Une cartographie de mondes parallèles
Lina Soualem, fanzine participatif divine , mai 2020
Je suis née avec des plaques rouges sur le visage et sur le corps. En forme d’archipels ou de grands continents. Une sorte de mappemonde personnalisée. On a dit à ma mère que c’était de l’eczéma. Mais elle a toujours su que c’était autre chose. À huit ans, on établit enfin un diagnostic : érythro-kératodermie variabilis. C’est un syndrome rare à prédominance féminine, dû au hasard de la génétique. Il provoque, en plus de la peau sèche, l’apparition de plaques de sécheresses, qui changent sans cesse de forme et de position. Une maladie au nom mystérieux, compliqué à prononcer, qu’il me plait à l’époque de répéter à tout bout de champ, devant les yeux surpris et ébahis des autres enfants à l’école. Sur mon corps se dessine une carte du monde, qui évolue au fil des saisons. En hiver, les continents sont immenses, épais, rouges, le froid aggravant mon état. En été, les continents deviennent des archipels et disparaissent petit à petit, comme engloutis par l’océan. Le soleil et la chaleur estivale me font du bien. Je guéris l’été. « Il faut vous installer dans un pays chaud et humide », m’ont souvent préconisé les dermatologues. J’ai toujours vécu à Paris. Loin de la chaleur et de l’humidité salvatrices.
A quinze ans, je consulte une dermatologue, spécialiste des maladies génétiques, à l’Hôpital Saint-Louis à Paris. Alors qu’elle ausculte la carte du monde inscrite sur ma peau, elle me demande : « D’où viennent vos parents ? ». Je lui réponds que ma mère est une palestinienne née à Nazareth, en Galilée et que mon père est né en France, de parents algériens originaires d’un petit village de montagne de l’Est Algérien, près de Sétif. La dermatologue me demande s’il y aurait eu des croisements de migrations entre les pays d’origine de ma famille paternelle et maternelle. La soupçonnant d’amalgames absurdes, je lui réponds que non, que la Palestine et l’Algérie sont très éloignées l’une de l’autre, que ce sont deux terres différentes, deux pays différents. Elle me dit que parfois ces maladies peuvent résulter d’un lointain croisement génétique. Face à ce que perçois comme un manque de tact, je ne réponds rien. Je me sens vexée. Dans mon esprit de jeune adolescente, ça fuse. « Mais qu’est ce qu’elle connait de ces pays ? L’Algérie a sa propre histoire! La Palestine aussi! ». Bien sûr, face à la dermatologue je reste silencieuse, souriante et polie. Une fois sortie, je m’empresse de raconter l’anecdote à mes amis. Tous sont d’accord avec moi. On se moque ensemble de l’ignorance de la spécialiste de Saint-Louis. Cette anecdote, je l’ai racontée longtemps. Elle marque l’originalité de ma condition épidermique.
En grandissant, je maîtrise de mieux en mieux les diverses cartes du monde qui se dessinent sur mon corps. Érythro-kératodermie variabilis ne m’impressionne plus. Je lui offre du soleil, autant que possible, et beaucoup de beurre de karité et d’huile d’argan.
Depuis toute petite, je voyage en Galilée tous les ans pour voir ma famille maternelle palestinienne. Je découvre l’Algérie à l’âge de vingt-et-un ans, j’y retourne plusieurs fois. J’y visite le village de mes grands-parents. Je ne fais pas de parallèles, je ne fais pas d’amalgames. Ce sont deux terres distinctes. Un Algérien a peu de chance d’aller en Palestine, dont les frontières sont contrôlées par l’armée israélienne. Un Palestinien a peu de chance d’aller en Algérie, du fait des restrictions de mouvements et de voyage qui s’imposent à lui. Au-delà du lien idéologique entre les peuples palestinien et algérien, symboliquement proches car marqués par une histoire de résistance au colonialisme, il n’existe pour moi pas de lien tangible entre ces deux terres qui me composent. Seulement une distance géographique, kilométrique, précise et calculable.
J’ai vingt-neuf ans quand des années après ma rencontre avec la dermatologue, l’Histoire me rattrape pour m’inscrire en son sein. Je reçois sur Facebook une invitation à un événement. Je clique et lis : « Séminaire : Algériens de Palestine / Palestiniens d’Algérie : Une histoire croisée ».
Une histoire croisée ? Je suis d’emblée intriguée. Je n’ai qu’une hâte, aller à ce séminaire. Une fois là-bas, je ne connais personne. Je m’installe sur une des chaises au premier rang. Les yeux écarquillés, je fixe l’intervenant face à moi, un étudiant en master d’histoire à l’ École des Hautes Études en Sciences Sociales. Je le scrute. Je me demande comment il va pouvoir justifier cette connexion qu’il prétend avoir trouvée entre les deux pays qui se lient dans ma chair. J’attends, impatiente. Il commence alors à présenter son travail de recherche en racontant qu’au XIXème siècle, quelques milliers d’Algériens ont émigré en Palestine. Ils fuyaient l’occupation coloniale française de leur pays. Il précise que la plupart de ces Algériens venaient de la Kabylie, des monts du Djurdjura, de la région de Tizi Ouzou et de l’Est Algérien. Ils se sont installés dans le département palestinien de Galilée, éparpillés dans une centaine de maisons et une dizaine de villages. Ils vivaient de la culture de légumes et de fruits, de la plantation d’oliviers, ainsi que de l’élevage, comme ils le faisaient dans les montagnes de Kabylie. Ils y perpétuaient leur langue, le tamazight, qu’ils transmettaient à leurs enfants. Certains de ces Algériens qui ont vécu en Galilée, retrouvés par l’étudiant, lui ont confié que s’ils avaient décidé de s’installer dans cette région de la Palestine, c’est parce que les montagnes de la Galilée leur rappelaient les montagnes de la Kabylie.
Face à ces découvertes, je suis abasourdie, fascinée, captivée. Alors que je regarde la carte que l’étudiant dévoile sur sa présentation PowerPoint, je reste bouche bée. Ces Algériens se sont installés principalement à Safad et à Tibériade. À Safad, un quart de la population était algérienne. Certains Algériens étaient tellement intégrés à la vie locale, qu’on ne pouvait plus les distinguer des Palestiniens.
Je suis émerveillée. Mon arrière grand-mère paternelle, Fatima, était de Tizi Ouzou, en Kabylie. Mes grands-parents paternels sont nés dans le petit village de Laouamer près de Sétif, dans l’est Algérien. Mon arrière grand-mère maternelle, Aïcha, est née à Safad en Palestine puis s’est mariée à Tibériade, où elle eut ses neufs enfants avec son mari, Hosni Tabari. Aicha et Hosni Tabari, portaient le nom de leur ville Tabaria, en arabe.
Je repense à cette dermatologue de l’hôpital Saint-Louis. Elle avait raison ! Il y a avait donc eu des croisements de migrations. Mes parents porteraient alors un gène commun remontant à cette migration croisée. Ce gène serait la cause de ma maladie génétique. Tout à coup, Érythro-kératodermie variabilis cesse d’être un mystère, les cartes du monde qu’elle forme sur ma peau ne sont plus une intrigue. Je dispose enfin des clés pour les déchiffrer.
Alors que la conférence touche à sa fin, j’ai envie de lever la main, de parler de mon problème de peau, de montrer que cette histoire croisée est plus que réelle, elle est ancrée dans mon épiderme. J’ai envie que l’étudiant m’interpelle et me dise « Vous ! J’ai l’impression que vous avez quelque chose à nous raconter ». Mais bien sûr, le cœur battant, je ne dis rien, je reste dans l’anonymat. Je ne suis qu’une des multiples histoires intimes de cette grande Histoire.