Khedidja Mokeddem, docteur en psychologie clinique, chercheuse au CRASC: “Les harraga risquent la mort pour vivre”
Liberté, 12 octobre 2020
La chercheuse décortique dans cet entretien les motivations qui sont derrière les vagues de harga ces dernières années. Elle remonte, dans l’analyse de ce phénomène, jusqu’aux origines historiques des migrations. Elle évoque également les failles de son traitement préventif strictement juridique.
Liberté : Il y a un peu plus d’une année, “el-harga” avait pratiquement disparu, aucun cas n’ayant été enregistré pendant plusieurs mois. Et puis soudain, des centaines de tentatives et ce, malgré le coronavirus et les contraintes imposées à l’étranger. Quelle explication donner à cette brutale recrudescence?
Khedidja Mokeddem : Il faut reconnaître que le phénomène de la “harga” prend une ampleur inédite. Selon le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), les Algériens font partie des cinq principales nationalités d’arrivants après la Syrie, le Maroc, le Nigeria et l’Irak.
Pour répondre à votre question, je ne pense pas qu’on puisse affirmer que la harga a disparu cette dernière année car, selon l’observation de notre entourage social et selon les informations qui circulent autour de nous (quartier, voisinage, famille, amis…), des harraga sont quand même partis et d’autres ont tenté d’émigrer. On peut expliquer cela par le fait que ces derniers ont échappé à l’enregistrement des services de sécurité — ce qu’on appelle le chiffre noir.
Cela étant, il faut reconnaître qu’il y a eu une baisse de la harga que je peux expliquer comme suit : cette situation qui a pris un caractère de “problème public” dans les pays émetteurs et récepteurs de harraga, a suscité des réactions nationales et internationales comme, par exemple, l’externalisation de la surveillance des frontières, la restriction des politiques migratoires, la mobilisation de fonds de solidarité, afin de contrôler les flux migratoires clandestins.
Cela a amené les autorités publiques et de sécurité nationale à renforcer nos frontières, notamment maritimes, afin de s’épargner les risques d’un conflit aux frontières. En revanche, n’ayant pas de données précises, je ne pourrais pas me prononcer sur l’impact du Hirak et les espoirs qu’il a suscités sur la baisse du nombre des tentatives d’émigration.
Désormais, ce ne sont plus seulement les jeunes en manque de perspectives qui risquent leur vie dans ces traversées incertaines. Des couples avec enfants, des mineurs et des femmes acceptent de confier leur destin aux caprices de la mer. Comment analysez-vous cette évolution sociologique ?
Avant de répondre à cette question, je voudrais ouvrir une parenthèse sur des éléments de l’histoire pour analyser l’évolution du phénomène. Il faut rappeler que le phénomène ne date pas d’hier et qu’il existait déjà du temps où l’Algérie était sous occupation française quand la France a mis fin au libre déplacement entre les deux pays (circulaire du 8 octobre 1924) pour revenir à une situation qui a existé jusqu’à la veille de la Première Guerre mondiale.
Peu de temps après, le Conseil d’État a annulé cette circulaire et pris de nouvelles mesures contre l’embarquement clandestin des Algériens qui payent en prenant des risques pour aller chercher du travail en France (décret du 4 août 1926). Une autre réglementation a vu le jour le 4 avril 1928 à la suite des catastrophes survenues à cause de ces embarquements à risque mortel. À l’indépendance, les Accords d’Évian ont fixé le cessez-le-feu et pris des mesures garantissant la liberté de circulation.
En 1973, le président Houari Boumediene a suspendu l’émigration algérienne de travail à cause du racisme anti-algérien. En 1974, la France a, à son tour, arrêté l’immigration de main-d’œuvre algérienne. En 1986, elle a promulgué l’obligation du visa d’entrée pour les Algériens et en 1994, les consulats français ont fermé leurs portes en Algérie après la flambée terroriste. Les consulats français rouvriront leurs portes des années plus tard, mais le taux de refus de demandes de visas reste élevé.
Ce petit rappel historique éclaire sur l’évolution du phénomène de la harga dans un espace politique et diplomatique conflictuel. Il constitue une réaction aux politiques de fermeture de l’Europe et de restrictions majeures à la mobilité, ne laissant aux candidats à l’émigration d’autre choix que la traversée clandestine. “El-harga”, qui est également le résultat des changements politiques et sociaux qu’a connus l’Algérie dans les années 80 (chute du prix du pétrole, restructuration, injonctions du FMI, chômage…), s’est accentuée dans les années 1990 et 2000 à la suite de la décennie noire.
L’émergence d’un réseau de mafieux organisé, qui est en train de s’enrichir au prix de la vie de ces jeunes, a également favorisé la progression du phénomène. Il faut aussi souligner le caractère répressif des politiques migratoires et la criminalisation du phénomène de la harga qui, jusqu’en 2008, était traité par la loi maritime. Un “vide juridique” qui a été comblé par une loi criminalisant “la sortie illégale du territoire” passible de 6 mois de prison ferme et 10 ans pour les passeurs. Un durcissement qui, à mon sens, aurait dû s’accompagner d’une politique de prévention et d’accompagnement, afin de comprendre le malaise de cette jeunesse en plein désespoir.
Des rescapés ayant frôlé la mort et des candidats empêchés de prendre la mer persistent dans leur volonté de se rendre de l’autre côté de la Méditerranée. Pourquoi ce désir quasi obsessionnel de quitter le pays ?
Nos enquêtes sur la jeunesse marginale, notre expérience professionnelle dans le domaine de la réinsertion sociale et la sauvegarde de la jeunesse en conflit avec la loi nous ont permis d’observer que, contrairement aux discours entretenus, on ne peut attribuer le phénomène de l’émigration aux seuls aspects économiques, au chômage, à la bureaucratie, aux dysfonctionnements de la gestion des politiques publiques de migration ou encore au déséquilibre du développement entre les pays du Nord et les pays du Sud.
Le problème est plus complexe dans le sens où il y a également des facteurs liés au “harrag” lui-même, qui posent la problématique de l’individu peinant à s’affranchir. Si l’on examine la portée des termes et vocables utilisés pour qualifier ce phénomène — “harga”, littéralement brûler, “hedda”, destruction… —, on entrevoit un désir de renaissance. Les harraga se détruisent pour se reconstruire, ils prennent le risque de “la mort” pour arriver à “la vie”, pour exister. L’analyse des entretiens conduits avec ces jeunes lors de la réalisation de notre recherche qui a porté sur le projet de vie chez les jeunes en conflit avec la loi a montré qu’une grande partie ne pense à construire son projet de vie qu’outre-mer.
Ce désir de partir à tout prix est une réponse à un état d’inconfort moral et psychologique, au sentiment de mal être et de malaise qui caractérise la vie de ces jeunes.Il faut aussi lier ce désir de partir à la trajectoire de vie de ces jeunes (histoire familiale, parcours scolaire, mal vie, au statut précaire dans la sphère publique et dans le discours politique), mais aussi aux représentations de mépris que la société véhicule souvent à l’égard de ces jeunes (des bons à rien, des rebuts de la société) dont la vie se déroule dans l’oisiveté des coins de rue et des trottoirs.
Ce qui génère un sentiment de mépris de soi et une perte de confiance en l’autre. Sans repères, ces jeunes souffrent de l’absence de modèle durant leur socialisation et se disent “sans perspectives… sans avenir…” préférant la mort à la vie : “Moutna khir min hyatna” est une expression qui revient toujours dans les entretiens. Dès lors, le désir de partir sonne comme une réponse urgente à ce malaise, même si elle est transgression à la loi. La harga peut également être un mécanisme de défense contre l’oppression, le déclassement social et la déconsidération. Et prendre le “risque” de partir équivaut, dans la représentation des harraga, à s’affranchir, à se donner les moyens de l’existence et de la réalisation de soi, y compris si la libération passe par la mort.
La situation économique algérienne n’est pas reluisante et les perspectives sont sombres. Doit-on craindre une multiplication des tentatives d’émigration clandestine ?
Il est clair que tant qu’il n’y aura pas un projet de société autour duquel la collectivité s’unira, il est à craindre que l’émigration illégale prenne davantage d’ampleur. Comme il y aura une aggravation des problèmes sociaux à tous les niveaux.
Il est urgent d’ouvrir un vrai débat sur ce phénomène, en tenant compte des transformations sociales, politiques et économiques que notre pays connaît en ce moment, mais aussi de la conjoncture sanitaire actuelle. Un débat auquel tous les acteurs de la société, principalement la jeunesse, prendraient part doit aboutir à une plateforme pour une politique sociale permettant de faire face à la progression aussi inquiétante qu’inédite du phénomène de la harga.
Nos travaux avec les jeunes nous ont montré qu’ils sont demandeurs de solutions de la part d’un État capable de proposer des réponses autres que la répression. Il est nécessaire de donner la parole et d’écouter attentivement cette jeunesse, entendre ses besoins et aspirations et l’impliquer dans les propositions de politiques publiques.
Propos recueillis par : S. OULD ALI