La ville algérienne au féminin avant et pendant la pandémie du Covid-19: le cas de la ville d’oran
Vers une aggravation des contraintes liées aux mobilités géographiques de la femme
Bakhti Nejwa*, Le Quotidien d’Oran, 15 juin 2020
Il s’agit du résumé d’une intervention faite lors du premier colloque virtuel international sur le thème «Société et Pandémie» organisé les 3 et 4 juin 2020 par le CRASC Oran en partenariat avec le centre FAEELOUN (Centre de recherche en Anthropologie, en Sciences Sociales et Humaines). Cette réflexion est conduite dans le cadre d’une thèse de Doctorat en Géographie et Aménagement du Territoire en cotutelle internationale (SOUIAH Sid-Ahmed, Université Oran 2 et BUCAILLE Laetitia, INALCO Paris). Elle s’inscrit, également, dans un programme de recherche et de coopération bilatérale plus vaste (PHC Tassili 2020), domicilié au CRASC Oran, «La ville algérienne au féminin : entre interdits et espaces de liberté » fédérant des institutions et laboratoires algériens (CRASC, Université Oran 2, EGEAT, Université Oran 1) et des partenaires français (INALCO Paris, CESSMA – université Paris-Diderot).
– La mobilité des femmes dans la ville algérienne: un indicateur «genré» d’injustice socio-spatiale ?
A l’instar de la moitié des femmes interrogées pour les besoins de l’enquête sur la mobilité des femmes dans la ville, je rencontre moi-même des difficultés dans mes déplacements. En plus du harcèlement de rue qui est devenu monnaie courante, vient s’ajouter une multitude de contraintes pour se mouvoir dans la ville; peur des agressions physiques, vols et atteintes sexuelles aussi bien dans la rue que dans les transports collectifs, et que compliquent les désagréments liés à des infrastructures inadaptées pour les piétons (appropriations illicites de l’espace public et malfaçons), et tout particulièrement pour les femmes accompagnées d’enfants en bas âge, sans citer d’autres contraintes qui contrarient les mobilités féminines et accentuent les inégalités liées au genre (masculin / féminin) dans l’accès à lespace public et à différents lieux de la ville selon les motifs de déplacement (travail, études, achats, soins de la personne, loisirs…). Cette injustice socio-spatiale préexistante à la crise sanitaire actuelle, s’est aggravée pour les femmes par certains faits, dispositions ou comportements que l’on peut aisément rattacher à la pandémie du coronavirus, notamment du fait de l’arrêt des transports collectifs (TC) et des taxis dont 28% des Oranaises étaient dépendantes. Nombre d’entre elles ont vu leur espace de circulation se rétrécir considérablement et subir dans certains cas, un enfermement dans la sphère privée de l’habitation prenant souvent et sans partage, les charges familiales et tâches domestiques, notamment pour celles qui occupaient un emploi ou fréquentaient des lieux de formation, mises en congé forcé dans le cadre du confinement. Citons aussi l’aggravation de la précarité avec la perte de revenus, particulièrement pour celles dont les emplois relèvent du secteur informel et parfois privé qui se retrouvent au chômage avec la crise sanitaire. Quant à celles qui dépendent financièrement de personnes touchées par la pandémie, elles sont doublement pénalisées.
C’est en partant de ce premier constat, celui d’un sentiment d’insécurité qui m’accompagne dans mes déplacements quotidiens, que je me suis interrogée, en tant que géographe, sur les difficultés que peuvent rencontrer les femmes d’Oran dans leurs mobilités quotidiennes: comment le vivent-elles ? Sont-elles résignées ou luttent-elles et comment ?
A partir de ces interrogations, j’ai décidé d’explorer l’axe de la géographie du genre, déjà bien investi dans les pays anglo-saxons, puis européens. S’agissant d’une recherche universitaire, je m’efforce de mettre en retrait mes propres jugements et valeurs afin d’analyser le réel de la vie quotidienne des femmes. Ainsi je m’applique, dans mes travaux, à respecter le recul épistémologique exigé, au sens où l’entend Gaston Bachelard et que défendent plusieurs auteurs des Sciences Humaines et Sociales (L. Althusser, E. Durkheim) et d’afficher en toute circonstance la neutralité axiologique que recommande Max Weber.
Le détour méthodologique et les interrogations: le quantitatif et le qualitatif pour repérer et expliquer
Le terrain d’études choisi est une grande métropole urbaine, Oran, deuxième ville d’Algérie, une agglomération largement millionnaire, où l’accès à l’espace public, même s’il est plus aisé que dans d’autres villes algériennes, demeure encore marqué par une forte différenciation entre les deux sexes. C’est à travers une enquête par questionnaires, avant la pandémie, que nous avons tenté de comprendre la présence de « ces murs invisibles » qui, selon le géographe Di Méo, freinent ou contrarient la mobilité des femmes dans la ville et contractent leurs espaces de circulation et de fréquentation en situation normale. Pendant la crise sanitaire, il s’avère que cette mobilité se complique davantage si on tient compte des entretiens réalisés durant la période de confinement.
Deux questionnements structurent notre approche:
– Comment cerner ces difficultés pour mieux corriger les injustices socio-spatiales envers les femmes ?
– Que peuvent les politiques publiques, les instruments d’aménagement, de planification et d’urbanisme afin de penser autrement une ville où la femme a toute sa place ?
Répondre à ces questionnements, c’est tenter de proposer des solutions durables pour réduire les inégalités liées au genre et permettre aux femmes de se réapproprier certains morceaux de la ville qui leur semblent difficiles d’accès.
– Que peut-on dire de la mobilité des femmes à Oran avant la pandémie du Covid-19
Une première enquête auprès de 500 femmes a été réalisée durant les mois de novembre et décembre 2019. De nombreux thèmes ont été abordés, nous n’en citerons que quelques-uns: les caractéristiques des enquêtées (Age, situation matrimoniale, avec ou sans enfant, CSP les modes de transport utilisés (marche à pied, transport collectif, taxi réglementé ou clandestin, voiture particulière (conductrice ou accompagnée), les motifs de déplacement (travail, études, soins de la personne, achats alimentaires ou non alimentaires, visites familiales ou amicales, balades et sorties, etc.). Cerner et situer les «Espaces attractifs» pour les femmes : quartiers et rues les plus fréquentés et pourquoi ? Versus «Espaces répulsifs»: les lieux d’évitement (quartiers et rues) et pourquoi ? D’autres questions ont enrichi cette enquête : heures et fréquence des sorties, le contrôle social exercé par les parents, le mari ou autres, l’auto-restriction, l’insécurité dans les déplacements.
Les traitements préliminaires indiquent que la marche à pied (MAP) est le mode de déplacement préférentiel pour près de 39% des femmes interrogées, tous motifs de déplacement confondus (travail, études, courses, balades, etc.).
Il semble que ce mode de déplacement à l’intérieur de la ville ait ses avantages et ses inconvénients. Il peut correspondre à un choix motivé par la proximité des lieux fréquentés (par exemple : plus d’un 1/3 des femmes actives ou étudiantes habitent près de leur lieu de travail ou de leurs établissements de formation). Comme il peut être, aussi lié aux insuffisances des transports collectifs, à du contrôle social ou à des contraintes d’ordre budgétaire et qui exposent les femmes à des désagréments dans leurs mobilités pédestres avec toutes les déconvenues que peuvent présenter les espaces piétonniers de circulation (trottoirs endommagés et inadaptés). Même si la marche à pied reste économique et bénéfique pour la santé, elle restreint fortement le périmètre de mobilité des femmes.
Quant à l’usage de la voiture particulière (VP), celles qui peuvent en disposer représentent un peu plus du quart (26%) des femmes interrogées. Dans de nombreux cas le véhicule peut être familial ou celui du conjoint. Toujours est-il que les femmes concernées en sont dépendantes car se faisant le plus souvent accompagner. Ce qui, a priori, semble conférer un certain confort et une certaine liberté de mouvement n’est pas toujours le cas. En effet, se faire accompagner en voiture peut relever du contrôle social.
Il arrive, à celles possédant un permis de conduire, d’emprunter le véhicule familial ou celui du conjoint pour leurs déplacements. Seules 8% des femmes interrogées détiennent le plein usage et la pleine propriété d’un véhicule. L’ensemble de la catégorie des femmes qui a déclaré la VP comme mode de transport privilégié ne subit, réellement, pas les contraintes de mobilité liées à la crise sanitaire sauf pendant les heures de couvre-feu.
En revanche, les femmes dépendantes des transports collectifs et des taxis sont celles dont la mobilité a été le plus contrariée par les dispositions relatives à la pandémie actuelle, avec l’arrêt des TC et des taxis. Cette catégorie représente près de 28% des femmes interrogées, tous motifs de déplacement confondus. Ainsi, avant la crise sanitaire, les usagères des TC et des taxis se répartissaient de la manière suivante : 16,4 % en bus, 8,5 % en taxi et 2,8% pour le tramway. Il est important de préciser que l’utilisation des TC et des taxis et malgré une moyenne de 27.7 % contre 38.6 % pour la MAP, représente un mode de transport prioritaire pour les Oranaises afin de rejoindre les lieux de travail, de formation, accomplir des achats non alimentaires ou bien pour leurs rencontres amicales. Il reste un mode de transport indispensable pour les déplacements obligatoires, facultatifs ou épisodiques.
Les mobilités géographiques féminines mises à l’épreuve:
Harcèlement, insécurité et contrôle social…
Il est indéniable que le harcèlement de rue, celui en voiture et les problèmes liés à la sécurité représentent les contraintes majeures car citées par 37% des femmes interrogées. Ainsi, les femmes sont réellement dérangées, voire inquiétées dans leurs mobilités géographiques, tout en sachant que 28% des femmes ont estimé que les TC sont insuffisants et peu performants, ce qui complique sérieusement leurs mobilités dans la ville. En outre, le contrôle social est une réalité pour 20% des femmes. Il prend la forme de surveillance, exigeant souvent une permission de sortie (du père, du conjoint, de la mère, de la belle-famille, etc.), les poussant dans certains cas à de l’auto-restriction.
– Quelles contraintes, liées au transport, dans la mobilité des femmes à Oran pendant la pandémie ?
Afin de relever et analyser les contraintes auxquelles sont exposées les femmes en matière de mobilité durant la pandémie, nous avons utilisé les réseaux sociaux et les contacts téléphoniques pour conduire des entretiens et échanger avec des Oranaises sur ce qu’elles endurent en situation de crise sanitaire et en absence de tout moyen de transport, qu’il soit collectif (bus et tramway), semi-collectif (taxis à la place) ou individuel (taxis urbains à la course). Le rabattement vers le taxi clandestin pour les femmes plus âgées et les VTC type Uber (via l’application Yassir sur smartphone) pour les plus jeunes est un phénomène qui a pris de l’ampleur durant les mesures de confinement et qui mérite toute notre attention.
l Le taxi clandestin durant la pandémie, un report modal pour les femmes les plus âgées
Face à l’évolution de la pandémie, les autorités algériennes sont passées à l’action à la mi-mars 2020 en renforçant les moyens sanitaires et l’encadrement sécuritaire. Un confinement partiel concerne Alger et 13 autres wilayate, dont Oran, avec un couvre-feu de 19 h à 7 h du matin (pour certaines wilayate il a été avancé à 17 h). Et dès le 19 mars 2020, les autorités ordonnent la fermeture des cafés et restaurants dans les grandes villes, ainsi que la suspension de tous les moyens de transport collectifs urbains et interurbains (publics et privés), ainsi que le trafic ferroviaire. Les autorités ont aussi décrété la fermeture des écoles, CEM, lycées et universités, des stades, des mosquées et de tous les lieux de rassemblements comme les salles de fêtes, ainsi que l’interdiction des manifestations et la suspension de toutes les liaisons aériennes et maritimes.
Ces mesures visant à casser les chaînes de transmission du virus, mettent à mal la mobilité des oranaises, notamment pour celles dont la mobilité dépend des transports collectifs. Les témoignages recueillis indiquent certaines solutions de contournement que nous examinerons. Une dame âgée de 55 ans, mariée et mère de trois enfants dont le plus jeune, âgé de 10 ans, déscolarisé depuis les mesures de confinement est placé chez sa grand-mère qui habite le même quartier populaire (Les Planteurs). Cette dame, qui assure des revenus pour l’ensemble de la famille étant donné que son mari est au chômage, était employée à temps plein comme femme de ménage dans une pharmacie et se rendait à son travail à l’aide des TC. Depuis l’arrivée de la pandémie, son employeur a réduit fortement ses journées de travail. Ne lui faisant appel qu’en cas de besoin, mais en lui assurant le transport. Ainsi, une perte non négligeable de revenus l’a contrainte à rechercher du travail chez des familles qui résident loin de chez elle. En l’absence de TC, le recours aux taxis clandestins était inévitable. Le prix de la course a fortement érodé les revenus complémentaires qu’elle est obligée de se garantir pour les besoins vitaux de sa famille. Une autre dame, plus âgée (64 ans), femme au foyer qui se déplace peu depuis la pandémie, car cliente des TC qui sont à l’arrêt, n’a pas d’autres choix que de limiter ses déplacements, surtout que les seuls revenus assurés par ses fils lui font défaut avec la perte de leurs emplois informels. Habitant un quartier situé dans la périphérie ouest de la ville (Cité Petit) et désirant se rendre à Médina Jdida (quartier commercial de la ville) pour les achats non alimentaires, le recours au taxi « clan» est inévitable. Depuis, le prix de la course l’a forcée à ne se déplacer qu’en cas d’impérieuse nécessité.
Certaines femmes se sentent cloîtrées comme celle, âgée de 40 ans, célibataire, fonctionnaire mise en congé forcé. Cette femme souffre de l’enfermement et elle n’est sortie que deux fois depuis deux mois, dans les deux cas, elle a eu recours au taxi urbain mais dont l’enseigne extérieure était couverte d’un bonnet, manière de signifier qu’il est hors service car tous les taxis urbains sont interdits d’activité durant le confinement. Cependant un certain nombre de ces « taxieurs» se reconvertissent en clandestins pour s’assurer des revenus et contrecarrer la concurrence déloyale exercée par les taxis clandestins.
– L’offre Yassir, largement utilisée par les plus jeunes, actives et connectées
Comme nous l’avons précisé précédemment, le rabattement sur la formule Yassir est incontestable. Il se réalise parfois si le transport pour compte propre est inadapté. C’est le cas de cette jeune fille de 27 ans, employée dans un laboratoire d’analyses et résidant en périphérie Est de la ville et qui déclare : « je continue à travailler en période de confinement. La navette mise en place par mon employeur passe trop tôt…». Il semble que les horaires de la navette ne l’arrangent pas pour le matin, surtout que le confinement a, pour partie, coïncidé avec le Ramadhan.
En outre, le circuit du ramassage implique beaucoup de temps qu’elle juge inutile. Elle se rabat sur une autre formule pour échapper à cette contrainte: «…Je fais appel à un taxi via l’application Yassir, ça me revient cher mais c’est plus rapide, me laisse plus temps le matin et c’est plus sécurisé…». C’est aussi le cas des femmes qui limitent leurs sorties comme cette dame de 36 ans, mariée avec un enfant, cadre d’entreprise qui déclare: «…J’ai limité au maximum mes sorties, mais quand je suis dans l’obligation de me rendre quelque part j’utilise l’application Yassir pour me déplacer quand mon mari est indisponible pour m’accompagner en voiture…». Certains employeurs remboursent les frais de déplacements aux employées dont la présence est indispensable. Deux témoignages relativement similaires ont été recueillis dans ce sens et nous n’en citerons qu’un seul, celui de cette jeune fille de 28 ans, célibataire, employée de banque, qui prend régulièrement un taxi Yassir depuis l’interdiction des taxis au compteur.
Si harcèlement et insécurité baissent du fait de la crise sanitaire, les femmes subissent de plein fouet les incidences de la pandémie qui réduisent fortement leurs territoires de mobilité et les astreignent, quelque fois, à regagner la sphère privée de l’habitation par en l’absence de moyens de transports habituelles ou par manque de moyens financiers. Ce travail présente les résultats préliminaires de l’enquête et des entretiens, qu’il faudrait compléter en poursuivant les observations et analyses pour évaluer l’impact sur les femmes suite au déconfinement. Avec la réactivation des TC, il est important d’agir pour plus de justice socio-spatiale, en évitant de pénaliser davantage les femmes : harcèlement, insécurité, contrôle social et risques sanitaires.
*Doctorante, université Oran 2 – Chercheure-associée au CRASC Oran