Redouane Boudjema : « On ne peut faire évoluer le système médiatique sans mutation du système politique »

F. B -, Afrik.com, 18 avril 2020

Le Professeur et spécialiste des médias, Redouane Boudjemaa, revient, dans cette interview accordée à Afrik.com, sur la situation de la presse en Algérie. Il évoque les emprisonnements abusifs des journalistes et la censure des médias en ligne. Dans ce contexte, « cette interdiction est une violation extrêmement grave de la liberté de la presse ». Il rappelle également que « la liberté de la presse est indissociable des autres libertés, la liberté du journaliste est inséparable de celle de la société ».

Entretien

Afrik.com : Depuis quelques jours deux médias, Maghreb Émergent et RadioM Post, sont interdits d’accès depuis l’Algérie. Qu’est-ce qui, selon vous, motive ce blocage ?

Pour pouvoir répondre à votre question, il faudrait clarifier un certain nombre de préalables. Quelle est l’autorité qui a ordonné cette interdiction d’accès : le ministre de la communication, celui des télécommunications, les services de cyberpolice, le chef de l’Etat, le Premier Ministre … ?

Cette décision est-elle légale ? Est-elle le résultat d’une décision de justice ? Dans ce cas sur quelle base et pour quels motifs ? Beaucoup de questions restent sans réponse, mais une seule certitude, cette interdiction est l’antithèse du discours du locataire d’El Mouradia qui proclamait que la liberté de la presse était sacrée.

Cette interdiction démontre une fois de plus que ce système est hors du mouvement de l’histoire ; elle confirme que le pouvoir est en dehors des institutions, qu’il ne tient aucun compte des lois et de la constitution. Cette interdiction est une violation extrêmement grave de la liberté de la presse, au droit du citoyen à l’information ainsi qu’au libre accès à la toile qui fait partie de la nouvelle génération des droits humains.

Dans un entretien accordé au quotidien arabophone Al-Khabar, le ministre de la Communication, Amar Belhimer, a qualifié la suspension des deux médias de « mesure préventive » en attendant les procédures judiciaires, conformes au code pénal et à la loi de l’information. Quelle est votre réaction face à ces propos ?

J’ai lu attentivement cet entretien, essayant de retrouver le journaliste ou le professeur du droit dans le propos de Monsieur Belhimer. Nul trace de l’un ou de l’autre… En revanche, ses déclarations évoquent un peu le juge d’instruction ou le procureur et beaucoup de discours d’un ministre du parti unique…

Présenter l’interdiction d’accès comme un acte préventif ou conservatoire n’est pas conforme à la gravité d’une mesure d’exception. Est-ce prévu par la loi ? Cette formule de mesure préventive rappelle l’interdiction de beaucoup de journaux après la proclamation de l’état d’urgence, en février 1992. D’ailleurs, il y a eu même des arrestations massives à titre « préventif ». Mesure préventive pourquoi ? En quoi y aurait-il urgence ? Ces péripéties peu glorieuses confirment, s’il en est besoin, que rien ne change dans les méthodes de gestion de la presse. La continuité répressive est de mise sous Kafi, Zeroual, Bouteflika, Teboune…

Invoquer la diffamation quand un journaliste critique le bilan des 100 jours du Président, est un triste rappel des mœurs de la presse du parti unique et les commissaires politiques d’une époque révolue. Mais supposons qu’il y a eu diffamation : la loi sur l’information accorde à la victime supposée un droit de réponse. Mais la loi ne donne aucun autre droit, sauf le recours à la justice au cas d’un refus de publication de la mise au point.

Le ministre cite le code pénal promulgué par Bouteflika et mise en forme par un ministre de la Justice de sinistre mémoire, Ahmed Ouyahia. Ce texte comprend des dispositions sacralisant la personne du Président ce qui est précisément l’une des raisons de la révolte du peuple le 22 février 2019. Rappelons le slogan « Djoumhiria machi mamlaka », « Une République et non pas une monarchie ». Tebboune, qui se revendique d’une nouvelle République, accepterait-il de poursuivre un journaliste professionnel avec des chefs d’inculpation qui feraient de lui un Bouteflika-bis… C’est une situation absurde !

Lors de la même interview, le ministre a évoqué le statut de la presse numérique qui fait partie des chantiers, avec la publicité publique, que le gouvernement compte ouvrir, sur instruction du Président. Qu’espérez-vous voir changer ?

Disons-le d’emblée, l’Algérie a raté la transition numérique. Pour quelles raisons ? Sans entrer dans le détail, pour deux causes principales, politique et technique, deux dimensions indissociables en l’occurrence. Pour la première, le système a toujours craint les nouvelles technologies, il a tout fait pour stopper tout processus de numérisation, c’était un choix politique. Nous sommes les derniers de la classe dans le E-paiement, dans le E-learning… Pourquoi cette aversion pour le numérique ? Parce que le système veut continuer à gérer les affaires publiques dans l’opacité, cette opacité qui a permis aux oligarques de capter et aspirer les ressources du pays et d’organiser une monumentale fuite de capitaux. Pour la presse en ligne, le nom de domaine le .DZ ne représente presque rien sur la toile. Les rares journaux en ligne que l’Algérie possède sont économiquement fragiles, professionnellement médiocres avec un hébergement étranger, à cause notamment de la carence de sécurité en ligne. Il faut ajouter à ce constat la faiblesse insigne des structures techniques. Sans même citer la lenteur du débit Internet, parmi les plus chers et les plus faibles de la planète.

Pour ce qui est du statut de la presse électronique, il est certes utile de réfléchir à ce chantier mais le ministre sait que la loi est davantage une philosophie qu’une somme de modalités techniques. Cette loi sera-t-elle destinée à régulariser et réguler ce champ pour la promotion de la liberté de la presse et du droit du citoyen à l’information ?  Ou sera-t-elle avant tout le moyen d’exclure ou de favoriser les uns ou les autres ?  Cette loi sera-t-elle suivie de textes d’applications et des instruments de son application ? Sachant que ni la loi actuelle régissant l’information ni celle concernant ne sont appliquées. Les exemples de la non-observation des textes abondent. Ainsi la loi exige des éditeurs de mettre leur tirage dans l’ours du journal, personne ne l’a jamais fait. La loi stipule l’obligation pour tout journal en langue française d’éditer un journal en langue arabe, les journaux francophones ne le font pas tous. On peut multiplier les exemples. La non-application de la loi a livré le champ audiovisuel à des intérêts occultes et à des médias qui dérivent trop souvent vers le chantage, la haine, le racisme, le régionalisme, les discriminations faites aux femmes et aux migrants…

Une presse en ligne viable et de qualité exige donc une préparation technique et politique. Pour qu’elle bénéficie d’un modèle économique et assumer enfin la rupture avec le système médiatique actuel construit sur la rente publicitaire, les financements occultes et la propagande. Le développement des structures techniques permettra d’améliorer le débit internet et d’accélérer le E-paiement. Hors du respect de ces conditions, on peut promulguer les meilleures lois, le résultat ne sera guère plus probant.

Pourtant, il y a quelques mois, lors de son investiture, le Président Abdelmadjid Tebboune avait insisté sur le fait que « la liberté de la presse est une chose sacrée ». Comment analysez-vous les dispositions constitutionnelles qui concernent le journalisme en parallèle des interpellations et des emprisonnements des journalistes qui ont marqué ces derniers mois ?

Le pouvoir en Algérie s’exerce en dehors des lois et des institutions, la preuve est là avec l’emprisonnement des journalistes Khaled Drareni, Sofiane Merrakchi et Abdessami  Abdelwahab et autres…

Plus globalement, comment qualifiez-vous le climat de la presse en Algérie ?

Je pense que le système médiatique a besoin d’une rupture urgente avec ce système construit sur la propagande et la rente, un système où les patrons de presse s’enrichissent de manière illicite et où les journalistes s’appauvrissent, un système ou le journaliste joue beaucoup de rôles sauf celui de journaliste. On a vu des journalistes tenir le rôle de procureur, d’avocat, de policier, d’Imam, d’agent publicitaire, d’agent de communication, d’attaché de presse…etc. Nous subissons un journalisme qui confond information et commentaire, information et publicité et information et communication. Le chemin est certes long, mais ce qui est sûr est qu’on ne peut faire évoluer le système médiatique sans mutation du système politique. Tous doivent l’admettre : la liberté de la presse est indissociable des autres libertés, la liberté du journaliste est inséparable de celle de la société.