Farid Cherbal. Professeur à l’USTHB et ex-dirigeant syndical : «Le mouvement étudiant possède une amplitude politique et sociale jamais égalée»

Hacen Ouali, El Watan, 1 mars 2020

Ils reviennent de loin. Les étudiants algériens réoccupent le cœur de la bataille politique à la faveur de la révolution en cours. Ils font tomber, chaque mardi, tous les clichés qui faisaient d’eux une catégorie qui s’est détournée des préoccupations de la société. «Cette mobilisation estudiantine a déjà apporté des acquis politiques. L’université est revenue sur la scène politique, elle a rétabli les solidarités sociales entre elle et la société», estime Farid Cherbal, figure universitaire et ancien dirigeant du CNES.

– Une année de mobilisation populaire, les Algériennes et les Algériens poursuivent encore leur marche vers la liberté. D’où puisent-ils toute cette force ?

Tout d’abord, il faut rappeler que les marches du 22 février 2019 marquent le retour des masses populaires sur la scène politique en réponse à la grave crise politique, sociale et économique que vit notre pays.

La force, la solidarité, la générosité, la résilience et l’extraordinaire détermination qui caractérisent le mouvement populaire depuis le 22 février 2019 sont les caractères dominants du génome politique du peuple algérien, hérités des pères fondateurs de l’Algérie indépendante.

Le mouvement du 22 février 2019 est une lame de fond politique, sociale et culturelle interclassiste qui irrigue les 58 wilayas de notre pays et tous les pays étrangers où vit notre valeureuse diaspora. Le mouvement populaire du 22 février 2019 est un rétablissement des espérances démocratiques et sociales.

C’est un mouvement citoyen pacifique qui lutte pour réaliser trois revendications politiques majeures, qui avaient été annoncées par les pères fondateurs de l’Algérie indépendante dans la Déclaration du 1er Novembre 1954 et la Plateforme du Congrès de la Soummam le 20 août 1956 : la souveraineté du peuple, un Etat civil et de droit, une Algérie libre, démocratique et sociale.

– Les étudiants sont le fer de lance de l’insurrection citoyenne en cours. Que vous inspire cette résurrection étudiante ?

Le mouvement estudiantin a montré une extraordinaire maturité politique le 26 février 2019 en déclenchant la grève politique des cours durant trois mois, qui lui a permis de rejoindre le mouvement populaire dans sa lutte pour le changement politique. Il faut souligner que ce mouvement, étudiant apparu le 26 février 2019, ne vient pas du néant.

Il possède une profondeur historique et sociale ancrée dans l’histoire de notre pays. Je rappelle que durant le Printemps berbère de 1980, qui est un moment fondateur de l’histoire de l’Algérie, l’université a joué un rôle-clé dans ce mouvement politique populaire, social et culturel qui va sonner la fin de la légitimité historique et mettre la souveraineté du peuple et la question démocratique au cœur de la société algérienne.

De même que la grève nationale du mouvement étudiant autonome algérien regroupé au sein de la Coordination nationale autonome des étudiants (CNAE) en février-mai 2011 pour une université publique et performante, pour la démocratisation de la gestion de l’université et pour les libertés démocratiques (libertés d’expression, de réunion et droit de manifestation…), a joué aussi un rôle important dans la genèse du mouvement étudiant du 26 février 2019.

Il faut rappeler aussi qu’un autre capteur social à l’origine de ce mouvement étudiant est la CNDC (Coordination nationale des chômeurs), qui est née dans la ville de Ouargla, et certains animateurs de ce mouvement social sont des diplômés universitaires.

Ce mouvement étudiant unitaire du 26 février 2019 possède une amplitude politique et sociale jamais égalée dans l’histoire de l’université algérienne et a permis le retour de l’université algérienne sur la scène politique nationale.

Il faut signaler aussi le rôle fondamental joué par les réseaux sociaux qui ont permis de connecter les étudiants pour s’organiser, débattre et maintenir la mobilisation.

– Pendant longtemps, le regard porté sur les étudiants était critique, leur reprochant de s’être détournés des préoccupations de la société. Y a-t-il eu réellement une coupure ?

Non, il n’y a jamais eu de coupure. Les étudiants, comme toutes les corporations sociales de notre pays, luttent aussi pour satisfaire leurs revendications corporatistes.

Il faut souligner que durant 20 ans, le régime autocratique de Bouteflika a organisé la dispersion et la fragmentation dans la société, en menant une lutte implacable contre les libertés démocratiques pour casser les solidarités sociales et politiques, et empêcher toute expression sociale et politique autonome de la société. Cette politique a renforcé le corporatisme, l’individualisme et le chacun pour soi.

Toutefois, le mouvement étudiant a montré une grande résistance sociale durant le mouvement de février-mai 2011, en luttant pour une université publique et performante, pour la démocratisation de sa gestion et pour les libertés démocratiques (libertés d’expression, de réunion et droit de manifestation…).

– Que peut apporter cette mobilisation estudiantine à l’université algérienne. Pourra-t-elle la libérer de sa torpeur ?

Cette mobilisation estudiantine a déjà apporté des acquis politiques. On peut dire que l’université est revenue sur la scène politique et a rétabli les solidarités sociales entre elle et la société lors des marches du mardi.

Il faut aussi noter que l’engagement des étudiants et de leurs enseignants, dans la lutte pour la libération des détenus d’opinion du mouvement populaire du 22 février 2019, a donné une dimension nationale à la lutte politique pour l’arrêt de la judiciarisation de l’acte politique, des libertés d’expression et d’opinion dans notre pays.

Nous remarquons aussi que le mouvement étudiant, grâce à sa résilience, son endurance, sa détermination et sa lutte politique continue pour faire aboutir les revendications légitimes du mouvement populaire du 22 février 2019, est en train de devenir le représentant politique de la jeunesse algérienne.

– L’étudiant d’aujourd’hui est-il différent de ses aînés, ou bien a-t-il renoué le fil de l’histoire des mouvements étudiants passés ?

Bien sûr, l’étudiant de l’Algérie de 2019-2020, comme les étudiants du monde entier, est différent de ses aînés des années 1960, 70′, 80′ et 90′ dans sa vie quotidienne. Il vit et étudie dans le village planétaire, il est connecté à Google et aux réseaux sociaux et il communique en temps réel avec sa tribu numérique.

Oui, je suis d’accord avec vous, la rupture historique du 22 février 2019 a permis au mouvement étudiant autonome et démocratique de se réapproprier les symboles historiques de l’Ugema comme la date du 19 Mai 1956 et les martyrs du mouvement lycéen et étudiant de la Guerre de Libération nationale, dont Hassiba Ben Bouali, Amara Mohamed-Rachid, Taleb Abderrahmane et Allaoua Benbatouche.

Il faut souligner aussi que la marche du mardi des étudiants et des citoyens, en mettant l’université au cœur de la cité, est en train de réaliser le vieux rêve des militants étudiants disparus de l’UNEA historique (1963-18 janvier 1971), je citerai Keddar Berakai, Mahmoud Mahdi dit Zorba, et Houari Mouffok, et du Syndicat national des étudiants autonome et démocratique (Snead) des années 1980, je mentionnerai Redouane Osmane.

– Les marches du mardi ont réconcilié les étudiants avec leur peuple. Comment ces retrouvailles peuvent-elles ramener l’université au cœur de la société ?

Oui, nous pouvons dire que le mouvement étudiant autonome et démocratique a réussi à bâtir un rapport de confiance très fort avec la société.

Il a fait de la marche du mardi une assemblée générale politique de débat avec les citoyennes et citoyens sur les revendications légitimes du mouvement populaire du 22 février 2019, il a rétabli les solidarités sociales et a remis l’université algérienne au cœur de la cité.

Le retour de l’université algérienne au cœur de la société passe avant tout par un immense chantier de reconstruction d’une université publique performante.

Le projet économique néolibéral sauvage du régime autocratique de Bouteflika, l’adoption du système LMD, l’abandon du diplôme d’ingénieur par les universités, l’absence d’une politique de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique depuis quatre décennies (à part la gestion des flux d’étudiants), la gestion despotique et opaque de l’université ont remis en cause sa fonction universelle qui est la production du savoir, sa transmission et son application.

L’université algérienne vit une grave crise multidimensionnelle. Les remèdes de choc à cette crise nécessitent en premier la démocratisation de la gestion de l’université par l’élection des recteurs et des doyens, conformément aux recommandations de l’Unesco.

C’est aux recteurs et doyens élus sur la base d’un programme de reconstruction d’une université publique performante, avec l’aide de la communauté universitaire, que reviendra l’immense tâche de mettre l’université au service du bien-être de la société.

– Paradoxalement, la communauté des enseignants est moins visible en tant que corps dans cette révolution démocratique. Pourquoi, selon vous ?

Il est évident que l’absence d’un cadre syndical démocratique et revendicatif, comme l’était le CNES historique (1996-2006), est responsable à mon avis du manque de visibilité de l’apport des enseignants du supérieur au mouvement populaire du 22 février 2019.

Toutefois, il faut rappeler que des collectifs d’enseignants du supérieur se sont constitués depuis le 22 février 2019 dans un certain nombre d’universités et d’écoles supérieures de notre pays. C’est vrai, ces collectifs ne représentent pas les 62 000 enseignants du supérieur.

Ces collectifs d’enseignants en lutte ont rejoint la grève politique déclenchée par le mouvement estudiantin le 26 février 2019. Ils participent aux marches du mardi et du vendredi depuis 12 mois, et animent les débats politiques dans les universités et les médias qui soutiennent le mouvement populaire du 22 février 2019. Un intense travail a permis de mettre récemment en place une coordination nationale des universitaires.

Cependant, l’expérience historique a montré que seul un syndicat démocratique et revendicatif des enseignants du supérieur permet de pérenniser les luttes, les acquis et d’installer un contre-pouvoir permanent.

Ce cadre syndical démocratique et revendicatif permettra à l’université algérienne de défendre les revendications légitimes du mouvement populaire du 22 février 2019 et de participer à la construction d’un projet politique et économique souverain pour notre pays, dans les années à venir.