Me Nourredine Benissad. Avocat et président de la LADDH : «Une justice qui tue n’est pas une justice !»

Madjid Makedhi, El Watan, 11 octobre 2020

– Le 18e anniversaire de la Journée mondiale contre la peine de mort intervient, cet année, sur fond de polémique suscitée par l’assassinat de l’adolescente Chaïma et le kidnapping d’enfants. Des voix s’élèvent pour appeler à l’exécution des auteurs de ces crimes. Qu’est-ce qui justifie cette réaction, selon vous ?

La Journée internationale contre la peine de mort est une occasion qui permet aux abolitionnistes à travers le monde de s’exprimer sur les raisons qui militent en faveur de l’abolition de la peine de mort. L’assassinat de la jeune Chaïma est un crime abominable. Il faut le condamner sans ambages. On ne peut que compatir à la douleur de ses parents et de ses proches.

Instrumentaliser le crime odieux et la douleur de la famille de la victime et de ses proches me semble déplacé et inadmissible. Laissons sa famille et ses proches faire leur deuil dans le respect et la solidarité. Je souhaite que l’auteur soit arrêté rapidement et présenté devant un tribunal pour répondre de son acte.

Par contre, dans ce genre de crime, je comprends parfaitement la réaction des parents et des proches de la victime qui souhaitent la mort du coupable. C’est la réaction naturelle de l’être humain blessé au plus profond de lui-même. Je comprends le désir de vengeance de la mère ou du père dont l’enfant a été assassiné.

La douleur des victimes, si respectable soit-elle, ne commande pas à une société la mort du coupable. Tout le progrès historique de la justice a consisté, au contraire, à dépasser la vengeance privée et comment la dépasser, sinon d’abord avec le refus de la loi du talion.

La suppression de la peine de mort ne doit pas être ressentie comme une prime au crime, comme une impunité des criminels, comme c’est savamment distillé par des courants populistes qui surfent sur la peur, la douleur et les sentiments de nos concitoyens pour crier vengeance. La sanction du crime est nécessaire.

La peine alternative à la peine de mort est tout simplement la condamnation à perpétuité, c’est-à-dire à vie. Pourquoi réparer un crime par un autre crime, fut-il par la justice ? Une justice qui tue n’est pas une justice !

– Quels sont les arguments à opposer à ceux qui refusent l’idée de l’abolition de cette sentence ?

Les arguments qui militent en faveur de l’abolition de la peine de mort sont nombreux. D’abord, cette peine est un résidu du système colonial qui a érigé celle-ci en pratique systématique contre les militants pour l’indépendance ; aucun Etat ne devrait avoir le pouvoir d’ôter la vie à une personne.

Deuxièmement, elle est irréversible, en ce sens que les erreurs judiciaires apparaissent après les exécutions de condamnés à mort. Il est même arrivé dans le monde que des malades mentaux, accusés de crimes, soient exécutés alors qu’ils avaient besoin de soins. La justice n’est pas infaillible, mais des fois c’est trop tard.

Elle n’est pas aussi dissuasive. Les statistiques à l’échelle mondiale montrent que dans les pays qui ont maintenu la peine de mort, la criminalité n’a pas diminué et dans les pays qui ont aboli la peine de mort, la criminalité n’a pas augmenté.

Dans notre pays, qui est abolitionniste de fait, puisqu’on a gelé les exécutions depuis 1992, la criminalité en termes de condamnations à mort n’a pas augmenté. Au contraire, elle a baissé en comparaison avec la décennie rouge. Le crime est consubstantiel à la nature humaine, il existe depuis la nuit des temps. Il n’a jamais cessé et ne cessera probablement jamais.

Il faut rappeler aussi que la peine capitale est injuste et discriminatoire ; les condamnés à mort sont souvent issus de milieux défavorisés, de déclassés sociaux, des Noirs aux USA, des migrants, des pauvres et des marginaux, etc. Et, généralement, ils sont mal défendus. Les puissants échappent aux condamnations à mort, ils ont les moyens pour payer le prix du sang, pour payer les meilleurs avocats et rester en vie, voire échapper à la justice.

Cette sentence engendre également des dommages collatéraux par la souffrance et les traumatismes des familles du condamné à mort. Elle aussi inhumaine, cruelle et dégradante. Les conditions des condamnés à mort dans les couloirs de la mort qui attendent leur exécution font que ces derniers subissent une forme de torture.

Et l’exécution elle-même est une agression physique et mentale. Ce n’est pas supportable d’assister à l’exécution d’un condamné à mort. On en reste traumatisé pour longtemps. La peine est appliquée en violation des normes internationales.

Elle ne respecte pas les principes des conventions internationales, notamment le droit à la vie et que nul ne sera soumis à la torture ainsi qu’à un traitement cruel, inhumain et dégradant. Il faut aussi souligner que les dictatures recourent souvent à la peine de mort pour se débarrasser des opposants politiques.

J’ai relevé 17 infractions de nature politique dans notre code pénal qui peuvent conduire à la peine de mort. Par ailleurs, les condamnations à mort rendues et ne remplissant pas les conditions d’un procès équitable et de l’indépendance de la justice souffrent de crédibilité.

– Pourquoi, selon vous, ce débat n’avance pas en Algérie ?

La logique et le courage politique veulent, qu’après avoir aboli de fait la peine de mort depuis 27 ans, il est temps de l’abolir en droit dans notre législation pénale et en ratifiant le 2e protocole facultatif se rapportant au pacte international relatif aux droits civils et politiques qui proscrit la peine de mort.

Doit-on remettre en cause tous ces acquis et jeter le bébé avec l’eau du bain au lieu d’aller dans le sens d’un monde qui se transforme constamment ? On veut faire croire à l’opinion publique que seule la peine de mort peut dissuader les criminels.

Tous les moyens sont bons pour instrumentaliser les crimes abominables, les souffrances humaines, les deuils pour pousser l’opinion publique à réclamer des châtiments qui remontent aux siècles derniers. On convoque les médias, la rue, les mosquées pour marteler l’application de la loi du talion.

Ce sujet est très généralement mis en avant lors d’un événement tragique, très lourd émotionnellement alors que la question de la peine de mort nécessite une prise de distance et consiste à faire naître un début de réflexion, à montrer qu’il est possible de défendre un autre choix que l’application de la peine de mort et l’aborder sous l’angle d’une justice humanisée, basée sur le droit positif et loin des débats passionnés.

Les médias, l’université, les professionnels du droit, les politiques, la société civile et nos élites sont appelés à tirer la société vers le haut.

Les médias, notamment lourds, l’école, l’université doivent s’ouvrir à l’éducation aux droits humains et à la peine de mort pour permettre d’outiller intellectuellement nos enfants, nos étudiants, nos concitoyens à même de réfléchir à ces questions. C’est ainsi qu’on fait avancer cette question au lieu d’infantiliser la société.

– Pour cette année, la célébration de cette journée est placée sous le thème de «l’accès à un avocat : une question de vie et de mort». Pourquoi, selon vous, cette problématique se pose-t-elle en Algérie ?

L’accès à un avocat n’est pas évident dans certains pays. Comme je l’ai expliqué plus haut, les condamnés à mort sont issus de milieux défavorisés.

Elle se pose autrement pour d’autres pays dont l’Algérie. Il s’agit de placer cette question dans une problématique générale qui est celle du respect de la présomption d’innocence, du procès équitable et in fine de l’indépendance de la justice.

Il s’agit donc de s’interroger sur la crédibilité de la condamnation à mort en l’absence d’une justice indépendante. L’indépendance de la justice requiert l’indépendance du barreau et de l’avocat.

Cette indépendance pour le barreau implique des élections libres et transparentes loin de toute interférence, des moyens afin de réguler la profession (à ce jour, les avocats ne disposent pas d’école de formation, contrairement aux autres pays) et ne sont pas dotés de moyens à même d’assurer les formations continues au vu des bouleversements de la profession dans le monde. Ramené à l’avocat, celui-ci ne bénéficie d’aucune formation sérieuse après son inscription.

Une justice de qualité, c’est aussi un avocat bien formé. Pour les plus démunis, y compris parmi ceux qui risquent la peine de mort, ils ont recours à des avocats commis d’office et souvent ces derniers pour diverses raisons préparent mal leur défense.