Il y a 59 ans les massacres du 17 Octobre 1961 à Paris : «La Seine témoigne de ce fleuve de sang»
Mustapha Benfodil, El Watan, 17 octobre 2020
Il y a 59 ans jour pour jour, des centaines d’Algériens, qui manifestaient pacifiquement en bravant le couvre-feu imposé par le préfet de police Maurice Papon, étaient jetés dans la Seine, dans l’abîme d’une sanglante nuit parisienne, dont le souvenir demeure toujours vif et douloureux.
Peuple français, tu as tout vu/ Oui, tout vu de tes propres yeux/ Tu as vu notre sang couler/ Tu as vu la police/ Assommer les manifestants/ Et les jeter dans la Seine/ La Seine rougissante/ N’a pas cessé les jours suivants/ De vomir à la face/ Du peuple de la Commune/ Ces corps martyrisés/ Qui rappelaient aux Parisiens/ Leurs propres révolutions/ Leur propre résistance/ Peuple français, tu as tout vu/ Oui, tout vu de tes propres yeux/ Et maintenant vas-tu parler ?
Et maintenant vas-tu te taire ?» Ce poème, Kateb Yacine l’a écrit en mémoire des Algériens jetés dans la Seine, dans l’abîme d’une sanglante nuit parisienne un certain 17 Octobre 1961.
Aujourd’hui, nous commémorons le 59e anniversaire de ces massacres au souvenir toujours vif et douloureux. Dans un document transmis à notre rédaction, le moudjahid Mohamed Ghafir dit Moh Clichy, ancien responsable de la région Nord de Paris (Clichy-la-Garenne), puis chef de la Superzone de la Wilaya I (Paris Rive gauche) au sein de la Fédération de France du FLN, et, à ce titre, un des acteurs et témoins des manifestations du 17 Octobre 1961 dont il entretient ardemment la mémoire, revient sur ces tragiques évènements.
«Au cœur même du pays colonisateur, écrit-il, des Algériennes et des Algériens soumis à une répression féroce caractérisée par des assassinats, des arrestations, des ratonnades, des envois dans les camps de concentration, la chasse au faciès et mille et une actions humiliantes, pressaient l’Organisation de faire face. La Fédération se devait d’y répondre.»
«Casser le FLN»
Dans un témoignage filmé, Omar Boudaoud, ancien chef de la Fédération de France du FLN qui nous a quittés le 9 mai dernier à Aix-la-Chapelle, en Allemagne, explique que les autorités françaises étaient décidées à «casser le FLN. Par quoi ? Par un couvre-feu. Un couvre-feu du soir au lendemain matin». «Il faut dire qu’ils avaient vu juste dans la mesure où tout le travail du FLN en France se faisait après le repas du soir» souligne M. Boudaoud dans ce témoignage vidéo enregistré par l’APS.
Pour répondre au traitement humiliant infligé aux Algériens, le Comité fédéral décide de mener des actions de protestation. «Mais avant d’ordonner la manifestation, il fallait mettre au courant et avoir l’avis favorable du GPRA», indique l’ancien chef de la Fédération de France.
Une fois l’aval du GPRA obtenu, il ne restait plus qu’à passer à l’action. «En réalité, les manifestations devaient se dérouler le 17, le 18 et le 19 octobre», précise le responsable fédéral. «La veille de la manifestation (du 17 Octobre), le responsable des groupes armés du FLN à Paris nous fait parvenir un message.
Il nous a demandé : ‘‘Dites-nous qu’est-ce qu’on doit faire, nous, les hommes de la ‘‘Spéciale’’, si la police française tire sur le cortège ?’’ On lui a répondu : ‘‘Il n’est pas question de tirer un ‘‘seul’’ coup de feu ni d’avoir ‘‘ne serait-ce qu’un’’ canif sur vous ! C’est une manifestation politique et pacifique», insiste l’ancien chef du FLN en France.
Le 17 Octobre 1961, les Algériens sortent par milliers, défiant le couvre-feu. Moh Clichy note : «Ce jour-là, à l’heure où Paris sous la pluie, à l’heure où Paris le pavé noirci reflétant les enseignes au néon, à l’heure où Paris fait la queue aux portes des cinémas, à l’heure où Paris commence à s’amuser, des Algériens et des Algériennes osèrent braver le couvre-feu qui leur était imposé par le préfet de police, le sinistre et fasciste Maurice Papon, connu de tous pour ses pogroms et son passage sanglant à Constantine.»
«De la place de l’Etoile à Bonne Nouvelle, à l’Opéra, à la Concorde, aux portes de la ville et au Pont de Neuilly, ces portes qui leur étaient fermées, ‘‘se répandit’’ une marée humaine sans armes, les mains nues, pour clamer haut et fort leur algérianité.»
A cet élan pacifique, le pouvoir parisien répond par la brutalité policière, déployant une véritable machine de guerre. Mohamed Ghafir témoigne : «La riposte des forces de la répression, constituées par la police, la garde mobile, la gendarmerie, les harkis, les pompiers, fut aveugle et sanglante.
Le bilan est lourd, très lourd. On dénombre plus de 12 000 arrestations ; des centaines de morts, jetés dans la Seine, jonchant les boulevards, abattus par balles ; plus d’un millier de blessés et d’aliénés à jamais, pour la vie.» «Le peuple français était frappé de stupeur.» Moh Clichy clôt son témoignage émouvant par ces mots : «Paris se souviendra ; la Seine témoignera de ce fleuve de sang et de larmes.»