Hirak en Algérie. L’invention d’un soulèvement

Omar Benderra, François Gèze, Rafik Lebdjaoui, Salima Mellah (dir.)

Fella Hadj Kaddour, 15 juillet 2020
https://journals.openedition.org/lectures/42756

À partir du 22 février 2019, les Algériens et les Algériennes ont occupé par millions l’espace des villes à travers tout le territoire national afin de s’opposer au cinquième mandat du président Abdelaziz Bouteflika au pouvoir depuis 1999, et plus généralement pour réclamer le départ du régime en place depuis l’indépendance. « Yetnahaw gaâ ! » (qu’ils partent tous), telle est la principale revendication du mouvement populaire algérien, le hirak en arabe.

Chaque vendredi et mardi, de février 2019 à mars 2020, les hirakistes se sont donné rendez-vous pour ce qui ressemble aujourd’hui à « une révolution d’une ampleur inédite dans l’histoire du monde contemporain », observent les coordonnateurs de l’ouvrage (p. 7). La majorité de la population algérienne s’est vue construire au fil des semaines un véritable rapport de force non violent avec le commandement militaire, qui fut contraint à son tour à l’usage de la violence physique, son domaine de prédilection. C’est sur ce point de tension que repose l’analyse de la révolution algérienne présentée dans cet ouvrage collectif.

Les auteur·es, majoritairement des journalistes et professionnels qui ont vécu la révolution, ainsi que des spécialistes algériens et français qui observent l’actualité algérienne depuis plusieurs décennies, mettent largement en avant la lucidité du peuple algérien face au système failli et corrompu qu’il cherche à renverser, ainsi qu’une connaissance précise de son fonctionnement. Cette lucidité permet d’expliquer la détermination des Algérien·nes à exiger une authentique démocratie et à réclamer une deuxième libération, celle du peuple qui ferait suite à celle du pays, libéré du joug colonial français en 1962.

La première partie de l’ouvrage, « Aux origines du mouvement » (chapitres 1 à 5), rend compte des origines historiques du soulèvement populaire et notamment du rôle de la guerre contre les civils des années 1990 qui a causé 200 000 morts, près de 20 000 disparus, et des dizaines de milliers de déplacés, de torturés et de déportés. Les auteur·es reviennent sur le traumatisme subit par la population algérienne aux suites de cette sale guerre, car si une partie des violences perpétrées incombe aux groupes armés se réclamant de l’islam, la grande responsabilité de cette guerre dont les civils algériens ont été les principales victimes, repose sur « les forces spéciales de l’armée, les services de renseignements, les milices, les escadrons de la mort ou les faux groupes armés » (Salima Mellah, p. 15 et notamment des janvièristes (1) qui n’ont pas hésité à imposer la violence et la terreur afin d’assurer la permanence de leur domination (chapitre 1). Cette décennie sanglante s’est soldée par une gestion opaque et autoritaire, avec l’arrivée au pouvoir du président Abdelaziz Bouteflika et la mise en place de la réconciliation nationale qui a dès lors permis d’organiser l’impunité de tous les criminels de cette guerre, militaires ou non. C’est dans cette perspective que les auteur·es expliquent comment l’arrivée d’Abdelaziz Bouteflika au pourvoir en 1999 a pu servir de vitrine civile au régime incarné par les chefs de l’armée et par la police politique. S’instaure ainsi une démocratie de façade, avec des élections truquées, une opposition neutralisée et une désinformation organisée, qui dissimule des luttes internes dans le partage de la rente pétrolière d’un pays dont la population n’a cessé d’être méprisée.

Dans ces premiers chapitres, les auteur·es rappellent ainsi que le hirak est « une insurrection qui n’est pas tombée du ciel » (Ahmed Selmane, p. 79). Cela montre bien la nécessité d’une perspective historique lorsque l’on analyse les raisons d’un tel soulèvement populaire, qui n’a rien de spontané dans le fond de ses revendications ainsi que dans sa forme. Cet argument s’inscrit dans la critique formulée dans la littérature sur l’action collective, celle de la supposée spontanéité des mouvements sociaux et de l’importance de prendre en compte le processus qui mène à des révoltes (2). Ainsi, si le caractère pacifique (silmiya !) du hirak était de mise durant plus d’une année de protestations, c’est bien parce que des manifestations d’opposition se sont multipliées depuis les années 2000. Effectivement, la révolte n’a jamais réellement cessé en Algérie (3), car même si elle est restée parcellaire, fragmentée et diffuse dans que le quotidien des Algérien·nes (notamment dans les stades de football et dans les expressions artistiques) du fait d’une répression permanente de la part des appareils policiers (4), elle a permis de manière très consciente et lucide de ne pas amener le régime dans son terrain de jeu de prédilection, l’exercice de la violence physique légitime.

Les auteurs évoquent la grande lucidité des Algérien·nes, ainsi que leur compréhension précise du fonctionnement du régime. Cependant, le mépris porté par celui-ci envers sa propre population l’a empêché d’évaluer son degré de conscientisation politique, à tel point que c’est ce même régime qui a contribué a créé les conditions objectives du soulèvement populaire en présentant un président impotent pour un cinquième mandat.

La deuxième partie de l’ouvrage, « Un mouvement d’une puissance extraordinaire » (chapitres 6 à 14), revient sur la manière dont s’est déployée la contestation du mouvement populaire algérien. Dans cette partie, les auteur·es décentrent le regard sur le hirak souvent associé à la capitale algérienne, et reviennent sur les expériences et les vécus des habitant·es de Constantine, ville délaissée et marginalisée par le pouvoir, que le mouvement populaire a su revitaliser en donnant une place importante aux familles des disparus (chapitre 6). Par ailleurs, les témoignages récoltés dans la ville d’Oran (chapitre 7) rendent compte de la manière dont le hirak a repolitisé le quotidien des habitant·es de la capitale de l’ouest. L’accent mis sur ces trajectoires spécifiques (chapitre 9) permet de constater à quel point le hirak a servi à construire une identité collective avec un but commun : retrouver sa dignité (chapitre 12).

Cette identité collective, nourrie d’une radicalité politique « Yetnahaw gaâ » (qu’ils partent tous), est aussi passée par la réappropriation de son histoire, celle de la guerre de libération nationale (chapitre 10). En effet, les auteur·es soulignent les luttes symboliques du hirak et la manière dont celui-ci s’est réapproprié la mémoire de la guerre d’indépendance confisquée par le régime algérien. Cette mémoire officielle et faussement patriotique lui a assuré une mainmise sur tous les pans du pouvoir depuis 1962. Ainsi, le pouvoir du FLN (Front de libération nationale), confisqué au lendemain de l’indépendance par le « clan d’oujda », a capté et occulté l’héritage révolutionnaire de la guerre de libération nationale afin de se construire une légitimité, laquelle a été remise en question et radicalement contestée par le hirak, à tel point que les Algérien·nes ont réclamé l’indépendance « Chaâb yourid el istiklal » (le peuple veut l’indépendance), mais aussi la chute du régime militaire « Dawla madania machi askaria » (État civil et pas un État militaire).

Face à cette lutte symbolique, le régime algérien a mis en place plusieurs stratégies afin de récupérer sa légitimité. Il a eu recours aux instruments classiques d’étouffement du mouvement, en exacerbant les questions identitaires et régionalistes (5), la mise en place d’initiatives suspectes issues d’une supposée « société civile », mais aussi l’arrestation massive de journalistes, militant·es et autres citoyen·nes hirakistes grâce à l’infiltration des réseaux sociaux par la police politique, aussi appelée les « mouches électroniques », afin de diviser le mouvement et répondre de fausses informations. Il n’est toutefois pas parvenu à des résultats probants (chapitre 14). Lorsque le mouvement populaire algérien a remis radicalement en cause la légitimité du régime, ce dernier a vivement réagi. Dans la troisième partie de l’ouvrage, « Les réactions du régime et des puissances étrangères » (chapitres 15 à 18), les auteur·es racontent comment l’effervescence sans précédent du hirak a pris le régime au dépourvu, l’obligeant dès lors à faire des concessions : l’abandon du cinquième mandat de Bouteflika, la démission du gouvernement et le report des élections présidentielles (chapitre 15), ainsi que l’arrestation de nombreux hommes d’affaires et de proches du président, dont son frère Saïd Bouteflika. Ces remaniements au sein de l’appareil étatique ont révélé les luttes internes qui sous-tendent la gestion opaque du pays, mais surtout ont eu pour conséquence majeure la mise à nu de la réalité militaire du régime algérien, méthodiquement occultée par son noyau dur, l’état-major de l’armée (chapitre 17).

0Les auteur·es montrent comment le hirak a réussi à fragiliser l’intérieur du pouvoir en mettant fin au consensus entre ses différentes factions, pouvoir déjà mis à mal par le fait qu’il n’y a pas eu d’accord sur la succession d’Abdelaziz Bouteflika. Cette fragilisation a laissé place à une véritable lutte des clans (chapitre 16) entre les chefs de l’état-major de l’armée et la police politique, les deux pôles du régime. Ces luttes, en vigueur depuis le début des années 2000, ont été ponctuées par différentes affaires de corruption qui visaient à préserver l’essentiel du pouvoir des chefs militaires sur la rente pétrolière du pays.

Il va sans dire que le hirak a connu plusieurs victoires collectives allant au-delà des analyses médiatiques sur la scène internationale qui mettent l’emphase sur le caractère –exceptionnellement – pacifique, ou encore sur la grande créativité artistique de la révolution du sourire, qui reste certes indéniable. La révolution du 22 février a permis d’ouvrir la boite noire de l’État algérien et de mettre à nu de son organisation militaire. Il reste néanmoins à savoir si le rapport de force politique construit par le hirak durant une année pourra mener à une véritable libération du peuple algérien alors que la répression et le nombre de détenu.es d’opinion n’a pas cessé d’augmenter depuis le début de la pandémie liée à la covid-19, malgré l’arrêt momentané des manifestations hebdomadaires.

Cet ouvrage est incontournable pour toute personne qui souhaite s’informer sur la révolution algérienne en cours. Les contributions se basent sur une documentation riche qui provient essentiellement des sites d’Algeria Watch (6) et d’association de défense des droits humains en Algérie. Par ailleurs, les différents témoignages de citoyen·nes permettent de mieux ancrer le récit du hirak dans sa base populaire. Cet ouvrage passionnant et clair donne néanmoins envie d’en savoir plus sur la complexité du hirak. En effet, même si les auteur·es reviennent en détails sur les origines de la révolution du 22 février et les effets que celle-ci a pu avoir dans fragilisation et la mise à nu du régime en place, la lecture de l’ouvrage peut laisser supposer une forme d’homogénéité du hirak dans ses revendications alors qu’il est indéniable que celles-ci sont diverses, voire parfois antinomiques. Nous pouvons évoquer notamment la question du code de la famille soulevée par les groupes féministes ou encore les revendications concernant la question des disparitions forcées et de la mobilisation des mères d’SOS Disparus durant le hirak.

Notes
1 Le terme janviéristes fait référence aux militaires à l’origine du coup d’État de janvier 1992.

2 Doug McAdam, Sidney Tarrow, Charles Tilly, Dynamics of Contention, Cambridge et New York, Cambridge University Press, 2011.

3 Contestations locales pour l’eau et le logement en 2003-2004, mobilisations contre le chômage en 2010, et encore contre l’exploitation du gaz de schiste dans le sud en 2014-2015.

4 Rappelons que la répression sanglante par le régime des révoltes dans la région algérienne de Kabylie en 2001 a fait au moins 126 morts, aussi appelé « printemps berbère ».

5 En interdisant le drapeau amazigh lors des manifestations, considéré comme « atteinte à l’unité nationale ».

6 Algeria Watch est un site web ou sont disponibles en accès libre des rapports et de nombreux documents relatifs aux violations des droits humains en Algérie.