Les béquilles d’un pouvoir épuisé : vieux « intellectuels » supplétifs et documentaire français « civilisateur »

Algeria-Watch, 2 juin 2020

La pause des manifestations bihebdomadaires depuis la mi-mars (la 56e et dernière manifestation a eu lieu le 13 mars) ne signifie nullement la fin du processus révolutionnaire enclenché le 22 février 2019. Les revendications portées par des millions de manifestant(e)s ne sont pas satisfaites. En guise de réponse à la contestation populaire, le régime a coupé quelques-unes de ses branches les plus pourries, mais les causes de l’insurrection démocratique continuent de prévaloir. La dictature militaro-policière est parfaitement consciente du fait que le hirak du peuple algérien est bien vivant et que sa puissance mobilisatrice est intacte. Nul besoin pour cela d’enquêtes sociologiques ou de police politique : il est impossible de masquer l’évidence de l’exaspération populaire et l’ampleur du refus de l’autoritarisme et du rejet des personnels du système. Les généraux savent que dès la fin du confinement, ce mouvement ressurgira dans les villes du pays avec plus de force et de détermination.

La prévisibilité de la résurgence du hirak est d’autant plus simple à établir que le régime, loin de prendre des mesures convaincantes susceptibles de surmonter la méfiance et la défiance, n’a fait que confirmer son caractère liberticide dans des accès de démagogie sénescente et de propagande inepte. Tous l’ont constaté : plutôt que de mettre à profit l’inespérée « période de grâce » de la pandémie – qui a forcé la suspension des manifestations – pour définir des issues politiques à l’interminable crise que traverse le pays, les « décideurs » militaires et leurs perroquets de la façade civile du régime se sont recroquevillés sur leurs pires pratiques.

Ainsi, toutes les raisons qui ont poussé les Algériens à occuper la rue pendant plus d’une année sont exacerbées par le régime lui-même. Le seul discours audible émanant du pouvoir est celui de la démagogie et son unique moyen est celui de la répression pour faire passer auprès de l’opinion ses très peu convaincantes tentatives de replâtrage.

Face à la pandémie : incompétence et improvisations

La gestion des affaires publiques confirme l’incompétence et la médiocrité d’une administration loin des préoccupations d’intérêt général. La pandémie de Covid-19 a montré, s’il en était encore besoin, l’incapacité manifeste du pouvoir à faire face à des circonstances que des pays beaucoup moins dotés ont relevé avec infiniment plus d’efficacité.

Ainsi, le plus grand désordre a caractérisé l’organisation du confinement. Tout au long du développement de la pandémie, les décisions contradictoires, les improvisations sans lendemain accompagnées de déclarations lénifiantes (« La situation est sous contrôle »), hors de toute réalité, se sont succédé dans l’indifférence générale de la population. Le populisme outrancier et les postures paternalistes de ministres dépassés par les événements ont tenu lieu de stratégie de communication. Dans les faits, ce sont bien les personnels soignants, appuyés souvent par une réelle solidarité populaire, qui ont assumé, avec des moyens dérisoires, le poids d’une situation parfois extrême.

L’exemple de la ville de Blida, frappée lourdement et la première confinée, a montré l’étendue de l’incompétence d’autorités dépassées, seulement capable de mettre en œuvre les dispositifs policiers d’interdiction d’accès à cette importante agglomération. Les habitants de la ville et de ses environs ont vécu des journées très éprouvantes, se retrouvant du jour au lendemain sous couvre-feu permanent sans aucune possibilité de pourvoir à leurs besoins élémentaires. C’est la solidarité de la population de plusieurs régions du pays qui a permis de soulager les Blidéens. Une vidéo circulant sur les réseaux sociaux a montré les quelques paniers rachitiques offerts par les autorités aux familles, contenant des provisions ne suffisant même pas à assurer un repas pour une famille de quatre personnes.

La générosité et l’organisation de la population ont mis à nu, encore une fois, l’incompétence et l’absence d’empathie du régime et de ses prolongements bureaucratiques envers la population.

La neutralisation par la répression

À cent lieues des initiatives visant à alléger la pression morale sur une société privée de recours, la dictature, sans scrupule ni éthique, a voulu profiter de l’angoisse légitime des citoyens et de leur confinement pour reprendre en main le pays en imposant sa main de fer. Le pouvoir a en effet lancé une campagne de répression et de harcèlement méthodique et généralisée. Les différentes polices ont multiplié les enlèvements et arrestations de dizaines d’activistes du hirak à travers l’ensemble du territoire. La justice, complètement reprise en main, a ainsi condamné nombre d’entre eux à de lourdes peines. Ces hirakistes parfaitement honorables et n’ayant fait que s’exprimer sur les réseaux sociaux ont écopé de lourdes condamnations, allant de six à dix-huit mois de prison, assénées par des juges sans honneur.

Cette vague d’arrestations exprime la volonté de bâillonner la société et de verrouiller autant que possible toutes les plateformes de débat politique. Nombre des activistes sont poursuivis pour leurs activités sur les réseaux sociaux. La surveillance d’Internet est très visiblement la préoccupation principale des chefs militaro-policiers, soucieux de mettre un terme aux critiques. Les atteintes à la liberté d’expression se sont multipliées aussi avec l’interdiction de certains sites d’information, notamment le site Maghreb émergent, et des menaces directes contre les journalistes, dont Khaled Drareni – emprisonné et dont les demandes de remise en liberté ont été rejetées. Personne n’accorde le moindre crédit aux accusations absurdes d’« agents de l’étranger » proférées contre les journalistes et activistes embastillés. Tous comprennent qu’il s’agit de terroriser celles et ceux qui relaient l’expression du hirak.

Pour tenter de donner une substance « idéologique » à ce raidissement autoritaire, le régime a fait appel à ses rares fidèles soutiens intellectuels, notamment aux porte-parole de la théorie paranoïaque de l’« Algérie citadelle assiégée », vestiges d’un stalinisme exhumé du fonds le moins reluisant des archives politiques du pays. Le cahier des charges de ces intellectuels organiques réactivés consiste dans la critique radicale du hirak, présenté comme une pure variante des « révolutions de couleur », sponsorisées par la CIA, Soros, Israël et les services occidentaux. Cette campagne médiatique poussive a été inaugurée le 7 mai par un éditorial particulièrement consternant d’El Djeich, revue mensuelle du ministère de la Défense. Intitulé « Malheur aux traîtres de la patrie », ce texte d’une indigence insigne reprend dans une syntaxe approximative (en langue arabe comme en français) la logomachie menaçante de parti unique, vilipendant très violement des « traitres » non identifiés, accusés des pires forfaitures. Signé par le colonel Mohamed Réda Ghedjati, ancien chargé de communication du MDN, un officier supérieur apparemment bloqué dans un passé lointain (ce qui éclaire de manière préoccupante le niveau de l’encadrement politique de l’ANP), cet éditorial a donné le « la » à une campagne vociférante peu performante mais visiblement orchestrée.

Le fantasme épuisé de la « main de l’étranger »

La thèse des manipulations du hirak par des services étrangers est relayée par des supplétifs notoires dont la carrière universitaire témoigne du statut d’« intellectuels organiques ». Les prestations télévisuelles se succèdent pour étayer le scénario des marionnettistes allogènes. Ainsi Mohamed Lakhdar Maougal, ci-devant conseiller d’Ali Benflis, alors Premier ministre de Abdelaziz Bouteflika, fait le récit de son approche par des agents d’un service étranger (visiblement peu professionnel et particulièrement mal informé) pour infiltrer le hirak… Dans le même souffle, ce professeur d’université atteste que la décision de déclencher le hirak a été prise à… Paris lors d’une réunion de plusieurs figures de la classe politique algérienne, sans apporter le moindre élément pour étayer cette accusation gravissime.

Dans la même optique et sur le registre plus sérieux, ou moins bouffon, de « l’analyse », l’agence officielle APS a accordé le 26 mai une longue entrevue à Mohamed Bouhamidi, penseur ex-pagsiste et fervent soutien des « patriotes » et autres GLD (Groupes de légitime défense durant la « sale guerre »). Cet expert a disserté sur l’implication supposée des ONG du soft power occidental dans le détournement du hirak. L’analyse, peu probante en dépit de sa longueur, ne parvient pas à escamoter la réalité des alliances coupables d’un régime qui, obnubilé par sa seule survie, s’est offert depuis fort longtemps à toutes les puissances étrangères désireuses de prendre pied en Algérie.

Voici par exemple ce qu’écrivait le président américain George W. Bush à Abdelaziz Bouteflika le 3 juillet 2011 : « L’Amérique continue à compter sur l’Algérie en sa qualité de partenaire dans la lutte contre le terrorisme ainsi que dans la tâche cruciale de répandre la démocratie et de promouvoir la prospérité dans le monde. » On peut également citer la célèbre déclaration de William Burns, le secrétaire d’État adjoint pour l’Afrique du Nord et le Proche-Orient, en mars 2005 : « Washington a beaucoup à apprendre de l’Algérie sur la façon de combattre le terrorisme (1). »

Plusieurs éléments factuels montrent que la « main de l’étranger » guide le régime algérien dans le sens de ses intérêts économiques et stratégiques depuis de longues années. Et ce ne sont pas les envolées faussement patriotiques des uns et des autres, ni le rappel théâtral de l’ambassadeur d’Algérie à Paris (fin mai 2020) qui peuvent occulter l’amère vérité de la compromission du régime avec des puissances étrangères qui l’ont toujours fermement soutenu, notamment par leurs puissants relais médiatiques.

Un reportage français : l’« amour » comme trompe-l’œil

Près de trente ans après le coup d’État des janviéristes et plus de soixante ans après le « dévoilement des mauresques » sur le forum d’Alger (le 13 mai 1958), rien n’a changé dans le regard que les médias français portent sur la société algérienne.

Dans la tradition de l’information française « orientée » des années 1990 (2), ou les émissions de télévision présentaient, entre autres, l’éradicatrice Khalida Messaoudi comme la passionaria des libertés et Saïd Sadi comme un parangon de la démocratie, le documentaire Algérie mon amour signé par Mustapha Kessous, diffusé par France 5 le 26 mai dernier, respecte une tradition ancienne. Laquelle remonte à la « mission civilisatrice » coloniale qui visait (et qui vise encore) à moderniser les indigènes en leur faisant adopter, nolens volens, les mœurs du conquérant. La sexualité des Algériennes et des Algériens intéresse la presse française. Ce qu’illustre l’auteur de ce reportage, dont les parents sont originaires de ce pays et dont cette compulsion partagée pourrait traduire une intégration réussie dans la république laïque.

Ce reportage sans relief noie, dans un montage orienté, le souffle du mouvement populaire dans les désirs inassouvis et les rêves d’ailleurs de jeunes fans de Heavy Metal. Sans rendre compte de la vitalité, de la diversité et la formidable puissance politique du hirak. Mais pouvait-on s’attendre à mieux ? La chaine Arte, à l’avant-garde de la propagande pro-régime depuis l’époque de la « sale guerre », avait investi le même créneau il y a quelques mois avec en guest star Kamel Daoud, contempteur venimeux d’une sexualité masculine telle que fantasmée par les anthropologues coloniaux (3) et les tenants d’un racisme relooké qui avaient trouvé dans le défunt mouvement « Ni putes ni soumises » le vecteur d’un discours anti-arabe renouvelé.

Le reportage, destiné à un public français, relève d’un journalisme superficiel et paresseux. Pour les téléspectateurs algériens frustrés d’une production nationale de qualité, il s’agissait non pas de se voir dans le regard de l’autre, mais bien d’observer ce que peut tirer un journaliste présumé libre de la situation qu’ils vivent au quotidien. En réalité, ce que beaucoup ont compris est que ce documentaire qui met en exergue des questionnements moraux intimes représente un hirak biaisé et tronqué, semant ainsi le doute sur les motivations et intentions véritables de ceux qui se reconnaissent dans ce mouvement. Le hirak serait-il d’abord l’expression d’un antagonisme entre « modernité » occidentale et « bigoterie » islamisante ? La demande exprimée par ces jeunes de vivre leurs vies comme ils l’entendent fait partie de la revendication générale, plurielle et contradictoire, de droit et de liberté. Ces jeunes ne sont en rien condamnables, ce qui est questionnable est la volonté manifeste du réalisateur d’escamoter le contexte socio-politique dans lesquelles ils vivent.

Comment expliquer ainsi le fait que les revendications d’État de droit et de libertés publiques soient si peu abordées dans ce documentaire, alors même que leur violation constante par le pouvoir, depuis des décennies, a été le ressort principal du soulèvement populaire ? De ce point de vue, ce « documentaire » est un montage tout à fait favorable au régime. Au-delà des intentions, réelles ou supposées, l’effet objectif de ce reportage est l’exagération absurde de lignes de fractures socioculturelles pour réduire le sens d’un mouvement autrement plus profond et complexe.

Au bout de la manipulation, la nudité de la dictature

Alger a voulu faire preuve de subtilité en surfant sur le mécontentement d’une partie des téléspectateurs algériens pour donner de l’écho au documentaire en faisant mine de condamner l’« ingérence » française. Qui est dupe de ces simagrées ?

Le régime n’a pas d’argument à opposer au peuple qu’il opprime avec férocité, rien ne peut masquer l’étendue de son échec et de sa forfaiture. La mobilisation de moyens de propagande éculés et le rappel de pseudo-politiciens exhumés du très putschiste Conseil national de transition ou de journalistes au langage tranché pour tenter d’atténuer l’image méta-stalinienne des médias officiels ne prennent pas sur une opinion parfaitement au fait des méthodes du régime.

La fin de la pandémie qui signifie la reprise des mobilisations populaires suscite le désarroi d’un pouvoir épuisé, à bout de souffle, incapable de se renouveler. Enfermé dans son bunker mental, politique, militarisé, le régime bégaie les fausses solutions – la révision constitutionnelle en est la caricature – inopérantes et sans lendemain. La stratégie de reconstruction d’une façade depuis longtemps effondrée comme en témoignent les nominations de troisièmes couteaux à la tête des partis politiques fantoches (4) bute sur l’inexorable décomposition d’une organisation liberticide qui a conduit l’Algérie dans une impasse totale. Ces gesticulations sans effet sur la réalité ne trouvent d’autres relais que chez de rares préposés officieux chargés de la défense du régime, chroniqueurs préposés à l’insulte, journalistes vocaux aux loyautés fluctuantes et expertise depuis longtemps obsolète. La prolixité de ces acteurs de seconde zone en mission de crédibilisation du « changement en cours » est à la mesure de leur inconséquence politique. Ce mur sonore destiné à faire prendre des vessies pour des lanternes, reste sans écho chez les observateurs attentifs.

Le peuple algérien souhaite vivre dans un État de droit, débarrassé de toute tutelle autre que celle de lois que ses représentants vraiment élus et légitimes auront votées. Il est plus que temps que les forces lucides et réellement patriotiques qui peuvent encore subsister au sein des appareils de pouvoir prennent conscience des enjeux vitaux et assument leurs responsabilités pour éviter les fatalités vers lesquelles ce régime, dans son interminable agonie, mène le pays. La raison et la sagesse imposent que des compromis soient atteints entre la société et le pouvoir de fait. Les manipulations et faux-fuyants n’y changent rien : la solution de la crise est politique et doit être inclusive. Avec pour objectifs premiers l’État de droit et la justice souveraine. Le hirak inextinguible en est l’expression politique claire et déterminée.

1 Algeria’s struggle against terrorism : hearing before the Subcommittee on International Terrorism and Nonproliferation of the Committee on International Relations, House of Representatives, One Hundred Ninth Congress, first session, March 3, 2005. — United States Congress House, Committee on International Relations. Subcommittee on International Terrorism and Nonproliferation, Washington : U.S. G.P.O.

2 L’écrasante majorité des reportages des télévisions françaises, à la notable exception de ceux réalisés par Jean-Baptiste Rivoire, reprenaient alors les thèses du régime d’Alger.

3 Voir la précieuse analyse de Todd Shepard, Mâle décolonisation, Payot, Paris, 2017.

4 Voir l’excellent article de Redouane Boudjema, « RND, FLN… Changement à la tête des partis “administratifs” : les calculs d’El Mouradia », 31 mai 2020.