Smaïn Lalmas. Expert en économie et en finances: «La solution économique ne peut être réalisable sans la solution politique»

Nadjia Bouaricha, El Watan, 26 avril 2020

L’économiste engagé Smain Lalmas fait un diagnostic très critique de la situation économique et propose des pistes de sortie de crise. Il estime que la situation actuelle n’est que le résultat de la récession économique qui a débuté en 2018. «Les solutions sont connues, très souvent abordées par des responsables et spécialistes, à savoir diversifier l’économie, pour sortir de cette dépendance aux hydrocarbures, réduire donc la part du pétrole dans le PIB et développer l’attractivité de l’Algérie. Mais fréquemment, on oublie que pour le cas de l’Algérie, le problème est surtout et avant tout politique», dit-il.

La chute des prix du pétrole annonce des temps durs pour l’économie nationale. Quel regard portez-vous sur la situation présente et future du pays? Allons nous nous en sortir indemnes ?

La tempête économique entraînée par la pandémie de coronavirus et la guerre des prix du pétrole lancée par l’Arabie Saoudite et la Russie, à qui s’ajoute la crise politique inédite que traverse l’Algérie depuis notamment le 22 février 2019, a montré une fois encore la vulnérabilité et la fragilité de notre économie. Tout le monde sait que plus de 95% des exportations de l’Algérie proviennent des hydrocarbures, cette hyper dépendance à la rente pétrolière la met dans une situation très critique. Il faut rappeler que la loi de finances 2020 tablait sur un baril à 50 dollars pour une croissance de 1,8%.

Notons que le prix du baril de pétrole est loin de notre prix de référence, cela va bien sûr nous conduire vers une aggravation du déficit budgétaire et de la balance commerciale, une érosion rapide de nos réserves de change, un net recul des investissements, perte d’emplois, une forte inflation avec une dévaluation conséquente du dinar. Au bout du compte, ce n’est qu’une suite logique de la récession économique qui avait déjà commencé le premier trimestre 2018. Nous constatons, par ailleurs, les mauvaises pratiques qui sont toujours d’actualité avec l’absence d’un plan d’urgence à la hauteur de cette crise multidimensionnelle.

Je crois qu’aujourd’hui, le constat est connu, il faut plutôt parler de l’Algérie de demain, de l’Algérie de l’après-corona, qui doit être complètement différente de l’Algérie d’aujourd’hui, qui est synonyme de l’échec sur tous les plans. Les solutions sont connues, très souvent abordées par des responsables et spécialistes à savoir diversifier l’économie, pour sortir de cette dépendance aux hydrocarbures, réduire donc la part du pétrole dans le PIB et développer l’attractivité de l’Algérie.

Mais fréquemment, on oublie que pour le cas de l’Algérie, le problème est surtout et avant tout politique, la solution économique ne peut être réalisable sans la solution politique nécessaire pour accompagner le grand virage vers cette nouvelle Algérie dont nous rêvons tous. Il serait suicidaire de continuer de vivre avec nos échecs sans en profiter pour rebondir et nous améliorer.

Le gouvernement a pris certaines mesures en attendant de recourir à une LFC durant l’été. Que pensez-vous des mesures qui ont été prises en direction des entreprises, et qu’il y a lieu de faire en urgence pour minimiser l’impact financier de la pandémie et de la chute des prix du pétrole ?

Face à la gravité de la situation, il est important de réagir vite et même d’anticiper. Il y a eu des décisions prises, à savoir la baisse du budget de fonctionnement de l’Etat, les charges d’exploitation et les dépenses d’investissement de Sonatrach. Sur le plan de la régulation des importations, il est question de réduire la facture à 30 milliards de dollars, un montant qui reste, à mon avis, trop élevé vu la conjoncture, il faut élaborer un plan des importations qui ne devrait pas dépasser les 20 milliards de dollars, mais ce, en concertation avec les secteurs productifs et les importateurs.

Bien sûr, cela ne va pas suffire si on ne fait pas d’efforts à court terme pour encourager l’investissement, donc la production, et revoir de plus près les déficits dans les balances commerciales avec nos partenaires étrangers, je pourrai citer le cas de la Chine qui exporte vers l’Algérie pour 8 milliards de dollars par an, et qui n’importe pratiquement rien de chez nous.

En commerce international, nous avons la pratique d’autolimitation par exemple, qui conduirait à des négociations entre pays pour arriver à réduire ce genre d’écart, en proposant à la partie chinoise des produits algériens. A mon avis, nous avons la possibilité de développer une offre exportable diversifiée qui pourrait atteindre les 3 ou 4 milliards de dollars par an, si les conditions et la volonté politique seront au rendez-vous de ce challenge (transformer l’échec en succès).

Cela dit, il faut aller rapidement vers l’élaboration d’une loi de finances rectificative pour dégager les moyens nécessaires afin de faire face aux conséquences du Covid-19, à savoir des budgets chiffrés, pour soutenir les entreprises et donc l’emploi, des prêts aux entreprises pour supporter cette période de crise, enfin toutes les mesures nécessaires dans le cadre d’un plan antifaillite de nos entreprises et permettre un redémarrage sans beaucoup de dégâts.

– S’il ne faut plus compter sur les réserves de change, dont le montant suffira à combler les importations, comment faire pour financer le redémarrage de la machine économique après la période de confinement ?

Je suppose qu’il faudrait commencer par recenser l’ampleur des dégâts causés par cette double crise, et définir les priorités. A mon avis, préserver et soutenir le tissu productif comme première étape, profiter de cette crise pour revoir notre politique de libre-échange et remettre les barrières tarifaires à l’import dans le cadre d’une politique protectionniste provisoire, dont l’objectif serait de protéger la production nationale, encourager l’investissement et dégager des recettes douanières qui seront d’un grand secours. Logiquement, le redémarrage ne sera pas le même pour tous les secteurs.

La relance pour certains sera lente, par contre, je prévois une accélération rapide pour d’autres activités, qui ne sont pas à l’arrêt ou qui le sont partiellement. La consommation de manière générale connaîtra un boom après le confinement, nous allons vivre aussi en Algérie le phénomène «revenge shopping», ce qui va permettre au secteur du commerce de se rattraper. Cette crise devrait être une opportunité pour repenser notre politique d’exportation hors hydrocarbures et gagner des parts de marché, en profitant du temps de latence pour le redémarrage de l’économie mondiale.

Un autre secteur qui devrait aussi jouer un rôle important, est le tourisme qui doit immédiatement mettre en place un plan d’urgence pour le développement du tourisme interne. La crise sanitaire a chamboulé tous les projets de vacances de nombreuses familles algériennes, pour cela, il faut d’ores et déjà mettre en place une politique de promotion du tourisme domestique, avec une offre touristique interne qui prendrait en considération l’impact de la crise du Covid-19 sur le pouvoir d’achat de nos citoyens.

Une bonne occasion de relance qui s’offre au secteur du tourisme en dormance depuis très longtemps. D’autres secteurs devraient connaître, logiquement, une bonne dynamique, le secteur du digital qui a montré ses limites, notamment certaines entreprises qui ont eu du mal à se mettre en phase avec la gestion du travail à distance, je dirai que le problème est au niveau micro comme au niveau macro.

– Faut-il donc entreprendre des démarches plus efficaces afin de capter l’argent en circulation hors du circuit bancaire ?

Avec les difficultés financières que traverse le pays, innover dans la recherche des sources de financement devient une priorité pour l’Etat. Capter l’argent de l’informel est une piste très intéressante pour supporter cette crise, sachant que la part de l’informel représente plus de 50% de notre économie, d’après des responsables et spécialistes. A rappeler au passage l’échec des opérations de captation de l’argent informel lancées par le gouvernement, il y a quelques années.

Capter l’argent de l’informel passerait par l’instauration d’un climat de confiance qui fait sérieusement défaut, d’où la solution politique que j’ai citée au début de l’interview, et bien sûr par une moralisation et une plus grande efficacité des institutions. Ces efforts doivent être accompagnés par une plus grande visibilité de la politique socioéconomique du pays. L’argent non bancarisé doit être la cible principale des autorités pour aider à sortir de la crise.

– Le recours à la planche à billets est-il toujours envisageable ?

Pour rappel, la planche à billets reste le symbole de la facilité prise par les Etats pour financer leurs déficits, avec des effets désastreux sur l’économie via une inflation provoquée par l’excès de monnaie mise en circulation par rapport à la production, créant ainsi une dette interne, qui chez nous est déjà importante.

Le monétarisme et ses croyances ne doivent pas fausser la nature même de l’économie par une inversion des principes, il faut revenir à la définition basique de l’économie, qui est une activité humaine qui consiste à produire des richesses pour les échanger. Pour moi donc, l’acte de produire reste essentiel et ne peut être secondaire ni accessoire.

L’Algérie a déjà utilisé cette piste par le passé, qui est considérée comme un dérapage économique grave avec 6800 milliards de dinars injectés dans la masse monétaire à travers le financement non conventionnel, confirmant ainsi, la situation catastrophique de notre économie qui survit, et ce depuis longtemps, à coups de perfusions.

Reste encore une autre piste, qui consiste à récupérer l’argent du peuple volé par la mafia politico-financière resté au pays, et rapatrier les capitaux transférés à l’étranger, investis en biens palpables ou en capitaux placés dans des paradis fiscaux. Il faut, à mon avis, trouver les moyens efficaces afin d’accélérer les procédures judiciaires pour le rapatriement de ces capitaux détournés, dans les meilleurs délais.

Je me rappelle enfin qu’en 2017 ou 2018, l’ancien directeur général des Impôts, M. Zikara, (Allah yedekro belkheir), lors d’une longue analyse, avait annoncé le chiffre de 12 000 milliards de dinars d’impôts, dont 8000 milliards de dinars d’amendes judiciaires qui n’ont pas été recouvrés malgré les décisions de justice. Je suppose qu’à l’époque, le téléphone de la issaba avait bien fonctionné.