volet dans les différents textes ?
Comme nous l’avons souligné auparavant, même si le pays a changé plusieurs fois de constitutions depuis son indépendance, sur le plan économique, on considère qu’il y a eu deux principales caractéristiques : le socialisme, d’abord pour les Constitutions de 1963 et 1976 et l’économie libérale pour le reste des Constitutions depuis 1989.
Le choix du socialisme par l’élite politique algérienne trouve ses sources dans les idées de la lutte d’indépendance.
L’ensemble des textes, dès 1927 avec la déclaration de l’Etoile nord-africaine et jusqu’à 1962 avec le programme du CNRA, critiquent l’impérialisme français et les capitalistes européens qui monopolisent l’économie du pays et qui sont responsables de l’exploitation de la population algérienne. Après l’indépendance, l’élite politique craignait toute sorte de domination dans l’Algérie nouvelle et opte pour la récupération de l’ensemble des secteurs de l’économie, en particulier les grandes propriétés agricoles. Cette expérience a duré presque trois décennies et le 5 octobre 1988, le pays connaît des troubles pour la première fois depuis son indépendance.
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Une nouvelle Constitution fut votée en 1989 et «l’irréversibilité» de l’option socialiste fut abrogée et remplacée par un système économique libéral. Le monopole de l’Etat sur le secteur économique est aboli lui aussi : désormais, le secteur privé est autorisé à investir dans l’ensemble des secteurs : agriculture, l’industrie et les services. Sur le plan économique, les fondements de cette Constitution n’ont plus changé et toutes les modifications intervenues dans les nouvelles Constitutions, jusqu’à nos jours, sont d’ordre politique.
-Le droit d’entreprendre est consacré mais les opérateurs économiques se plaignent de nombreuses contraintes. Pourquoi, à votre avis ?
Le mal de la bureaucratie en Algérie est profond. Nous avons hérité, en 1962, d’une administration coloniale fondée sur le code de l’indigénat et les traditions centralisatrices françaises. Les pratiques de cette administration se sont perpétuées au lendemain de l’indépendance et il a fallu beaucoup de temps pour surpasser ce problème. De nos jours, la volonté de l’Etat pour créer un climat favorable pour les investisseurs existe.
La législation est de plus en plus souple, le financement des projets existe par l’intermédiaire des organes comme l’ANDI et l’Angem et pour les investissements à intérêt économique. L’Etat, par l’intermédiaire du Trésor, prend à sa charge jusqu’à 2% du taux d’intérêt des crédits bonifiés. L’Etat facilite également l’accès aux crédits pour tout investisseur.
Au sujet des obstacles, on constate qu’ils ne sont pas les mêmes pour l’ensemble des opérateurs dans la mesure où il y a plusieurs catégories d’investisseurs :
1- Pour les opérateurs ayant une expérience, des réseaux et des fonds propres, le temps de la création d’une entreprise est très court, il peut aller de 3 à 15 jours, le seul obstacle pour cette catégorie d’entrepreneurs reste l’obtention d’autorisation pour certaines activités sensibles. Dans ce cas, pour l’acquisition de ce document, l’investisseur peut attendre parfois des mois, voire une année ou plus.
2- La deuxième catégorie, à savoir les opérateurs expérimentés mais n’ayant pas de capital nécessaire pour réaliser l’investissement. Donc, il fallait solliciter un crédit. Pour les établissements publics, l’opération nécessite un temps long qui dépasse une année. Cependant, la durée se rétrécit au niveau des banques à capitaux privés, elle se situe, dans le cas où le dossier est bien ficelé, entre 3 et 4 mois. A noter que certains investisseurs abandonnent le projet faute d’avoir le crédit à temps.
3- La catégorie qui se plaint réellement de la bureaucratie est celle d’investisseurs précoces, souvent jeunes, sans connaissances et sans formation. Ces jeunes opérateurs optent généralement pour le statut de personne physique. Comme ils ne sont pas formés, ils dépensent du temps et de l’énergie dans les premières démarches. Ils connaissent mal les procédures et la culture de l’administration. Même s’ils portent une part de responsabilité, ces jeunes entrepreneurs accusent l’administration et font porter toute la responsabilité aux représentants de l’administration. Ceci n’exclut pas l’existence de lourdeurs administratives au niveau de certaines administrations. Par peur ou par fausse interprétation des textes, un simple agent peut bloquer un dossier au niveau de son bureau.
-Qu’attendre de la nouvelle mouture qui fera l’objet d’un référendum le 1er novembre ?
Sur la Constitution et l’économie, le débat reste ouvert parmi les spécialistes. L’économie relève-t-elle du discours politique ou bien de la Constitution ? La Constitution peut-elle freiner l’économie ou au contraire favoriser son épanouissement ? Tout ce qu’on souhaite de cette nouvelle Constitution, qui reste tout de même sur le fond semblable aux précédentes, c’est qu’elle favorise la liberté d’entreprendre en faveur des acteurs économiques et que les corps intermédiaires entre l’Etat et l’individu deviennent plus flexibles.
Ce n’est pas la Constitution qui nous apporte une économie florissante, mais l’interprétation des agents de l’Etat qui favorise où défavorise le secteur économique.