« Le peuple du 1er Novembre et du Hirak saura relever le défi »

Omar Benderra, propos recueillis par Rafik Lebdjaoui, Algeria-Watch, 2 avril 2020

Les Algériens sont mis à rude épreuve avec l’apparition de la pandémie du Covid-19, qui a mis à nu, une fois de plus, la défaillance du régime dans la gestion la plus élémentaire. Au lieu de mettre en place une stratégie de lutte contre la pandémie et les pénuries qui se multiplient, le régime accentue la répression.

Quelle est votre appréciation de la prestation télévisée du président Tebboune du mardi 31 mars ?

Disons-le d’emblée, l’illégitimité de ce régime le rend inaudible. Cette dimension ne fait que souligner son incompétence et la désorganisation dont il a fait preuve depuis l’apparition de la pandémie du Covid-19. Sans crédit politique ni assise légale, l’exécutif, présidence et gouvernement, n’a aucune autorité morale sur la population. Ainsi, les rares réactions au lamentable show présidentiel du 31 mars 2020 sont éloquentes : personne n’attend rien d’employés d’une dictature enfermée dans une bulle temporelle hors de l’actualité. Autant que la médiocre substance du discours, la faiblesse de son niveau, les formes de la prestation du chef d’État renvoient à des normes de communication largement dépassées. Abdelmadjid Tebboune n’a pas rassuré. Avec ses faire-valoir de presse, il n’a fait que confirmer l’incompétence du régime qu’il incarne.

Il ne s’agit pas seulement de mauvaise communication ou de médiocrité des acteurs, le régime ne peut plus vraiment s’adresser à une opinion qui le désavoue radicalement. Le contrôle absolu exercé sur des médias déconsidérés n’est d’aucune utilité. Crispé sur le pouvoir et une vision du monde dépassée et inopérante, le régime, qui ne peut compter que sur la répression et ses capacités de coercition, ne rencontre qu’indifférence ou mépris. La parole du régime est sans écho et son discours vidé de sens politique. Ceux qui ont eu la curiosité de suivre ce triste pseudo-débat n’ont pu que le confirmer, la perte de crédit est totale.

Comment expliquer la très faible performance du gouvernement face à la pandémie du Covid-19 ?

La carence fondamentale de confiance vis-à-vis d’un système est accentuée par l’incompétence manifeste des responsables de façade confrontés à une crise que tous voyaient venir. L’Algérie ne figure pas parmi les premiers pays frappés par le Covid-19. Nous avons été touchés après les Européens et bien après les Chinois, mais le régime n’a pas su utiliser ce délai pour déployer des mesures de précaution, d’adaptation et de sauvegarde. Au contraire, plutôt que de se mobiliser dans l’urgence, des ministres ont multiplié des déclarations d’une viduité étonnante. Le régime paralysé et sans ressort a envoyé des signaux brouillons et incompréhensibles. Comment peut-on en effet demander à la population de contribuer à un fonds de solidarité dans les circonstances actuelles ? À croire que l’appartenance à cette bureaucratie stérilise la pensée et invalide l’idée même de l’action !

Comment n’a-t-on pas réuni immédiatement toutes les compétences nationales en matière d’épidémiologie et d’infectiologie ? Ces compétences existent pourtant bel et bien. Pourquoi n’a-t-on pas fait appel aux experts des situations d’urgence et aux capacités d’analyse des crises et de préparation des réponses qui sont pourtant disponibles ? Pourquoi n’a-t-on pas organisé l’étude des diverses stratégies mise en œuvre dans différents pays qui nous ont précédé dans cette épreuve ? Pourquoi n’a-t-on pas fait appel à tous ceux, industriels, artisans, universités pour produire les équipements de protection de base, les liquides de désinfection, etc. ? Ce régime compradore ne sait qu’importer et se révèle incapable de stimuler les productions nationales et les capacités endogènes d’adaptation à la crise. La dictature qui ne semble pas avoir pris la mesure de la pandémie a démontré son incapacité à impulser des actions pourtant évidentes…

À Blida, d’où les nouvelles les plus alarmantes nous parviennent, la situation dans les hôpitaux serait critique et beaucoup ne comprennent pas que les moyens de l’armée ne soient pas utilisés…

La situation qui prévaut à Blida et ses alentours est une illustration concrète de la désorganisation politique et administrative qui caractérise un régime en fin de parcours. Le retard dans les opérations de confinement et de prévention assumé par les autorités civiles et militaires en est la cause première. On a attendu que la situation atteigne un stade critique pour prendre les mesures de bon sens comme la fermeture des accès de la ville… Sans parvenir à organiser l’approvisionnement de ses habitants.

Du point de vue sanitaire, la région ne déroge pas aux conditions généralement dégradées du secteur. Le délabrement très visible du système de santé affecte l’hôpital de Blida comme ceux des autres villes du pays. Il est vrai que la nomenklatura ne se fait pas soigner en Algérie… Comme ailleurs, l’état des lieux à l’hôpital de Blida est marqué par la pauvreté des moyens, la dégradation et la vétusté des locaux, le manque d’hygiène et le laisser-aller dus à une administration absente ou irresponsable. Comme ailleurs, les personnels soignants en nombre insuffisant sont très gravement sous-équipés, notamment en termes de moyens de protection de base, masques, tenues spéciales, etc. Il faut rendre hommage à ces femmes et ces hommes d’un secteur laissé pour compte ; ils sont pour la plupart des héros anonymes, dévoués jusqu’au sacrifice. Ces professionnels de santé continuent de faire front en prenant tous les risques et c’est grâce à leur engagement que la situation n’a pas atteint un point de non-retour.

Cette non-gestion est d’autant plus ressentie que Blida est une ville de garnison importante, des centres névralgiques comme l’aéroport de Boufarik sont à proximité immédiate, la région est densément peuplée.

Vous le soulignez à juste titre, nombreux sont ceux qui déplorent l’absence de l’ANP sur le terrain où déjà les pénuries alimentaires se font sentir et où les distributions de vivres s’effectuent dans l’anarchie. Encore localisée, la crise à Blida met en lumière des dysfonctionnements aux implications très sérieuses.

Les moyens considérables dont dispose l’armée algérienne sont-ils au service de la Nation ou servent-ils à protéger le régime ? Les slogans du Hirak le disent : beaucoup optent sans hésiter pour le second terme de l’alternative. C’est bien ce détournement de vocation, ce rôle contre-nature des chefs militaires, qui offre aux milieux nationaux et étrangers souhaitant une Algérie affaiblie un moyen de propagande par excellence pour tenter de séparer l’armée et le peuple. Mais ceux qui asservissent l’ANP au profit d’une bourgeoisie militaire parasite sont les premiers responsables de la dégradation de son image. Il suffit de se référer à la succession de scandales et de révélations qui ont suivi la chute de Bouteflika. Le constat n’est nouveau que pour ceux qui ne voulaient pas voir l’emprise d’une caste d’affairistes apatrides sur un secteur vital. Les observateurs et analystes qui ont un minimum de recul et d’honnêteté intellectuelle en conviennent depuis longtemps, avant même la « rupture épistémologique » du Hirak : la responsabilité de la gestion désastreuse du pays depuis le putsch du 11 janvier 1992 incombe totalement au haut commandement qui a entraîné l’ANP sur un terrain politique ne pouvant en aucun cas être le sien. C’est en son nom et sous l’autorité des chefs de l’armée, les « janviéristes » et leurs héritiers, que le pays est conduit dans cette impasse.

Il y a manifestement un tournant répressif qui rappelle les heures les plus sombres des années 1990, où la justice est devenue le bras armé de la police politique, le DRS. La vague d’arrestation actuelle des activistes et le procès de Karim Tabbou en sont l’illustration. Quel est l’objectif du régime dans ce climat d’inquiétude provoqué par la pandémie ?

Dans son aveuglement, son cynisme et sa perfidie, ce régime pense étouffer le Hirak en profitant de la pandémie. Sa tête pensante – composée par les généraux de l’état-major de l’ANP – ne mesure toujours pas l’intensité de la colère du peuple et du rejet massif dont elle fait l’objet. Incapables de se remettre en cause, de renoncer aux avantages matériels du pouvoir et de prendre des initiatives réelles, les « décideurs » ont trouvé l’opportunité de mettre une nouvelle fois en œuvre les moyens d’une répression constitutive de leur culture politique.

Il s’agit donc pour leur bras armé, la police militaire secrète au premier chef, de faire taire tous ceux qui osent exercer leur métier de journalistes comme Khaled Drareni et Sofiane Merakchi, tous ceux qui osent exprimer des critiques et proposer des alternatives comme Karim Tabbou, tous ceux qui appellent à un changement aussi vital qu’urgent comme Slimane Hamitouche ou Brahim Daouadji et bien d’autres. Les embastillements et procès d’activistes politiques visent évidemment à couper les têtes les plus populaires ou les plus visibles du mouvement populaire. On le voit bien, il ne s’agit pas seulement de quelques personnalités précisément ciblées, mais bien d’une vague massive d’arrestations qui concerne des centaines de personnes à travers l’ensemble du territoire. C’est une campagne de répression qui vise à paralyser l’activité politique, à tétaniser le peuple et décourager toute mobilisation.

Mais ce choix de la répression est de courte vue, le divorce entre le peuple algérien et ce régime absurde est consommé et irréparable. Ceux qui estiment que la parenthèse du Hirak est fermée par la pandémie se trompent gravement. De même, ceux qui pensent que le retour au statu quo ante est possible commettent une lourde erreur. Tout comme ces milieux qui agitent le spectre de la « sale guerre » contre les civils et tentent de réactiver les fausses contradictions de l’éradication et des séparatismes. L’opinion publique est bien plus sophistiquée que les groupes mafieux qui dirigent le pays. Qui ne comprend pas le sens et l’objectif de ces manœuvres ? Le peuple s’est levé et il n’est pas prêt à se déchirer pour des chimères ni à demander l’Aman à un pouvoir à bout de souffle. La crise est profonde et multiforme et appelle des solutions politiques de grande ampleur.

Quels impacts auront la chute brutale du prix du pétrole et la crise économique mondiale, qui semble s’inscrire dans la durée, sur l’économie algérienne. Quelles seraient les marges de manœuvre du pays pour s’en sortir sans trop de dégâts ?

La crise est plurielle en effet, sanitaire et économique, politique et sociale. Elle se déroule dans un contexte marqué aussi par la contraction des revenus d’exportation du pays. La pandémie et les divergences entre producteurs ont contribué à la baisse spectaculaire des prix pétroliers sur le marché mondial. Aujourd’hui le baril est nettement en deçà de vingt-cinq dollars contre cinquante il y a encore trois semaines. Pour notre pays, les impacts seront, hélas, très importants. Surtout, bien sûr, pour les couches défavorisées déjà largement précarisées. Les chômeurs mais aussi celles et ceux, très nombreux, qui survivent dans l’énorme secteur informel (50 % du PIB et 50 % de l’emploi !), sans droits ni protection sociale.

Tous peuvent deviner déjà les prémisses de la crise qui vient à travers la désorganisation des marchés, les ruptures des chaînes d’approvisionnement, les pénuries et la hausse des prix des produits de large consommation. Il est clair que la chute verticale des prix du brut accélère la décomposition financière du régime. Les réserves de change s’évaporeront plus rapidement qu’anticipé avant la pandémie, ce qui provoquera des difficultés majeures pour répondre aux nécessités d’une économie qui importe 70 % de ce qu’elle consomme. D’un autre côté, le déficit budgétaire risque d’atteindre des sommets stratosphériques avec les conséquences qui en découlent mécaniquement. Comment en effet financer une enveloppe de subventions de l’ordre de 20 milliards de dollars avec un baril dont le prix se situe autour de 25 dollars aujourd’hui ? Cet élément à lui seul donne à réfléchir. Sans même évoquer les implications de la faillite des caisses de retraite…

Le pays s’achemine donc vers des zones extrêmement complexes, pour rester dans l’euphémisme, qu’il risque d’aborder sans règlement de la crise politique, sans stratégie économique crédible, sans accord politique national viable et donc sans perspectives. Dans un contexte où tous les indicateurs – celui de l’emploi est déjà plus que préoccupant – indiquent que le pays dérive de plus en plus rapidement vers une phase critique. Nous risquons de nous retrouver à nouveau devant les effets, aggravés et approfondis, d’une banqueroute dont les prodromes, comme je l’ai évoqué, sont déjà perceptibles. Et ce ne sont pas les propos lénifiants du chef d’État désigné qui pourront servir de contre-feu…

Pourtant, même si le pays a perdu les marges de manœuvre dont il disposait dans les années 1980 – le parc industriel notamment, largement liquidé – ou au cours de la période de gaspillage démentiel des années 2003-2014, il garde encore un volant de ressources inexploité, au potentiel considérable. Demeurent intacts en effet le patriotisme et le génie créatif du peuple algérien, son intelligence collective, démontrée s’il en était besoin par le Hirak, sa résilience, sa solidarité et sa capacité inentamée de mobilisation. Face à la pire adversité, pour autant que le cadre politique soit à la hauteur, les Algériennes et les Algériens peuvent sortir victorieux de tous les défis économiques et sociaux.

Cette pandémie a suscité de multiples initiatives citoyennes dans tout le pays. Est-ce le seul moyen pour les Algériens de s’en sortir ? Quel rôle pourrait jouer la diaspora dans ces moments difficiles, elle qui a justement accompagné le Hirak durant cette année de manifestations ?

J’ai observé comme tout le monde, avec admiration mais sans surprise, ces initiatives et l’engagement de tous – de la jeunesse en particulier, à qui je rends un vibrant hommage –, qui font face avec discipline et méthode à cette catastrophe sanitaire. Nous avons tous vu comment les campagnes de désinfection ont été menées, comment des femmes et des hommes valeureux se sont mis en mouvement pour produire et distribuer des masques et des tenues de protection, comment les héroïques membres du corps médical se sont engagés en prenant tous les risques pour prendre en charge les malades dans des conditions souvent plus que déplorables. Nous avons vu comment des agriculteurs et des commerçants se sont mobilisés pour combattre la hausse des prix provoquée par des spéculateurs éhontés et dans quel état d’esprit, noble et généreux, se sont effectuées les distributions de vivres aux nécessiteux. Citons l’exemple, parmi d’autres, de ce comité de village de la région d’Azzazga qui applique efficacement une série de dispositions de confinement et de surveillance des accès par des volontaires pour protéger ses habitants de la contagion virale.

Cet élan ne surprend que ceux qui ne connaissent pas le peuple algérien. Et c’est de cela dont il est question quand j’évoque l’immense réserve de créativité, le seul gisement intarissable de ressources essentielles, cette détermination tranquille qui conserve toute son énergie et une puissance insoupçonnée dans les profondeurs populaires. C’est l’esprit du Hirak qui est en œuvre.

Bien sûr, la diaspora – dont je fais partie, comme de très nombreux compatriotes contraints à l’exil – a un rôle fondamental à jouer, comme vous le soulignez, lors de cette première phase du Hirak. La diaspora porte sur la scène du monde le combat démocratique de son peuple. Il s’agit d’une responsabilité immense que les Algériennes et les Algériens partout sur la planète ont assumé, en toutes circonstances et par tous les temps, avec honneur et conviction. Demain, je suis convaincu que la diaspora, riche d’expériences et de compétences multiples, se mobilisera et s’impliquera dans le défi majeur du redressement du pays. Il suffit pour cela que les conditions politiques de l’Algérie évoluent enfin vers l’État de droit. C’est dans le respect de ce préalable qu’un gouvernement responsable vis-à-vis du peuple sera capable de faire appel à toutes et à tous pour que notre pays émerge enfin de ce trop long marasme, afin de donner à tous ses enfants le droit au bonheur et à la dignité dont ils ont été trop longtemps privés.

Mais pour l’heure, à l’intérieur du pays comme à l’étranger, tous ceux pour qui l’Algérie compte restent mobilisés pour aider et soutenir, faire que la pandémie fasse le moins de dommages et qu’elle dure le moins longtemps possible. En ne comptant que sur les seules forces populaires, l’organisation à la base de toutes les volontés est indispensable pour répondre, selon les moyens et les circonstances, aux demandes de la société, en particulier de celles des couches les plus vulnérables. Le peuple du 1er Novembre et du Hirak saura relever le défi.