Six corps repêchés et des dizaines de personnes secourues: Drame près des côtes algériennes
Ghania Oukazi, Le Quotidien d’Oran, 19 septembre 2020
Les côtes maritimes algériennes continuent d’être le théâtre de l’exil, de la mort, de la mal-vie et de l’injustice au regard du nombre élevé des harraga, de tout âge, qui tentent quotidiennement, leur chance pour se retrouver sous des cieux qu’ils pensent plus cléments.
Les chiffres enregistrés en l’espace d’à peine 72 heures sont éloquents. «Dix-sept (17) individus, âgés entre 18 et 42 ans, ont été soumis, jeudi, à un examen médical après la mise en échec de leur tentative d’émigration clandestine, à partir de la côte de la wilaya de Skikda», nous apprend l’Agence officielle d’information, l’APS, qui s’appuie sur des informations des services de la direction locale de la Protection civile. «Ces personnes interceptées par les garde-côtes sont originaires des wilayas de Biskra, Annaba, Jijel, Skikda et Souk Ahras», affirme-t-elle.
Toujours selon l’APS, «les services de la Protection civile ont repêché, jeudi, au large d’Aïn Témouchent, les corps sans vie de 2 personnes (une femme et un enfant), alors que les éléments des garde-côtes ont réussi à secourir 19 autres parmi les candidats à l’émigration clandestine suite au renversement de leur embarcation». L’agence donne les détails du drame en précisant que «l’embarcation, à son bord 22 personnes, avait chaviré en mer non loin des Iles Habibas».
L’Agence officielle relate des faits glaçants en faisant savoir que «l’unité territoriale des garde-côtes a secouru, jeudi, 5 personnes et a repêché 4 corps, sans vie, suite au renversement d’une embarcation, à son bord des candidats à l’émigration clandestine, aux limites des côtes-est de la wilaya de Mostaganem. «Les unités des garde-côtes poursuivent les recherches en mer pour retrouver d’autres personnes faisant partie du groupe, selon la même source qui reprend les déclarations de certains candidats à l’émigration clandestine parmi les personnes secourues», ajoute-elle. Auparavant, les unités de plongée des garde-côtes ont intercepté une embarcation de fabrication artisanale, à bord de laquelle se trouvaient 16 harraga, à 10 miles (18 km), au nord de Ouréah, dans la commune de Mazagran, distante de 15 km, à l’ouest de Mostaganem. Ces unités ont conduit les personnes arrêtées, au port commercial pour les remettre aux instances concernées, avant de les présenter devant la justice pour le chef d’inculpation de tentative de quitter, en mer, le territoire national de manière illégale».
La harga sur toutes les côtes
L’APS synthétise ces informations macabres en notant que «les services de la Gendarmerie nationale de Mostaganem ont déjoué, durant les dernières 48 heures, plusieurs tentatives d’émigration clandestine en mer. Cette opération, qui intervient suite aux rondes effectuées par diverses brigades de la Gendarmerie nationale ,au niveau des communes côtières de la wilaya de Mostaganem, a permis l’arrestation de 21 personnes, âgées entre 17 et 35 ans, originaires de plusieurs wilayas du pays. Lors de cette opération, il a été procédé à la saisie d’un bateau de plaisance, avec des réserves de 18 jerricans de 30 litres de mazout et 20 gilets de sauvetage, de même qu’une somme en devises estimée à 980 euros et en monnaie nationale de 29.500 DA».
Ce sont-là quelques bribes de récits dramatiques rapportés par l’Agence d’information nationale officielle, écrit l’APS, selon des sources sécuritaires ou des services de la Protection civile. La précision est de taille pour ne pas tomber sous le coup de la diffamation, de la désinformation, d’atteinte à la Sécurité nationale ou d’appels à attroupements non armés, tout au long des côtes algériennes. Le phénomène de la harga n’a jamais cessé depuis plus de 30 ans. La seule solution que l’Etat lui a apporté il y a quelques années, est de lui mettre en place un dispositif répressif qui, une fois que les services concernés recueillent quelques rescapés de la traversée clandestine, les présentent devant le juge qui les inculpent de «tentative de quitter en mer le territoire national de manière illégale». Emprisonnés ou pas, les nouveaux rescapés, cette fois de la justice, reprennent le large avec le peu de moyens qu’ils auraient mis de côté et avec l’aide de réseaux qui se fichent si leurs clients arrivent à bon port, morts, vivants ou disparus. Encore une fois, les mesures répressives ne servent qu’à durcir les tempéraments et à renforcer ce sentiment de malaise et d’être mal dans sa peau qui hante les Algériens.
Ces escapades de la mort sont légions. Selon les observateurs, la seule fois où les harraga ont marqué un temps d’arrêt, assez court d’ailleurs, c’était lorsque le mouvement populaire du 22 février 2019 a été lancé, probablement parce qu’ils ont pensé que c’était le coup de baguette magique qu’il fallait pour remettre le pays sur la voie du respect des libertés individuelles et collectives, voire sur celle simple qui assure une vie décente et accorde un statut social à ses populations. Au regard du nombre élevé de migrants clandestins qui tentent quotidiennement de quitter l’Algérie, les «botis (embarcations de fortune)» continuent de se remplir et les drames d’endeuiller les familles.
«32% d’Algériens quitteront leur pays en 2050»
Certes, il y en a qui réussissent non seulement à s’en sortir indemnes de l’aventure monstrueuse de la harga mais décrochent leur récépissé pour l’obtention de leur titre de séjour, sans compter la promesse d’embauche dont ils rêvaient. D’autres, s’ils ne sont pas portés disparus ou retrouvés morts, atterrissent dans des pays étrangers pas forcément pour bien vivre mais pour prendre les chemins de la facilité, de la fraude et du danger, en devenant dealers, voleurs ou vendeurs à la sauvette. Ironie du sort et surtout fait curieux, ils préfèrent vivre ainsi dans la galère que d’être «haytiste» en Algérie. «El habss fi frança oula zanka fi dzaïr», scandent les jeunes. La question «pourquoi les Algériens veulent quitter le pays pour aller sur l’autre rive au risque de leur vie, de leur liberté et de leur dignité ?», les réponses n’ont jamais convaincu personne. Réponses en évidence qui placent le chômage comme première cause principale. L’Etat a tenté en juin 2018 de leur accorder une attention particulière, le temps d’un forum de deux jours, que le ministère de l’Intérieur a organisé en présence de responsables et de spécialistes divers. Dans tout le beau monde qui a été invité pour discourir sur le phénomène de la harga, il y avait une seule et unique famille d’un jeune qui avait tenté la triste aventure. C’est dire que même la parole ne leur est pas donnée facilement. Nouredine Bedoui alors ministre de l’Intérieur avait affirmé que «2000 affaires en justice ont été ouvertes, et ont conduit à la présentation de 344 personnes en 2018, dont 24 ont fait l’objet d’une condamnation à une peine de prison ferme (…)». Le sociologue Saïd Musette, chercheur au Cread, avait lui regretté qu’il n’y ait pas assez de statistiques sur le nombre de harraga. Frontex (Agence Européenne de la Sécurité des Frontières) lui a permis de faire savoir à l’assistance du Forum national qu’en 2017, le nombre de migrants algériens a frôlé les 25.000 dont 500 sont arrêtés chaque mois. «Les prévisions de Frontex font état d’un nombre de 700 millions de personnes qui vont quitter leurs pays, à l’horizon 2050 dont 32% sont Algériens. Frontex parle d’une remontée de populations vers l’Europe, où l’Algérie sera non seulement un pays de passage mais aussi de transit et de destination. Notre pays n’échappe donc pas à ce flux migratoire. Les défis sont donc importants et appellent à une politique interne basée sur un système national d’information fiable», a affirmé le sociologue.
Il est certain que des études sont menées par des centres de recherche comme le Cread mais elles n’ont pas l’écho qu’elles doivent avoir pour sensibiliser le gouvernement sur l’état psychologique d’Algériens qui disent étouffer dans leur pays. La harga n’est certainement pas la priorité d’un gouvernement qui se perd en dates (rentrée scolaire et universitaire), en données économiques (baisse de l’importation en temps de fermeture pour cause de covid-19), en décisions (création d’agences diverses en temps de crise financière) et ce, dans une étonnante indiscipline de ses membres.