La communauté scientifique a failli

Nabila Bekhechi, Liberté, 9 juin 2020

En Algérie, et notamment depuis la réforme de l’Université de 1971, les diplômés  des  Sciences  humaines  et  sociales  SHS ne sont envisagés que dans leur rôle de relais du pouvoir politique au sein de la société. C’est pourquoi elles sont pratiquement en rupture avec le réel de la société algérienne.”

Où sont les  universitaires ?  Où  est  l’élite ?  Qui  n’a  pas  entendu  cette interrogation et notamment  depuis  le soulèvement populaire du 22 février 2019. On  s’attendait  que  les  universitaires  portent  haut  et  fort  l’idéal démocratique clamé  par l’insurrection  citoyenne  pour  l’instauration  d’un État de droit. Il  faut dire que le “champ du possible” ouvert par le Hirak n’a pas suscité  un  soulèvement  massif  de  la  communauté  universitaire  et scientifique.

Il est avéré, aujourd’hui, que la  subordination  du  champ  universitaire  au pouvoir politique a entravé  l’autonomisation des groupes  professionnels et  l’émergence  d’un  champ  académique  autonome.  En   dehors,  des organisations  inféodées  au  système,  la  communauté  universitaire  et scientifique se trouve  dans l’impossibilité de s’organiser dans un cadre légal et indépendant et, par conséquent, impuissante  à s’imposer comme autorité de proposition et, encore moins, de contestation.

Dans ce contexte, les enseignants et les chercheurs sont pris en otages. La domestication, les passe-droits,  le  clientélisme  ont  eu  raison  de carrières en passe d’oublier leurs vocations. Souvent, et notamment  pour les  postes  à hautes  responsabilités, la  promotion  académique n’est pas tributaire de la compétence, mais de l’allégeance au système en place.

L’élite  que  “l’État   veut  produire  n’est  pas  celle  qui  serait  compétente techniquement, mais  bien  celle  qui,  ayant  intériorisé  les  principes politiques, pourrait ‘gérer’, pour l’État, la société civile” (Kadri, 1991).  La défaillance de la communauté  universitaire  ne  s’arrête pas là !  Particulièrement  en  ce  qui concerne le domaine fondamental  et vital pour  toute  société, à  savoir  celui des sciences humaines et sociales (SHS).

Ce domaine  qui  doit  porter  la  responsabilité de  conscience  critique  de  la société et d’entreprendre la tâche de déconstruire et de traquer les processus d’aliénation. De ses attributions, seule  la fonction  utilitaire est valorisée. Les SHS ont participé  historiquement  à  la  formation “des  cadres  de référence intellectuels” dans les sociétés contemporaines modernes.

En Algérie, et  notamment  depuis  la  réforme  de  l’Université  de 1971, les diplômés des SHS ne sont envisagés que dans leur  rôle de relais du pouvoir politique au sein de la société. C’est  pourquoi  les   SHS sont pratiquement en  rupture  avec le  réel  de  la  société   algérienne, ses   problèmes,  ses  profonds changements, voire ses transformations.

Il suffit pour s’en convaincre d’interroger les finalités et  les  modalités  selon lesquelles, les programmes, les objets, les axes et les champs de recherche sont choisis, et qui obéissent, en cela, le plus souvent, aux orientations du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique.  En 2004, le Centre de recherche en anthropologie sociale et culturelle (l’une des rares  structures  qui  survit  dans  ce  marasme  général)  organisait   un symposium sur “L’état des savoirs en sciences humaines et sociales”, dans lequel le signal d’alarme est sonné.

Il  y  était  question  de  dissémination  et   de  perte  d’une  communauté scientifique, de  l’instrumentalisation  et  de  l’échec  de  l’implantation  des sciences humaines et sociales, de la dépendance du savoir académique, vis-à-vis du contexte institutionnel et sociétal. Ce n’est pas la première fois qu’un constat alerte sur les dysfonctionnements du domaine des SHS et cela dans la majorité du Monde arabe.  En 1991, un colloque sur les sciences sociales dans les sociétés arabes fait état  d’une  crise  et  d’une  situation  dramatique des disciplines.

Est-ce toujours la faute de l’État ?

C’est  un  truisme  de  dire, aujourd’hui, que  les  disciplines  composant   le domaine des SHS  sont investies de fonctions idéologiques au détriment du savoir savant et des impératifs épistémologiques, voire déontologiques. À tel point que l’apport  scientifique  semble  être  relayé  à  un  rôle secondaire, il contribue, tout au plus, à  donner  un  statut  aux  institutions et une pseudo-validité scientifique aux contenus.

Il n’est plus à démontrer que les fonctions paradigmatiques imparties au SHS ne sont pas d’ordre épistémique, mais essentiellement liées aux politiques scientifiques de récupération, de contrôle et de légitimation. Les recherches contemporaines font état de : l’identité comme obstacle épistémologique, de l’impasse réformiste, de la clôture dogmatique, de la contrainte constitutionnelle.

En même temps que le technocratisme scientiste, l’empirisme tous azimuts, le méthodologisme  ont  montré  leurs  limites. Il  faut  dire  que  le  contenu scientifique en SHS est susceptible d’être subversif et d’avoir, en tant que tel, une emprise sur les divers secteurs d’activité et sur l’ensemble de la société, d’où  l’intérêt  de  le contrôler  et  de  l’instrumentaliser.  Accorder du  crédit  à l’esprit critique revient à déconstruire les idéologies étatiques.

L’État jacobin, la légitimité révolutionnaire revisitée par l’histoire critique risquent, par exemple, de remettre en question l’histoire officielle. Ce qui explique que l’opportunité offerte par le Hirak de libérer les espaces de la connaissance et du savoir n’a pas été saisie, ou relativement, par les enseignants et les chercheurs en SHS. Il faut dire qu’une large part d’entre eux ont intériorisé les idéologies étatiques, et ils participent, de ce fait, consciemment ou inconsciemment à leur diffusion.

Le monolinguisme a eu pour effet de priver une grande partie de ces diplômés des  avancées  théoriques  et  scientifiques des  SHS. Plus  encore, on  peut constater une  méconnaissance  des  fondements  théoriques  des  sciences modernes, de la philosophie et de l’épistémologie qui les sous-tendent. Il n’est peut-être pas exagéré de dire que l’insurrection citoyenne a réussi là où la communauté scientifique a failli, à savoir la déconstruction des idéologies officielles et la contribution à la construction de nouveaux paradigmes.

En effet, l’insurrection  citoyenne ne  revendique  pas  uniquement la rupture avec un ordre établi politique, elle est aussi l’expression d’une réappropriation de l’histoire, de la culture et de l’identité. En témoigne le rejet des idéologies et des stratégies  de  récupération et de légitimation dont le régime algérien s’est longtemps  prévalu  pour se  préserver. La  souveraineté  du peuple est exigée et prendra  la  forme  d’une  destitution  du  pouvoir en  place  de  la légitimité révolutionnaire.

De même que l’État jacobin, instauré au lendemain de l’indépendance et largement consacré par l’histoire nationale, sera au cœur de la consolidation d’un soulèvement qui se veut fédérateur et de dimension nationale. La pluralité culturelle et identitaire exigée par les acteurs sociaux et politiques différents, voire divergents, est corroborée par le mouvement populaire. Les signes et l’emblème amazighs remettront au jour l’identité, la culture, tandis que les slogans de solidarité se font entendre dans d’autres contextes.

La cause ibadite n’est pas exclue de ce paysage. La mort de Kamel Eddine Fekhar  en  prison a suscité  l’indignation  générale  dans  les rangs des hirakistes. Cette pluralité de l’identité algérienne n’a pu être attestée ni par les historiens, ni par les sociologues, ni par les anthropologues, ni même par les paléontologues ! Quand bien même  peuvent-ils prétendre  au statut  et  à  la crédibilité scientifique.

Il est probable que la participation massive des jeunes dans le Hirak soit en rapport  avec  la  massification  de  l’université,  et  peut-être  avec  la prédominance des SHS dans le choix des bacheliers. Le domaine serait-il intrinsèquement réfractaire à toute forme de subordination malgré l’atrophie endurée ? Garde-t-il un souffle de raison critique malgré l’état d’idéologisation avancée ? Et à ce propos, combien de laboratoires de recherche ont entrepris de faire le profil intellectuel et social des hirakistes ? L’effectif des étudiants poursuivant des études supérieures en SHS est de 65% sur l’effectif global. Il n’est pas nécessaire de rappeler qu’il s’agit d’une orientation par défaut.

Celle-là même qui assure la pérennité d’une massification à moindres frais, au  regard  des  sciences  expérimentales, de  santé  et  d’ingénierie  qui demandent des laboratoires et des équipements. Celle-là même qui accuse de lourds problèmes de débouchés en raison de l’absence de coordination et de planification entre la formation en SHS et les spécificités des territoires, mais aussi en raison du faible rôle imparti aux SHS dans la société, l’enseignement secondaire, les institutions de formation, etc.

Par ailleurs, les statistiques officielles font état d’une production scientifique satisfaisante. Et on cherche toujours l’apport heuristique de ses productions ? Les  avancées  théoriques  et  empiriques  restent  imperceptibles. Combien peuvent prétendre à la qualité   de  référence ou  d’école ? Combien  de ses productions sortent des rangs poussiéreux des bibliothèques ? Combien ont suscité  un  débat  public, une  polémique ?  Ces  polémiques  ô  combien bénéfiques aux débats d’idées !

Les débats pratiquement  absents  de  la  sphère publique et médiatique, jusqu’alors, sont revenus en force depuis la révolution du 22 février. Le soulèvement a libéré une parole que le système continue de museler. Puisque le seul espace possible de débat libre est celui offert par les réseaux sociaux, ce terrain marécageux et semé de pièges.

Le jeune activiste Walid Kéchida sera emprisonné pour avoir créé un groupe Facebook. Cette  mine  d’or  pour  les sociologues, et  qui  eut  un  grand retentissement  parmi  les  jeunes, proposait  un  contenu  humoristique  et contradictoire, présentant diverses  tendances et orientations  politiques et sociétales. Mais ce n’est pas au goût des décideurs politiques qui ont tracé les impératifs légaux, comme des lignes rouges à ne pas franchir. Bien que ces fondamentaux fassent l’objet de discussion  et de débats importants au sein de la société.

L’islamologie, la nouvelle herméneutique et la philologie auraient pu être d’un intérêt  scientifique  déterminant  et  fournir  des  réponses  concrètes  et  des connaissances nécessaires à la compréhension et  à l’appréhension du legs islamique. Mais pour cela, il aurait fallu  qu’elles trouvent leur place parmi les disciplines  pertinentes  (comme  on  aime  à  le  dire)  pour  les  sociétés musulmanes. Pour les quelques penseurs  et  chercheurs  libres en SHS, la Toile est aussi un des rares espaces de vulgarisation.

La société étant encore  privée de l’apport  scientifique  et  de  la  réflexion critique et du débat contradictoire. La plupart des figures médiatisées sont celles qui cautionnent un statu quo et une pérennisation du système. Leur constat, presque unanime, et récurrent stigmatise une société coupable de ses  maux, dédouanant, par  là  même, toute  autre  partie  justiciable. Les individus y  sont  inculpés dans un discours moralisateur :  d’immaturité, de manque de  civisme, d’éducation, d’engagements (des étudiants).

On en arrive même au non-respect des injonctions divines.Il ne faut pas conclure que les universitaires  sont  totalement  absents  du  champ de contestation. Ils forment la diversité de la masse des manifestants qui battent le pavé, bien que souvent à titre individuel. Mais pas seulement, à la faveur d’une conscience  consolidée  par  le  soulèvement  populaire, plusieurs initiatives  d’organisation  ont  vu  le  jour  dont  celle  des  universitaires.

Ainsi, la  Coordination  nationale des  universitaires  algériens  pour  le changement (Cnuac) revendique son appartenance au Hirak et défend ses principes  fondamentaux  pour  un  État  de droit  et une  Algérie  libre  et démocratique. La  coordination  s’inscrit  aussi  dans  un  projet  de démocratisation et de réappropriation de l’université, de son espace, de sa gestion et de son autonomie.

Par : NABILA BEKHECHI
CHERCHEURE INDÉPENDANTE

 

DÉCLASSÉE socialement et mal classée sur l’échiquier international, l’université algérienne est plongée dans un profond malaise jusqu’à perdre sa vocation. Des universitaires, chacun dans sa discipline, décryptent l’état des lieux et ouvrent des pistes pouvant lui redonner sa place de choix.