Quand les séries turques captent des millions de téléspectateurs

Rafik Lebdjaoui, Algeria-Watch, 15 mai 2020

Le Ramadan est aussi le mois où l’on passe de longues heures face aux écrans, particulièrement par temps de confinement. C’est durant cette période, en attendant l’iftar, la rupture du jeune, ou au cours des longues soirées que l’on regarde, le plus souvent en groupe, en famille ou entre amis, des séries qui seront commentées sous tous les angles. En Algérie comme ailleurs en terre d’Islam, cela fait des années que les séries turques ont détrôné les soaps égyptiens qui trustaient la majorité des téléspectateurs au Moyen-Orient et au Maghreb.

La production turque a introduit un point de vue narratif alternatif, en rupture avec celui, ultra-conventionnel, des feuilletons égyptiens en mal de renouvellement ainsi qu’avec celui des télénovelas brésiliennes, souvent mal doublées, véhiculant des situations et des vécus fort éloignés des cultures locales.

De nombreuses séries produites par les studios stambouliotes qui traitent de questions sociales familières ont conquis des millions de téléspectateurs au Maghreb et au Moyen-Orient comme Aşk-ı Memnu (Amour interdit), Gümüş (Argent, le métal). Kara Sevda (Amour aveugle). Kara Para Aşk (Diamants noirs). Les acteurs et les actrices dont les traits ne sont pas très éloignés des canons de beauté de nos régions ont atteint le statut de stars reconnues et adulées comme Kenan İmirzalıoğlu, Kıvanç Tatlıtuğ, Burak Özçivit ou Tuba Büyüküstün. Beren Saat ou Selma Ergeç. Certains prénoms comme Burak, Engin ou Tuba, il n’y a pas si longtemps inconnus, résonnent désormais très naturellement aux oreilles de téléspectateurs séduits. A l’instar de ce qui s’était passé dans les années 1960 pour les vedettes de séries cairotes, il est probable, selon des observateurs au fait des modes et tendances maghrébines, que ces prénoms figurent bientôt en bonne position dans les registres d’État civil…

La qualité technique des productions, aux meilleurs standards internationaux, les mises en scènes efficaces et modernes ainsi que la prestation très professionnelle des comédiens contribuent très largement à la réception favorable de ces séries. Les moyens mis en œuvre par les productions turques apparaissent à l’écran et les décors sont crédibles, à mille lieux des grossiers trompe-l’œil, des téléphones blancs, des stucs et médiocres carton-pâte des séries égyptiennes. Sur ces différents plans, les séries turques n’ont rien à envier, bien au contraire, à la concurrence nord-américaine.

Mais bien entendu ce sont d’abord les scénarios qui pour la plupart sont basés sur des faits historiques ou des narratifs sociaux qui ont séduit un large public qui retrouve des référents culturels familiers. Les drames familiaux et les histoires à l’eau de rose avec rebondissements multiples. Kara Sevda, par exemple, s’inscrivent dans un univers très voisin de celui des représentations maghrébines. Les récits sentimentaux qui traduisent à la fois les pesanteurs conservatrices de sociétés encore traditionnelles et l’inéluctable changement de mentalités induits par l’époque intéressent vivement un public confronté aux mêmes tensions socio-culturelles.

Mais le genre qui semble dominer au hit-parade des succès d’audience, est celui des séries historiques évoquant les grands moments de l’épopée musulmane en Turquie et les périodes décisives de la naissance et du développement du califat Ottoman. Au vu de sa réception phénoménale, figure au premier rang la série « La résurrection d’Ertuğrul » (Diriliş Ertuğrul). Mais ce succès exceptionnel n’est pas le premier, des gestes historiques, des règnes glorieux ou plus contrastés, des personnages considérables, souvent méconnus ou oubliés, ont été efficacement portés à l’écran, suscitant un engouement massif pour les séries historiques.

Soleiman le magnifique, feuilleton inaugural

Ainsi, le succès de la Résurrection Ertuğrul, a été précédé – préparé – par la série consacrée au sultan Soleiman « le Magnifique ». Muhteşem Yüzyıl (Le Siècle Magnifique), est probablement la première à figurer au top 30 des meilleures séries du genre auprès du public moyen-oriental et maghrébin. Les scénaristes Yağmur et Durul Taylan, mis en musique par Aytekin Ataş, compositeur reconnu, ont fait de cette saga un rendez-vous immanquable pour les foyers maghrébins. Les décors, les costumes et la mise en scène remarquables ont aussi beaucoup contribué à rendre convaincante une série où il faut le souligner, le charismatique Halit Ergenç, qui a incarné Soleiman, ainsi que Meriem Uzerli, qui a joué le rôle de Hurem (Roxelane), ont magnifiquement rendu des personnages à la fois célèbres et peu connus. Le casting de cette série ou abondent les personnages secondaires a démontré la qualité et le nombre considérable d’acteurs de talent à la disposition des productions turques.

La série raconte le long règne de Soleiman Kanuni (le juriste) de 1520 à 1566, son pouvoir absolu mais souvent menacé, où les intrigues du palais entremêlées aux complots apportant des dimensions dramatiques supplémentaires rivalisent avec les prouesses militaires du sultan. Dans ce jeu d’ombres et de lumières, ou la gloire des courtisans précède la disgrâce impitoyable, l’Empire croît et Istanbul, sa capitale, redessinée par le génial ingénieur Mimar Sinan, est le centre somptueux du monde musulman.

Cette fresque, le récit s’étend sur toute la durée du règne de Soliman, concerne des pans importants de l’histoire commune des différents peuples et cultures du Maghreb et du Moyen-Orient. Dans un contexte où l’histoire de la région est surtout le fait de l’ex-colonisateur, ce regard turc nuance et recentre des enjeux de puissance dans une perspective distincte, plus proche des sensibilités sud-méditerranéennes.

Abdülhamid II, la résistance du sultan ultime (a régné de 1876 à 1909)

La série historique à succès la plus récente, encore en cours de diffusion, est consacrée au dernier sultan ottoman, Abdülhamid II. Un monarque qui hérite d’un empire affaibli par les errements de ses prédécesseurs et en butte à l’acharnement des puissances occidentales à se débarrasser d’un rival stratégique, à le dépecer enfin pour la domination du Moyen-Orient

Abdülhamid, qui est enterré dans un modeste cimetière d’Istanbul, est dépeint comme un homme austère et sincère, tourmenté par la conviction de la perte inéluctable de l’empire. Entre vie privée et affaires d’Etat, il s’agit de la tragédie d’un sultan lucide, poète cultivé et homme d’État, qui s’est aussi parfois gravement fourvoyé, arrivé trop tard pour renverser le cours d’un processus de décomposition. La série expose les efforts et les tourments d’un pouvoir à bout de ressources tentant de moderniser à marches forcées un pays divisé, profondément atteint par des décennies d’une gouvernance inepte.

Sa résistance tenace et sa volonté de revivification ne réussiront pas à éviter la chute finale de l’Empire Ottoman. A sa mort en 1909, une page fondamentale se tourne pour inaugurer une phase nouvelle qui voit dans la tragédie, le sang et la forfaiture s’accomplir le projet franco-britannique de démembrement du Moyen-Orient. Mais c’est une autre histoire…

Comme le Siècle Magnifique, la série consacrée à Abdülhamid a ouvert aux nombreux publics, surtout aux jeunes générations, une nouvelle fenêtre sur une période charnière et un regard nuancé, les personnages aux ressorts psychologique complexes ne sont pas univoques, qui invite à revisiter une ère, qui pour avoir certainement contribué à façonner le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui, n’en est pas moins largement méconnue. La reconstitution de pans entiers de l’histoire, entre romance et vérité factuelle est un moyen de poser des questions sur un passé dont le poids pèse encore sur les réalités contemporaines. Elle est faite de manière nuancée sans omettre les parts sombres des personnages historiques. La fin de règne de Soleiman est dépeinte sans complaisance pour le sultan, et la complexité du personnage de son épouse Hurem est également bien rendue.

Ertugrul, Fondation et Empire

Diriliş Ertugrul, la saga du père d’Osman le fondateur de l’empire ottoman, rencontre un succès phénoménal de l’Atlantique au Golfe du Bengale. Que ce soit sur les sites de streaming ou sur des chaînes de télévision, chaque épisode de cette très longue série en cinq saisons est suivi par des millions de personnes.

Reprenant l’approche des premières séries du genre, entre reconstitution et histoire romancée, la Résurrection Ertuğrul a parfois des airs de cape et d’épées qui la rend agréable à suivre par un très large public.

À travers les cinq saisons, le réalisateur Metin Günay et le jeune scénariste Mehmet Bozdağ relatent le parcours long et tourmenté d’un personnage illustre en Turquie mais fort peu connu en dehors de ce pays, acteur central du drame fondateur de l’Empire Ottoman. Un récit aux dimensions dantesques qui se déroule sur plusieurs décennies dans un espace immense.

Il s’agit de la trajectoire exceptionnelle d’un guerrier, fils du chef d’une tribu nomade d’Anatolie qui s’est battu au milieu du XIIe siècle contre les invasions croisées, contre et les vagues conquérantes mongoles et, ce qui n’a sans doute pas été le moins brutal, contre la domination décadente d’émirs Seldjoukides historiquement épuisée et en fin de règne.

Par sa valeur militaire et son courage, mais aussi par un sens aigu de la stratégie fondés sur une éthique exigeante, Ertuğrul a jeté les bases du futur empire qui rayonnera pendant près de six siècles sur trois continents.

Car, en même temps que ses dimensions épiques, le récit met également en lumière la puissance du souffle spirituel qui animait Ertuğrul, sa famille et ses compagnons. Une spiritualité intense mais sereine, profonde mais et rassurante. Une spiritualité basée sur la justice et l’équité, le respect et la dignité et qui fait de ces hommes et de ces femmes des bâtisseurs et des rassembleurs humanistes.

Pourtant, il ne s’agit à aucun moment d’un récit édifiant ou moralisateur, l’histoire n’omet point les forfaitures et trahisons nourries pas les rancœurs, l’appât du gain, la luxure et le désir morbide de pouvoir. Les grands faits historiques sont respectés mais les scénaristes ont romancé quelque peu une geste héroïque. Entre réalité et fiction, la vie d’ Ertuğrul et de ses compagnons n’a pas été un long fleuve tranquille, la victoire n’est jamais définitive et les revers peuvent survenir sans préavis dans une situation historique complexe, sur un théâtre mouvant sans cesse remis en question.

Un regard qui plaît aux Maghrébins et qui déplaît à l’Occident

Ce succès colossal n’a pas échappé à l’œil critique des médias occidentaux. Les articles, plutôt rares, publiés par la presse occidentale résument, ou plutôt réduisent cette série à un instrument de soft power du président turc Recep Tayip Erdogan. Ce qui ne résiste pas à l’analyse, tant la dimension religieuse par exemple n’est pas vraiment conforme à la ligne des frères musulmans desquels le président truc est proche. D’ailleurs le rôle central donné à Ibn Arabi, le maître soufi andalou, peu apprécié des « frères », le montre bien. Mais qu’importe pour la presse « civilisée »…

Il est plus que probable que certaines de ces séries historiques ont été encouragées, d’une manière ou d’une autre, par la direction de l’AKP. Il est clair aussi que le président turc a tenté de surfer sur le succès de ces séries pour asseoir sa popularité. En effet, des images du président turc et de son épouse sur les plateaux de tournage d’Ertugrul attestent de la signification politique de ce feuilleton.  R.T. Erdogan a même assisté à deux mariages des personnages de la série.

Sur un plan plus politique, il est clair que ce réexamen de l’héritage de la période du Califat Ottoman est conforme à la ligne idéologique de l’AKP. Pour ce parti, l’ère Ataturk ne serait qu’une parenthèse dans l’histoire de la Turquie. 

Les analyses réductrices expriment le tropisme « universaliste » caractéristique de la pensée occidentale actuelle. La production culturelle de l’Autre (les non occidentaux et en particulier les musulmans dans ce cas d’espèce) n’est recevable qu’à la condition de reprendre les codes et les valeurs de l’Occident. A l’inverse, si l’altérité culturelle est valorisée par des productions qui s’éloignent du modèle dominant, celles-ci sont forcément suspectées de véhiculer un message politique subversif ou régressif et attenter au modèle de modernité (nécessairement supérieur bien entendu) que l’Occident souhaite imposer à tous.

Pourtant, la réception de cette série mériterait une analyse plus méthodique. La production d’excellente qualité est certainement pour beaucoup dans l’accueil très favorable de publics auxquels elle n’était pas destinée au premier chef. Les séries turques qui véhiculent naturellement la glorification de leur histoire nationale, bien plus que celle de l’AKP, se rapprochent de la sensibilité de sociétés qui subissent à la fois le legs d’effacement de leur histoire par la colonisation et les silences (ou les réécritures démagogiques) de régimes liberticides et médiocres.

En attendant des séries nationales de qualité

Même si les rapports historiques avec le Maghreb ne sont pas vraiment abordés, la popularité de cette série en Algérie tient sans doute également au fait que les thèmes sont originaux, jamais traités auparavant avec un regard culturellement proche et que les héros positifs répondent à d’autres critères que ceux mis en avant par les séries occidentales. La série Ertugrul propose à des dizaines de millions de spectateurs le récit d’une histoire honorable, identifiable, aux référents éthiques communs. Y sont représentés des leaders charismatiques mais humains, bien différents des turpitudes des dirigeants politiques que les peuples de l’arc islamique subissent depuis des décennies. Que soient montrées des sociétés musulmanes vivantes et contradictoires, loin des clichés et des réductions orientalisantes est plus qu’apprécié. Et, bien entendu, le seul fait d’installer un narratif bien plus proche de la sensibilité populaire d’événements qui ont marqué l’histoire de la région modifie radicalement le rapport du public au spectacle qui lui est offert.

Grâce à ces séries, loin du regard haineux ou méprisant de l’Occident qu’ils ressentent avec précision, les publics du Maghreb et d’Orient renouent le fil avec un passé contrasté défiguré par l’incessante propagande de la « mission civilisatrice ».

Les spécialistes du cinéma, les sociologues et anthropologues ont donc du pain sur la planche. L’engouement pour les séries turques est-il révélateur d’’une époque, d’un changement de l’état d’esprit de spectateurs maghrébins et au Moyen-Orient? Ce vaste public qui semble se détacher des productions égyptiennes et des séries américaines semble plus exigeant sur les plans formels et ceux de la narration. Il y a certainement là un mouvement dont les ressorts restent à décrypter. En attendant que l’évolution des conditions socio-politiques, en permettant la libération des énergies créatrices en Algérie et ailleurs, favorise l’éclosion d’une production télévisuelle de qualité.