La doctrine de la « guerre révolutionnaire », genèse, mise en œuvre et postérité

François Gèze*, Histoire coloniale et postcoloniale, 29 mars 2020

De 1955 à 1959, la doctrine officielle de l’armée française, dite de la « guerre révolutionnaire » (DGR) et visant à « conquérir les cœurs et les esprits » de la population au sein de laquelle évoluait l’« ennemi » en Algérie, préconisait des méthodes « non conventionnelles » : action psychologique et désinformation, déplacements forcés de population, disparitions forcées, torture, exécutions extrajudiciaires, recours aux milices de supplétifs. Il est important de mieux connaître cette doctrine « antisubversive », car certains de ses axes structurants ont retrouvé depuis les années 1990 une actualité au sein des forces armées des puissances occidentales. Et ils imprègnent de plus en plus l’imaginaire de guerre de nombre de leurs dirigeants.

Cet article est une communication à la journée d’étude organisée à l’Assemblée nationale le 20 septembre 2019 par l’Association Maurice Audin et l’Association Histoire coloniale et postcoloniale, sur le thème sur « Les disparus de la guerre d’Algérie du fait des forces de l’ordre françaises : vérité et justice ? », dont les actes ont été publiés en février 2020 par La Revue des droits de l’homme.

Je n’interviens pas ici en tant qu’historien, que je ne suis pas, mais en tant qu’éditeur et militant des droits humains. Il se trouve en effet qu’au fil de mes engagements, j’ai été confronté à des situations de conflits et violations des droits humains qualifiés a posteriori de « sales guerres ». D’abord quand il s’agissait de dénoncer les crimes de la dictature argentine des années 1976-1982. Ensuite quand mon arrivée aux Éditions Maspero (devenues La Découverte en 1983) m’a permis de faire la connaissance de Pierre Vidal-Naquet et de mieux connaître son combat contre les « crimes de l’armée française » pendant la guerre d’Algérie. Et plus tard, dans les années 1990, quand, avec d’autres, nous avons dénoncé les crimes commis par l’armée algérienne contre sa population à partir du coup d’État de janvier 1992.

« Sale guerre », a-t-on dit dans les trois cas, caractérisés par un point commun essentiel : l’usage généralisé de la torture et des disparitions forcées par les « forces de sécurité » (police, forces spéciales de l’armée, supplétifs, etc.) contre les militants armés et les simples civils. C’est la lecture des écrits de Vidal-Naquet – dont ses livres La Torture dans la République (1972) et Les Crimes de l’armée française (1975) – qui m’a permis progressivement de comprendre la centralité de ces pratiques dans ces « sales guerres », mais aussi que celle-ci ne devait rien au hasard. Elle s’expliquait en effet largement (même si pas seulement) par la mise en œuvre méthodique par les officiers supérieurs impliqués dans ces trois situations d’une doctrine militaire encore relativement mal connue, car restée fort discrète : la « doctrine de la guerre révolutionnaire » (DGR), dite encore « guerre moderne ». Laquelle peut d’abord être définie comme une réponse, théorisée par des officiers français, aux mouvements de décolonisation qu’il importait de pouvoir combattre en s’affranchissant des contraintes légales : de 1955 à 1959, elle a en effet été de facto la doctrine officielle de l’armée française, enseignée aux officiers à l’École de guerre de Paris. Et promouvant une conception totale de la guerre, incluant les champs politique, économique, social et culturel1.

À ma connaissance, les premiers travaux d’envergure sur la question ont été le livre de François Géré consacré en 1997 à La Guerre psychologique (1997) et la thèse de science politique de Gabriel Périès (1999) ; ils ont été très utilement complétés par la thèse de Paul et Marie-Catherine Villatoux, soutenue en 2002 et publiée en 2004 ; puis par la synthèse rigoureuse proposée par la journaliste Marie-Monique Robin (Escadrons de la mort, l’école française) dans un film (2003) et un livre (2004)2. Depuis ces travaux de référence, de nombreux autres ont été produits3. C’est sur ce corpus déjà significatif que je m’appuierai pour proposer une brève synthèse de ce que fut la DGR et de son rôle dans la systématisation des disparitions forcées lors de la guerre d’indépendance algérienne.

I. La guerre d’Indochine, matrice des théoriciens de la DGR

Le théoricien le plus en vue de la « guerre révolutionnaire » est sans conteste le colonel Charles Lacheroy. Ayant participé en Côte d’Ivoire en 1946 à l’écrasement de la révolte du RDA d’Houphouët-Boigny, il est envoyé en 1951 en Indochine, où l’armée française affronte le Viêt-minh depuis 1946. Il acquiert progressivement la conviction que leur ennemi mène une guerre d’un type nouveau, où l’action psychologique joue un rôle essentiel et où une organisation invisible évolue sur les arrières du front, comme l’expliquent Gabriel Périès et David Servenay : « Toute l’expérience indochinoise va consister à ancrer dans le vécu des soldats français cette nouvelle contingence tactique de la guerre moderne, “guerre de conquête des cœurs et des esprits”. Cette découverte, Lacheroy la partage avec plusieurs officiers. […] Analysant cette structure en 1952, puis en 1953, le colonel Lacheroy pense qu’une telle organisation doit être comprise d’une autre façon qu’un simple organigramme : c’est une véritable arme, une technique guerrière. Il en tire des conclusions : premièrement, l’ensemble de ces structures, ces hiérarchies parallèles – vietnamienne, mais pourquoi pas une autre ? – constituent en fait une “dictature, pure, dure et cruelle” selon ses propres termes. Deuxièmement, cette dictature est une arme de guerre “comme les gaz de combat”. Troisièmement, si on veut gagner la guerre, l’armée française doit s’approprier cette nouvelle arme, ne pas l’écarter pour des raisons morales mais au contraire l’intégrer dans son arsenal. » Pour Lacheroy et ses collègues, comme l’explique Thomas Deltombe, la « technique » du Viêt-minh « consiste à encadrer et à endoctriner les populations de façon à les transformer en une armée invisible et omniprésente. Dès lors, l’ennemi n’est plus simplement l’homme en arme qui se bat frontalement, mais l’ensemble des populations qui, secrètement mobilisées et hiérarchiquement organisées, peuvent à tout moment porter le coup fatal, dans le dos de l’adversaire. Ainsi se trouveraient abolis les clivages classiques qui séparaient les fronts extérieurs et intérieurs, l’action militaire et l’action politique et, finalement, la guerre et la paix ».

En 1953, Lacheroy revient à Paris pour prendre la direction du Centre des études africaines et asiatiques, où il forme les officiers français affectés en Indochine. « Après Diên Biên Phù, poursuit Deltombe, sa renommée explose et ses théories se propagent rapidement. Grâce à l’entremise du journaliste André Blanchet, spécialiste de l’Afrique du Monde et intervenant occasionnel au CEAA, Charles Lacheroy est invité à exposer – anonymement – ses idées au grand public dans les éditions des 3 et 4 août 1954 du quotidien du soir, dans un article reprenant de larges extraits d’une de ses conférences et titré : “La campagne d’Indochine, ou une leçon de “guerre révolutionnaire”4”. » Dans cet article, il explique crûment que l’armée française doit faire siennes les méthodes « révoltantes » de l’ennemi : « Ce n’est pas la première fois que nous voyons dans une guerre l’un des adversaires mettre en œuvre une arme nouvelle plus ou moins défendue par la réglementation internationale, voire révoltante pour la conscience humaine. Dans un passé récent, on a répondu aux gaz de combat par les gaz de combat, aux bombardements réputés stratégiques par des bombardements analogues. […] Demain, on répondra à la bombe atomique par la bombe atomique et, si l’on s’y refuse, il semble bien qu’il n’y ait d’autre solution que de s’avouer vaincu et de rentrer chez soi, si le vainqueur accepte que le vaincu ait encore un “chez soi”. Or, dans la guerre qui se déroule en Indochine, le Viêt-minh a mis au point une organisation populo-politico-policière, sans doute révoltante pour la conscience humaine, mais qui est une arme dont l’efficacité militaire est malheureusement indéniable et, sans doute, déterminante. Ne pas s’en servir, c’est jouer perdant. »

« Puis, relatent Périès et Servenay, il prononce une conférence, en avril 1955, devant un parterre de généraux à l’Institut des hautes études de la défense nationale. Il fascine son auditoire, à tel point que, quinze jours plus tard, il est intégré au cabinet du ministre de la Défense Maurice Bourgès-Maunoury. Pendant trois ans, il va alors incarner le renouveau doctrinal de l’armée française, déprimée par sa terrible défaite de Diên Biên Phù au printemps 1954. Bien plus, sa position officielle lui offre une chance inespérée de diffuser ses idées à grande échelle au sein de l’institution. Son exposé de l’IHEDN est tiré à 25 000 exemplaires, il enchaîne les conférences, jusqu’à rassembler 2 000 officiers de réserve et d’active en juillet 1957 dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne ! Parallèlement, il prend la direction des Services d’action psychologique et d’information (SAPI), chargé [en juillet 1957] de mettre en place les 5e bureaux d’action psychologique dans toutes les unités présentes en Algérie. »

Leur création est officialisée par la fameuse « Instruction provisoire sur l’emploi de l’arme psychologique » (Texte toutes armes 117, dit TTA 117), diffusée par le ministère de la Défense le 29 juillet 1957. Ce texte, qui codifie l’usage de la DGR dans toute l’armée française (toutefois sur un mode euphémisé), a été rédigé par quelques officiers, dont le commandant Jacques Hogard, secrétaire général de l’ESG et fervent partisan des thèses de Lacheroy (il serait même, selon les Villatoux, le « vrai doctrinaire » de la guerre révolutionnaire). Il indique notamment : « La guerre révolutionnaire est une doctrine de guerre élaborée par les théoriciens marxistes-léninistes et exploitée par des mouvements révolutionnaires de diverses obédiences pour s’emparer du pouvoir en s’assurant progressivement le contrôle physique et psychologique des populations, suivant des mots d’ordre, des techniques et des actions déterminés. » Et il prône l’importance de l’« unité d’action » entre le militaire et le civil, pour extirper le « virus révolutionnaire ».

Pendant toute cette période, Lacheroy et ses collègues « officiers malades de l’Indochine5 » orientent donc de façon décisive la « guerre antisubversive » que mène l’armée française en Algérie, comme le souligne Marie-Monique Robin : « Non seulement sur le terrain, mais aussi à l’École supérieure de guerre où transitent et se forment les officiers de la guerre d’Algérie, présents et futurs, en liaison étroite avec l’état-major. Dès 1954, la 68e promotion de l’ESG inaugure une commission, intitulée “Guerre idéologique : enseignements de la guerre d’Indochine”6. Pour la promotion suivante (1956-1957), l’enseignement intègre officiellement l’étude de la “guerre subversive” dans l’une des trois périodes du premier cycle, aux côtés de la “guerre classique” et de la “guerre atomique”. […] [En 1958-1959], les travaux de la commission n° 2 de la 70e promotion, intitulée “L’action psychologique en Algérie”, reprennent à leur compte les éléments du débat pour tenter de le légitimer : “Le crime révolutionnaire est un crime exceptionnel perpétré au cours de circonstances exceptionnelles qui sont celles d’une partie de la phase tactique africaine de la guerre révolutionnaire bolchevique, écrivent les rapporteurs. À des crimes exceptionnels doivent répondre une législation et une juridiction d’exception. Nous évoquons là l’instauration de cours martiales ayant à connaître des seuls crimes révolutionnaires et appliquant une procédure expéditive peut-être sans appel. L’état de guerre et la conduite de la pacification n’ont pas à modifier le droit et ne dispensent pas de la morale. Mais il est souhaitable que la répartition des pouvoirs et les procédures s’adaptent aux circonstances anormales de la guerre révolutionnaire”. »

II. De 1956 à 1959, le rôle central de la DGR dans l’action de l’armée française en Algérie

En Algérie même, comme l’a relevé Denis Leroux, la mise en œuvre des méthodes de la DGR se systématise à partir de l’arrivée du général Raoul Salan à la tête des forces françaises, à la fin 1956. À la violence massive et indiscriminée des premières années de répression de l’insurrection (marquée notamment par les massacres de masse de l’été 1955 dans le Constantinois), qui se révèle peu efficace, il s’agirait désormais de combiner la « conquête des cœurs et des esprits » avec un « contrôle politico-policier plus étroit de la population » et une violence plus sélective visant les combattants nationalistes.

Dans cette perspective, deux écoles de formation des officiers et sous-officiers vont jouer un rôle capital dans la diffusion des méthodes de la guerre contre-révolutionnaire. La première est le Centre d’instruction de la pacification et de la contre-guérilla (CIPCG), ouvert à Arzew, à l’est d’Oran, au début 1955, qui sera, explique Marie-Monique Robin, le « lieu de passage obligé de tous les officiers et sous-officiers fraîchement débarqués en Algérie ». En deux ans, indique-t-elle, d’octobre 1957 à septembre 1959, 7 172 stagiaires passent par le CIPCG : 39 colonels, 136 lieutenants-colonels, 616 commandants, 1 694 capitaines, 1 158 lieutenants, 1 434 sous-lieutenants et 2 095 sous-officiers. « Au CIPCG, où transiteront un certain nombre d’officiers étrangers venus se former à la “doctrine française”, on explique ainsi que “la guerre en Algérie est une guerre révolutionnaire”, titre d’un programme de formation qui précise les modalités de “conduite de la guerre révolutionnaire en Algérie” : “Action psychologique ; guerre psychologique ; destruction des bandes armées […] ; destruction de l’infrastructure rebelle (le renseignement politique ; l’enquête ; l’action policière ; la lutte contre le terrorisme)”. »

La seconde école de formation est le Centre d’entraînement à la guerre subversive de Jeanne-d’Arc, un hameau à l’est de Philippeville, que l’on surnommera l’« école Bigeardville ». Elle a en effet été inaugurée le 10 mai 1958, en présence du ministre des Armées Jacques Chaban-Delmas7, par le colonel Marcel Bigeard qui en prend la direction après avoir dirigé le 3e RPC et qui avait joué un rôle essentiel dans la mal nommée « bataille d’Alger ». Pour Chaban-Delmas, comme il l’écrira plus tard dans ses mémoires, Bigeard était l’« homme qu’il fallait pour faire subir aux officiers subalternes un véritable électrochoc psychologique qui changerait à jamais leur façon d’envisager les opérations8 ». La mission de ce centre, selon une note du général Lorillot (secrétaire d’État aux forces armées « Terre ») citée par Marie-Monique Robin, est d’organiser des stages d’une « durée de quatre à six semaines » afin de « former des officiers avertis aux formes de la guerre révolutionnaire pour lutter pratiquement contre elles, grâce à une instruction sur la lutte contre l’infrastructure politico-militaire et un entraînement à la conduite des opérations de jour et de nuit contre les bandes ». Mais elle avait aussi pour mission, plus occulte évidemment, de former des officiers au « bon usage de la torture » comme en témoignera un officier passé par Jeanne-d’Arc en août 1958 cité par Pierre Vidal-Naquet dans Les Crimes de l’armée française9, ce que confirmera en 2003 à Marie-Monique Robin le général Raymond Chabannes, alors capitaine invité par Bigeard à donner des conférences sur la lutte contre la guerre subversive à Jeanne-d’Arc.

On ne peut citer ici l’ensemble des dispositifs mis en place parallèlement en Algérie par l’armée française pour y déployer les techniques de la DGR dans le but d’« éradiquer la subversion » et de couper les combattants nationalistes de la population (il s’agissait, selon la formule alors popularisée par les théoriciens de la DGR, de « vider le bocal pour que les poissons soient au sec ») : action psychologique et désinformation, déplacements forcés de population, disparitions forcées, torture, exécutions extrajudiciaires, recours aux supplétifs (les harkis en l’occurrence), etc. Autant de pratiques désormais assez bien documentées par les travaux des historiens que j’ai cités. Soulignons seulement le rôle important des « détachements opérationnels de protection » (DOP), spécialisés dans les interrogatoires les plus violents et, comme le signale Denis Leroux, devenus à partir de l’automne 1957 « des instruments indispensables d’une guerre qui s’ancrait résolument en marge de la légalité au nom de la nature spécifique des ennemis et de la lutte à mener ».

III. La DGR, matrice de la pratique des disparitions forcées et de la torture

On comprend donc pourquoi les disparitions forcées pratiquées de façon systématique par les unités parachutistes à partir de 1957 ne relevaient en rien de « bavures », mais bien d’une stratégie globale de guerre antisubversive, celle de la DGR, avalisée par les politiques au plus haut niveau de l’État par toute une série de dispositifs juridiques laxistes (ce qu’avait permis le vote des « pouvoirs spéciaux » par l’Assemblée nationale en mars 1956), même si les euphémismes et la langue de bois tentaient de nier cette réalité.

La légitimation de l’usage systématique de la torture, au nom de l’argument parfaitement fallacieux du « renseignement qui peut sauver des vies humaines », est l’un des effets de cette dérive politico-militaire. Et avec lui la pratique logique des disparitions forcées, comme en a témoigné le général Paul Aussaresses dans son livre publié en 2001, où il a expliqué comment, capitaine chargé des basses besognes durant la « bataille d’Alger », la torture impliquait l’exécution pure et simple de ceux qui avaient à ses yeux un « lien avec les crimes terroristes ». D’où ce dialogue étonnant avec son chef, le colonel de Cockborne : « Ce ne serait pas mieux de les remettre à la justice, plutôt que de les exécuter ? On ne peut quand même pas flinguer tous les membres d’une organisation ! Cela devient dingue !

– C’est pourtant ce que les plus hautes autorités de l’État ont décidé, mon colonel. La justice ne veut pas avoir affaire au FLN, justement parce qu’ils deviennent trop nombreux, parce qu’on ne saurait pas où les mettre et parce qu’on ne peut pas guillotiner des centaines de personnes. La justice est organisée selon un modèle correspondant à la métropole en temps de paix. » Et le colonel de rétorquer : « C’est une sale guerre. Je n’aime pas ça10. »

D’où la conclusion de Marie-Monique Robin : « La dissimulation massive de cadavres, qui évoque aujourd’hui les “disparus” d’Argentine ou de la “deuxième guerre d’Algérie” (depuis 1992), est une caractéristique de la bataille d’Alger pendant laquelle les militaires français inaugurent une méthode considérée, au même titre que la torture, comme une arme de la guerre contre-révolutionnaire. Par-delà l’aspect “pratique” qui consiste à se débarrasser de cadavres encombrants, la technique de la “disparition forcée” vise aussi, et peut-être surtout, à terroriser les populations, et donc à les soumettre : “Loin d’être un hasard, la disparition de cadavres de personnes arrêtées et torturées relève de la répression rationalisée mise en pratique par les parachutistes dans leurs centres de détention et d’interrogatoire, commente Raphaëlle Branche. Elle ajoute une violence symbolique à la palette de tous les gestes violents qui l’ont précédée11.” À l’instar des expositions de cadavres, si chères au colonel Argoud, les disparitions ne représentent pas un raté du système, mais bien un élément du dispositif mis en place dans le cadre de la guerre antisubversive, dont le but est d’“empêcher la mobilisation de groupes et de freiner l’action collective”, par la peur ainsi instillée aux proches des victimes et, par capillarité, à des franges plus larges de la population12. »

En janvier 1959, ajoute Marie-Monique Robin, « c’est probablement la commission “Légalité-guerre subversive” [de l’ESG], présidée par le général de Brebisson, ancien commandant de zone en Algérie, qui poussera le plus loin la réflexion sur “les mesures et aménagements que les forces armées attendent des autorités compétentes pour permettre une intervention efficace contre la subversion”. […] Après avoir rappelé qu’il existe trois textes concernant des états de crise (sur l’état d’urgence, sur les pouvoirs spéciaux et sur l’état de siège), aucun n’étant “satisfaisant dans le cas de la subversion totale”, la commission souligne la nécessité de “créer un texte nouveau et complet” et préconise “l’adoption urgente de mesures propres à diminuer le handicap dont sont frappées les forces de l’ordre, exposées à agir dans l’illégalité avec tous les inconvénients qu’elle comporte”. Parmi ces mesures, les plus importantes concernent la “lutte contre l’appareil politico-administratif subversif”, qui doivent pouvoir être prises “sans intervention parlementaire” : “La centralisation du renseignement ; l’assignation à résidence (cette mesure administrative doit permettre de conserver les individus arrêtés aussi longtemps que le besoin s’en fait sentir, afin qu’ils puissent être interrogés, confrontés, réinterrogés à la lumière de nouvelles arrestations et maintenus dans le cadre de la recherche du renseignement et non de celui des poursuites judiciaires) ; le pouvoir de perquisition de jour et de nuit ; le contrôle de la circulation des personnes et des biens ; […] le droit de suspension des fonctionnaires et des élus ; l’interdiction des réunions publiques ou privées ; l’usage de leurs armes par les forces de l’ordre ; l’accélération des jugements et, de façon plus générale, de l’adaptation de l’appareil judiciaire.” Et de conclure : “À la notion de guerre révolutionnaire totale, correspond celle de stratégie totale qui intéresse les différentes branches de l’activité du pays, politique, financière, économique, psychologique, militaire, judiciaire. […] C’est pourquoi il importe que la responsabilité de décision soit unique.” » L’armée prétend ainsi s’arroger le monopole de la violence, concurrençant de facto l’autorité des responsables civils de la République.

IV. Après le bannissement officiel de la DGR en France, une sombre postérité dans le reste du monde

Et c’est précisément cette menace que comprend de Gaulle, après le coup d’État de mai 1958 qui l’amène au pouvoir et lui permettra de fonder la Ve République. Il n’ignore pas que les ambitions totalisantes des partisans de la DGR, majoritairement partisans de l’Algérie française, menacent les fondements de la République. Dès la fin 1958, tout en permettant que les pires méthodes perdurent dans la lutte de l’armée française contre les nationalistes et toute la population algérienne, il écarte progressivement les officiers les plus « subversifs ». En février 1958, le colonel Lacheroy avait déjà été limogé puis cantonné à un poste sans influence par le ministre de la Défense Jacques Chaban-Delmas, lequel prépare secrètement la mise au point de la « bombe atomique », arme, dit François Géré, qui « commence à apparaître moins comme le complément que comme le rival de l’arme psychologique dans la politique militaire de la France13 ».

En février 1960, deux événements importants marquent un tournant décisif : l’explosion dans le Sahara algérien de la première bombe atomique française et la nomination de Pierre Messmer au ministère des Armées. Ce dernier entreprend aussitôt d’en finir avec la prévalence de la DGR, au profit de ce qui deviendra à partir de 1961 la nouvelle doctrine stratégique de l’armée française, celle de la « dissuasion [nucléaire] du faible au fort ». Les 5e bureaux, symbole affiché de l’application de la DGR en Algérie, sont dissous et les officiers de terrain les plus en pointe dans la mise en œuvre de la doctrine sont bientôt sèchement débarqués. Parmi les plus notoires : en juillet 1960, Bigeard est envoyé en République centrafricaine pour y diriger le 6e régiment d’infanterie coloniale ; en décembre 1960, Trinquier est contraint à démissionner, en échange d’une mission secrète au Katanga (pour former la gendarmerie du sécessionniste Moïse Tshombé) ; et en avril 1961, Jacques Hogard est muté au Sénégal.

Ce basculement et ce début d’épuration n’empêcheront pas la création, en février 1961, de l’Organisation armée secrète (OAS), à laquelle se rallieront nombre d’officiers partisans de la DGR (à commencer par Lacheroy), ni la tentative avortée en avril 1961 de coup d’État d’un « quarteron de généraux rebelles » (de Gaulle) partisans de l’Algérie française. Mais si la DGR est alors totalement passée aux oubliettes comme doctrine d’emploi des forces armées stationnées en métropole, ce n’est pas le cas pour les unités de l’infanterie de marine (ex-infanterie coloniale) durablement installées sur des bases permanentes dans certaines anciennes colonies de l’Afrique subsaharienne14. Et ce sont bien les méthodes de la DGR qui sont employées avec rigueur dans la terrible « guerre secrète » que mènent à partir de 1955 des officiers français au Cameroun, où ils encadrent des troupes locales pour détruire les maquis nationalistes de l’Union des populations du Cameroun (UPC). Une guerre qui fera des dizaines de milliers de victimes et durera jusqu’à la fin des années 196015.

Parallèlement, certains officiers qui se sont illustrés comme des praticiens zélés de la DGR pendant la guerre d’Algérie seront discrètement envoyés comme formateurs auprès des armées d’autres pays (retrouvant parfois des officiers qui avaient suivi des stages dans les écoles d’Arzew et de Jeanne-d’Arc). C’est notamment le cas du commandant Paul Aussaresses, qui enseigne aux États-Unis à Fort Bragg, quartier général des forces spéciales américaines et centre d’entraînement à la guerre contre-insurrectionnelle et à la guerre psychologique, et à Fort Benning. Ses cours, ainsi que les travaux du colonel David Galula à Harvard et à la Rand Corporation et le livre du colonel Trinquier, La Guerre moderne, conduiront les stratèges militaires américains à utiliser à grande échelle les méthodes de la DGR lors de la terrible « Opération Phénix » à partir de 1969, considérée par un officier états-unien comme une « copie de la bataille d’Alger appliquée à tout le Viêt-nam du Sud16 » – et qui fit de 20 000 à 40 000 victimes civiles. Et dès le début des années 1960, comme l’a bien documenté Marie-Monique Robin, une « mission militaire française » dépêche à Buenos Aires d’anciens officiers ayant fait l’Indochine et l’Algérie, afin d’enseigner à leurs homologues argentins les principes de la DGR. En 1973, le colonel Aussaresses est nommé attaché militaire au Brésil, où il donne des cours sur la bataille d’Alger, notamment « au centre d’entraînement des forces spéciales de Manaus, qui était une copie de Fort Bragg », à des officiers brésiliens, mais aussi chiliens, argentins ou vénézuéliens17. Ces enseignements, avec ceux de militaires états-uniens, serviront dans ces années 1970 à la mise au point par les dictatures militaires du Cône Sud de l’Amérique latine du fameux « Plan Condor », qui généralisera alors l’usage de la torture et des disparitions forcées dans toute la région18.

Par ailleurs, sans aucunement épuiser la question de la postérité internationale de la DGR française, on doit relever que ses pires méthodes ont été systématiquement utilisées par les généraux à la tête de l’armée… algérienne lors de la « sale guerre » qu’ils ont conduite contre leurs opposants dans les années 1990 : torture, exécutions extrajudiciaires, disparitions forcées, faux maquis, milices de supplétifs, désinformation19… Il faut dire que plusieurs de ces officiers avaient fait leurs premières armes dans les années 1950 au sein de l’armée française – où ils avaient pu se former aux techniques de la DGR –, qu’ils avaient désertée pour rejoindre le combat nationaliste à partir de 1958.

Enfin, la doctrine « antisubversive » a souvent retrouvé une actualité au sein des forces armées occidentales à partir des années 1990, notamment à l’occasion de l’engagement dans les Balkans des troupes de l’OTAN, qui se sont retrouvées impliquées dans une guerre « non conventionnelle ». Une évolution plus marquée encore au sein de l’armée états-unienne, après l’occupation de l’Afghanistan en 2001, puis de l’Irak en 2003 : embourbés dans des « guerres sans fin », ses stratèges ont revisité les classiques de la DGR (comme David Galula20), espérant y trouver des enseignements pour « conquérir les cœurs et les esprits » de la population tout en traquant impitoyablement les « subversifs ». Autant d’évolutions qui seront renforcées avec les attentats terroristes qui frapperont les États-Unis l’Europe dans les années 2000 et 2010. Y compris en France, où le tabou sur l’usage de certains aspects de la DGR sur le territoire national a commencé à être discrètement levé par des responsables civils et militaires, tant la lutte antiterroriste est de plus en plus perçue comme celle contre un « ennemi intérieur »21.

Le « fantôme » de la DGR est donc toujours bien présent, et il est d’autant plus important d’en connaître l’histoire pour éviter la répétition du pire.

* P-DG des Éditions La Découverte de 1982 à 2014, membre du Cedetim et d’Algeria-Watch.

Notes

1 Parmi les textes fondateurs de ces théoriciens, signalons : Charles Lacheroy, Action Vietminh et communiste en Indochine, ou une leçon de « guerre révolutionnaire », Centre d’études asiatiques et africaines, 1954 ; Roger Trinquier, La Guerre moderne, La Table ronde, 1961 ; David Galula, Counterinsurgency Warfare. Theory and Practice, Praeger Security International, Wesport, 1964 (traduction française : Contre-insurrection. Théorie et pratique, Economica, 2008).

2 François Géré, La Guerre psychologique, Economica, 1997 ; Gabriel Périès, De l’action militaire à l’action politique. Impulsion, codification et application de la doctrine de la guerre révolutionnaire au sein de l’armée française (1944-1960), thèse de doctorat en science politique, Paris-1, 1999 ; Paul et Marie-Catherine Villatoux, La République et son armée face au « péril subversif ». Guerre et action psychologiques (1945-1960), Les Indes savantes, Paris, 2004 ; Marie-Monique Robin, Escadrons de la mort, l’école française (Canal Plus, 2003 ; la Découverte, Paris, 2004).

3 Outre de nombreux articles, citons notamment : Gabriel Périès et David Servenay, Une guerre noire. Enquête sur les origines du génocide rwandais (1959-1994), La Découverte, Paris, 2007 ; Mathieu Rigouste, L’Ennemi intérieur. La généalogie coloniale et militaire de l’ordre sécuritaire dans la France contemporaine, La Découverte, Paris, 2009 ; Thomas Deltombe, Manuel Domergue, Jacob Tatsitsa, Kamerun. Une guerre cachée aux origines de la Françafrique, 1948-1971, La Découverte, Paris, 2011 ; Denis Leroux, Une armée révolutionnaire : la guerre d’Algérie du 5e bureau, thèse de doctorat en histoire, Paris-1, décembre 2018 ; David Servenay et Jake Raynal, La septième arme. Une autre histoire de la République, La Découverte, Paris, 2018 ; Élie Tenenbaum, Partisans et Centurions. Une histoire de la guerre irrégulière au xxe siècle, Perrin, Paris, 2018.

4 Cité in Marie-Monique Robin, Escadrons de la mort, l’école française, La Découverte, Paris, 2004, p. 41.

5 Selon les mots de Jean Pouget, ancien officier d’Indochine, puis journaliste : Jean Pouget, Le Manifeste du camp n° 1. Le calvaire des officiers français prisonniers du Viêt-minh, Tallandier, Paris, 2014.

6 C’est aussi en 1954 que l’étude de l’opuscule de Mao Zédong, La Guerre révolutionnaire en Chine, est rendue obligatoire aux officiers qui suivent les cours de l’École de guerre.

7 Et de l’écrivain à succès Jean Lartéguy, auteur de trois ouvrages à la gloire des parachutistes français, traduits dans le monde entier : Les Centurions, Les Prétoriens et Les Mercenaires. Les livres de Lartéguy joueront un rôle majeur dans la popularisation de la DGR au sein de l’armée argentine ; voir Jérémy Rubenstein, « La doctrina militar francesa popularizada. La influencia de las novelas de Jean Lartéguy en Argentina », Nuevo Mundo Mundos nuevos, 6 juin 2017.

8 Jacques Chaban-Delmas, Mémoires pour demain, Flammarion, Paris, 1997.

9 Cité par Pierre Vidal-Naquet, Les Crimes de l’armée française, op. cit., p. 115.

10 Paul Aussaresses, Pour la France. Services spéciaux 1942-1954, Le Rocher, Monaco, 2001, p. 35.

11 Raphaëlle Branche, La Torture et l’Armée pendant la guerre d’Algérie, op. cit., p. 145.

12 Daniel Hermant, « L’espace ambigu des disparitions politiques », Cultures et conflits, n° 13-14, 1994, p. 90.

13 François Géré, La Guerre psychologique, op. cit., chapitre 11, « Les 5e bureaux ».

14 Voir Gabriel Périès et David Servenay, Une guerre noire, op. cit.

15 Voir Thomas Deltombe, Manuel Domergue, Jacob Tatsitsa, Kamerun, op. cit.

16 Voir Marie-Monique Robin, Escadrons de la mort, l’école française, op. cit., chapitre 16, « La doctrine française est exportée aux États-Unis ».

17 Ibid., chapitre 18.

18 Voir John Dinges, Les Années Condor. Comment Pinochet et ses alliés ont propagé le terrorisme sur trois continents, La Découverte, Paris, 2004.

19 Voir notamment Algeria-Watch et Salah-Eddine Sidhoum, Algérie : la machine de mort, octobre 2003, <algeria-watch.org/?p=52438>.

20 C’est ainsi qu’en 2008, le général David Petraeus, alors chef de la force multinationale en Irak, a tenu à préfacer la traduction française du fameux livre de David Galula publié en 1964 (Counterinsurgency Warfare, op. cit.), le présentant comme « le plus grand et le seul grand livre jamais écrit sur la guerre non conventionnelle ».

21 Voir Mathieu Rigouste, L’Ennemi intérieur, op. cit.