Pierre Mansat, président de l’Association Maurice-Audin: “Des sphères du pouvoir en France bloquent l’accès aux archives”
Liberté, 17 octobre 2020
L’Association Maurice-Audin vient de déposer avec des historiens et des archivistes un recours au Conseil d’État français pour lever les interdictions administratives d’accès à des fonds documentaires couvrant la période 1940-1970. Ils soupçonnent des cercles politiques et dans l’armée de vouloir encore dissimuler les violences coloniales de la France, pendant la Guerre d’indépendance.
Liberté : Peut-on considérer la censure des crimes coloniaux en Algérie comme la raison principale qui entrave la liberté d’accès aux archives ?
Pierre Mansat : Toute la période de la décolonisation entre 1940 et 1970 est concernée par les difficultés d’accès aux archives. La Guerre algérienne d’indépendance, évidemment, est au cœur du sujet. C’est en Algérie que la violence de la répression coloniale a pris ses formes les plus extrêmes avec des millions de morts.
Qui souhaite encore verrouiller l’accès aux archives de la Guerre d’Algérie, 58 ans après la fin de cette dernière ?
Il y a quelque chose d’incompréhensible en effet car la législation est claire. La loi de 2008 sur l’accès aux archives et qui a été indexée au code du patrimoine stipule que les documents peuvent être consultés 50 ans après leur émission. Il faut ajouter à cela les déclarations des présidents successifs, notamment celle d’Emmanuel Macron.
Le chef de l’État s’est engagé en 2018, lorsqu’il a reconnu la responsabilité de la France dans la disparition et l’assassinat de Maurice Audin, à ouvrir les archives de la Guerre d’Algérie. Or, nous constatons aujourd’hui un retour en arrière invraisemblable. Je dis invraisemblable car des archives, qui ont été consultées par des historiens et publiées dans des études, sont de nouveau inaccessibles.
Tout cela nous amène à penser qu’il y a dans l’administration française, dans les sphères du pouvoir politique et dans l’armée, des personnes qui bloquent l’accès aux archives sur la Guerre d’Algérie et qui refusent que les historiens fassent leur travail et mettent en évidence les crimes coloniaux et la responsabilité de la France dans ce qui s’est passé.
L’administration et l’armée sont pourtant placées sous l’autorité du président de la République…
Ce qui rend la situation encore plus incompréhensible. Trois ans après la loi de 2008, une circulaire interministérielle avait déjà dressé les premiers obstacles, en rendant très difficile l’accès aux archives portant la mention secret défense. En janvier 2020, le secrétariat général de la Défense et de la Sécurité nationale, un organisme qui dépend du Premier ministre, a enfoncé le clou. Il s’est servi de la circulaire de 2011 pour demander aux archivistes de contrôler scrupuleusement l’accès aux documents classifiés.
Depuis, les historiens et les chercheurs n’ont quasiment plus la possibilité de faire le travail. Cette situation est extrêmement grave car l’accès aux archives de la nation est un droit consacré depuis la Révolution française. Il est inscrit dans la déclaration des droits de l’Homme et des citoyens. D’un point de vue démocratique, ce qui se passe est inadmissible. Des administrations imposent leurs choix en violation totale de la loi.
On aurait pu penser que la politique de l’omerta allait disparaître avec le renouvellement du personnel politique en France. Manifestement, ce n’est pas le cas, surtout en ce qui concerne la Guerre d’Algérie.
Tout à fait. La reconnaissance par le président Macron en 2018 de l’existence d’un système de torture utilisé pour terroriser les nationalistes algériens pendant la Guerre d’indépendance laissait penser que cette évolution dans le discours politique avait été acceptée par toutes les composantes de l’armée et de la défense nationale. Or, force est de constater que nous avons été très optimistes.
Des parties dans l’État refusent qu’un regard et une analyse objective soient posés sur l’histoire de la Guerre d’Algérie. Elles refusent aussi que des historiens et des chercheurs s’approprient des éléments de connaissance et qu’elles les mettent à la disposition de la réflexion publique. Ces sphères se sentent dépositaires d’une mémoire politique et militaire et ne souhaitent pas que des actes extrêmement graves, tels que les exécutions extra-judiciaires, les tortures, les disparitions soient divulgués.
Les archives que l’on souhaite occulter couvrent aussi des faits plus récents que des parties au pouvoir voudraient garder secrets. Je pense notamment au meurtre de Thomas Sankara, l’ancien président du Burkina Faso et de l’opposant marocain, Mehdi Ben Barka.
Les restrictions d’accès aux archives ne risquent-elles pas de rendre démagogique le discours d’Emmanuel Macron sur le travail et la réconciliation des mémoires, entre l’Algérie et la France ?
Absolument. Nous mettons d’ailleurs en avant dans notre requête au Conseil d’État le paradoxe entre le discours du président de la République sur l’ouverture des archives et l’écriture de l’histoire coloniale et la réalité des restrictions mises en œuvre à la fois par ses ministres et par l’administration.
Récemment, au cours de son discours sur le séparatisme, le chef de l’État a révélé avoir été saisi par des historiens sur la problématique des archives et qu’il a demandé des clarifications au gouvernement. Nous allons voir dans les semaines qui viennent si véritablement, il y a une prise en compte de cette interpellation.
Êtes-vous optimiste quant au recours que vous avez introduit au Conseil d’État ?
Le président du Conseil d’État peut accélérer l’étude de la requête s’il prend la mesure de la gravité de la situation. Les choses nous semblent claires. Un texte réglementaire produit par une administration, comme c’est le cas pour la circulaire de 2011, ne peut pas se substituer à la loi, en l’occurrence celle de 2008 qui codifie l’accès aux archives.
Partant de là, nous sommes effectivement optimistes quant à la décision qui sera rendue par le Conseil d’État. Il s’agira après de veiller à ce qu’elle soit appliquée. C’est pour cela que nous restons très mobilisés. Nous avons lancé un appel public très large, et nous avons initié une pétition qui a recueilli 15 000 signatures.
Les entraves dans l’accès aux archives bloquent notamment les recherches dans l’affaire Maurice Audin. Où en est le dossier aujourd’hui ?
Il n’y a strictement rien de nouveau aujourd’hui. Nous sommes même un peu interrogatifs concernant cette affaire. Un an après l’engagement pris par le président Macron de faire toute la lumière sur la disparition de Maurice Audin, le Premier ministre avait signé un arrêté qui autorisait, à titre dérogatoire, la consultation des archives afférentes au dossier.
Or, certaines références citées précédemment par le chef de l’État n’apparaissent pas dans l’arrêté. Cette affaire montre très bien qu’il reste difficile d’accéder aux archives en dépit d’engagements pris en haut lieu. Par ailleurs, il faut savoir que beaucoup d’archives sont inaccessibles car elles sont dans le domaine privé. La veuve du général Massu, par exemple, garde des documents appartenant à son mari qu’elle ne veut pas verser dans le domaine public.
Entretien réalisé à Paris par : S. L.-KHELIL