Le récit poignant de hakim arrivé sur les côtes espagnoles samedi dernier

“J’ai regardé mes enfants une dernière fois”

Hamid Saïdani, Liberté, 29 juillet 2020

Il fait partie des harraga arrivés sur les côtes espagnoles samedi dernier. Hakim raconte sa périlleuse traversée de la Méditerranée. Depuis l’instant où il quitte son épouse et ses deux enfants jusqu’à son arrivée sur une plage de San Jose.

“J’ai regardé une dernière fois ma femme et mes deux enfants. Je voulais les serrer contre moi, mais je ne l’ai pas fait sinon ils se seraient rapidement rendu compte que je leur cachais quelque chose. J’ai détourné ma tête pour qu’ils ne voient pas l’expression de mon visage.” Hakim, appelons-le ainsi, étouffe un sanglot en racontant ces moments où il quitte sa famille avec, en tête, une résolution grave : tenter une “harga” vers l’Espagne, pour gagner ensuite la France, la destination finale d’un voyage où se bousculent les émotions.

Optimisme et pessimisme, chagrin et excitation, inquiétude et insouciance, angoisse et euphorie. Joint par le biais de Messenger, Hakim, qui a fait partie du demi-millier de migrants qui ont pu rallier les côtes espagnoles dans la nuit de vendredi à samedi derniers, relate les péripéties d’une traversée qu’il n’oubliera pas de sitôt. “Je ne le souhaite à personne. Pas même à mon pire ennemi. J’espère que personne ne vivra ce qu’on a vécu cette nuit-là. Ces minutes d’angoisse où le moteur de l’embarcation s’est éteint, devenaient une éternité. Tu sens que tes heures sont comptées. Le moteur fumait. Tu vois la mort rôder autour de toi. Jamais je n’ai vécu cela.” La peur se mue subitement en épouvante. Et la vue des dauphins, une espèce pourtant inoffensive, n’a fait qu’accentuer l’effroi des 13 occupants de la barque. Terrorisés, ils pensaient qu’ils avaient affaire à des requins. Pas évident de se retrouver en panne, en pleine mer et pas un bout de terre ferme à l’horizon, cerné par ces gros poissons. Autant dire un cauchemar. Hakim reconnaît tout de suite que même s’il savait à l’avance que la traversée dans ces conditions ne serait pas du tout facile, il ne s’attendait cependant pas à avoir autant peur. Mais pouvait-il reculer ? Avait-il vraiment le choix ? “Franchement, en prenant la résolution de partir, j’étais prêt à toutes les éventualités y compris celle de la mort en mer”, dit-il, un brin résigné. Mais pas tant que ça.
Pour s’extirper de cette descente aux enfers dans laquelle il se morfondait dans sa région, lui le père de deux enfants, une fille et un garçon, encore en bas âge, s’est résolu à envisager un projet auquel il dit n’avoir jamais pensé : la “harga”. Cet eldorado promis à des bataillons de jeunes de l’autre côté de la Méditerranée, mais qui finit, parfois, voire souvent, par s’avérer fatal. Hakim, âgé aujourd’hui de 34 ans, tenait un magasin de vêtements dans sa ville natale, Boghni, dans la wilaya de Tizi Ouzou. Il s’approvisionnait en Turquie. Mais la crise de ces dernières années a frappé de plein fouet son commerce. Après avoir mis la clé sous le paillasson, il a tenté de tirer sa subsistance de quelques affaires qui lui permettaient à tout le moins de nourrir ses enfants. Mais il se rend compte rapidement que les horizons étaient complètement bouchés. Et la crise sanitaire née de l’éruption du coronavirus est venue, ensuite compliquer davantage la situation précaire dans laquelle se trouvaient lui et sa petite famille. “Il s’agit de l’avenir de mes enfants. Je n’ai rien à leur donner ici. J’ai tout tenté. En vain. La vie ici est devenue pour moi insupportable. Dans ma tête, tout était clair. Ça passe ou ça casse”, tranche-t-il, affirmant, toutefois qu’il n’a fait part à personne de son projet, ni même à celle qui partage sa vie. “Je n’ai dit à personne que j’allais partir. J’ai gardé le secret pour moi. Le jour du départ, je me suis habillé de la même façon que les autres jours pour ne pas me trahir. En sortant de la maison, mes deux enfants étaient au balcon pour me saluer comme d’habitude. Ils ne savaient pas ce que je mijotais. Mais c’est, ainsi. Je préfère aller me sacrifier là où j’ai plus de chance de réussir. Tout ça c’est pour eux”, nous confie-t-il.
Il a également tout caché à ses parents et à sa grand-mère auxquels il a rendu visite les jours qui ont précédé son départ. “Je ne voulais pas qu’ils sachent. Ils auraient eu beaucoup de peine et ils m’auraient peut-être dissuadé de partir”, avoue-t-il.
Résolu donc à partir coûte que coûte, il s’est donc lancé dans une course effrénée pour trouver un réseau de passeurs à même de lui permettre de réaliser son projet. Et c’est sur Facebook, grâce à quelques orientations d’amis, qu’il trouve ce qu’il cherche. “Je suis parti à Oran pour rencontrer mon contact. J’y suis resté trois jours et j’ai pu négocier le prix du voyage. On m’a demandé de ne rien prendre avec moi, ni bagage ni nourriture, car il n’y a pas de place dans la barque et que, de toute façon, ils allaient nous organiser un barbecue avant le départ”, raconte Hakim. Mais en se rendant le jour J à l’endroit du rendez-vous, il commence déjà à sentir que les passeurs avaient un tout autre plan pour leurs clients. “Une fois dans la zone rocheuse indiquée et surtout isolée, on nous a traités comme des esclaves”, lance Hakim, ahuri par le traitement inhumain auquel ont été soumis lui et ses copains d’infortune. “On nous a promis un barbecue qui était compris dans le prix de la ‘traversée’, mais en fin de compte, on ne nous a rien donné de la soirée. On devait embarquer à 20 heures, mais on n’a pu prendre la mer qu’à 3 heures du matin. On est donc resté 7 heures sans rien manger, avant même l’entame de la traversée qui a duré, elle, 7 heures jusqu’au débarquement dans un petit village espagnol du nom de San Jose”, détaille notre interlocuteur qui nous fait part d’une autre tromperie de la part des passeurs. On leur a promis qu’ils seraient 6 seulement dans la barque d’à peine 3 mètres d’une puissance de 85 CV. Mais ils se sont retrouvés à 12, sans compter le conducteur. Il y avait 3 personnes originaires de Kabylie, 1 Algérois et 8 Marocains. “Ce sont des criminels”, finit par lâcher Hakim. “On était dans la gueule du loup. On ne pouvait pas reculer”, ajoute-t-il, résigné, révélant que les passeurs ont eu recours à un brouilleur pour les empêcher de téléphoner à leurs copains qui devaient remettre l’argent de la traversée.
Combien a coûté le voyage ? “Tout dépend de la qualité, de la longueur et de la puissance de l’embarcation. Moi j’ai dû payer 600 000 DA pour une barque de 85 CV”, révèle Hakim. C’est donc le ventre creux que les douze compères et leur guide ont pris la mer. “Il n’y avait, ni à boire ni à manger. On nous a interdit de prendre quoi que ce soit avec nous. Ils nous ont dit que cela alourdirait la barque et que cela nous mettrait en danger”, insiste Hakim, tout en tenant à noter le geste de pêcheurs algériens rencontrés en haute mer qui nous ont offert de l’eau et une boîte de lait. Un des voyageurs, diabétique, a failli mourir du fait qu’il n’avait rien mangé. Hakim se met à se remémorer le message qu’il avait reçu sur son téléphone et envoyé par son fils : “Papa tu me manques. Tu rentres quand ?” Sa femme, elle aussi, lui a envoyé des messages, pensant qu’il était juste retenu à l’extérieur par ses affaires et qu’il ne tarderait pas à rentrer. “J’ai pleuré comme un gamin”, lâche-t-il.
Pour Hakim, ces petits gestes pleins de tendresse, loin de le décourager dans son aventure, le galvanisent, plutôt et le poussent à tout tenter pour réussir. Au petit matin, samedi, la bande était à quelques encablures des côtes espagnoles. En voyant au loin la terre ferme, les occupants de la barque poussent un grand ouf de soulagement. Oubliée la fatigue et toutes les frayeurs qu’ils ont dû affronter pendant ce voyage. Pour eux, le paradis tant promis est à portée de main. Mais, en fin de compte, ils n’étaient pas au bout de leurs inquiétudes. “Arrivés sur la plage, on a eu juste le temps de tirer la barque hors de l’eau qu’on a vu la police, au loin, se diriger vers nous. Il y avait une zone boisée pas loin et on s’y est tous réfugiés”, raconte Hakim qui se rappelle avoir rejoint le village de San Jose, situé à l’est de la ville d’Almeria, quelque temps après pour gagner un café où lui et trois de ses acolytes ont pu se désaltérer en commandant des boissons. C’est là qu’une personne d’origine marocaine s’est rapprochée d’eux pour leur offrir ses services de chauffeur de taxi clandestin. “Nous avons négocié avec lui un déplacement sur Alicante. Il nous a contraints de payer 400 euros. On n’avait pas d’autre choix que d’accepter”, affirme Hakim. Le chauffeur explique le coût élevé de la course par le risque qu’il prend en embarquant avec lui des migrants clandestins. Près de 3 heures de route plus tard, la voiture entre dans Alicante. C’est là que les chemins se séparent pour Hakim et ses compagnons de voyage.
En effet, pour Hakim une petite halte s’imposait dans la ville, chez un parent. Et c’était tout de même une chance inouïe que d’avoir de la famille de ce côté-ci de la péninsule ibérique. Éreinté par les péripéties d’une aventure qui a failli, à maintes reprises, tourner au vinaigre, Hakim pouvait souffler en attendant l’arrivée d’un de ses amis qui doit le déposer à Paris. La France et précisément Paris, demeure le territoire qui attire le plus les migrants. Pour des raisons liées à la langue, mais aussi à la présence de parents et d’amis. Ce qui facilite plus ou moins l’insertion des migrants dans la société locale. “C’est plus facile de réussir là-bas qu’ailleurs”, confirme Hakim qui reste conscient que le voyage entre Alicante et la capitale française ne sera pas de tout repos, notamment au niveau de la zone frontalière entre les deux pays. Il n’a d’ailleurs pas tardé à le vérifier, à ses dépens.
Pas au niveau de la frontière, mais sur le territoire français, pas loin de la ville de Montpellier. C’est en arrivant devant un barrage de la police qu’il a eu des sueurs froides. Un silence de cimetière s’installe subitement dans la voiture. Son rêve pouvait s’évaporer à tout jamais si les policiers découvraient qu’il était un migrant clandestin, lui qui venait de fraîchement débarquer d’Algérie. “J’ai répondu au policier qui me demandait mes papiers en lui disant que je les ai juste oubliés à la maison”, assure Hakim qui affirme qu’il n’a dû son salut qu’à son sang-froid et celui de ses amis. Le geste du policier qui leur demande de poursuivre leur chemin est, ainsi accueilli avec un énorme soulagement. La route venait de s’ouvrir. L’espoir est permis. La France venait de lui tendre les bras après tant de tribulations.

H. S