Le désordre colonial: L’Algérie à l’épreuve de la colonisation de peuplement
de Hosni Kitouni*
Notes de Lecture de Yves Dutier, 28 février 2020
» … En 1830, ce dey [le dey d’Alger] qui se nommait Hussein, maltraita des Français établis en Algérie. Notre consul, M. Duval, avait été insulté par lui et frappé d’un coup d’éventail. Il fallut venger cet outrage. Le 25 mai, une armée commandée par le maréchal de Bourmont, s’embarqua à Toulon. Le 14 juin suivant, nos soldats débarquaient dans la petite baie de Sidi-Ferruch et marchaient aussitôt sur Alger… Malgré la belle résistance des cavaliers d’Hussein, l’armée française occupait rapidement la ville et nos canons bombardaient le château de l’empereur. La ville fut occupée par nos troupes ; nos vaisseaux entrèrent dans le port et les trésors laissés par le dey payèrent les frais de l’expédition. C’est ainsi que commença cette conquête de l’Algérie qui devait donner à notre pays une admirable colonie, une « autre France » de l’autre côté de la Méditerranée » (1)
Jusque dans les années 1960, en France et dans les colonies françaises, des générations d’écoliers auront eu droit à ce storytelling édifiant, énoncé comme vérité factuelle, de la raison de l’invasion et de la colonisation de l’Algérie. Hosni Kitouni, loin de la légende colonialiste et avec la rigueur de l’historien, présente une toute autre lecture de la conquête et de la colonisation de peuplement de l’Algérie. C’est bien cette démarche exigeante qui caractérise le Désordre Colonial. Hosni Kitouni développe dans cet ouvrage d’une richesse exceptionnelle tant par la diversité des sources historiques souvent méconnues que par la qualité du récit qui donne à voir concrètement ce que signifient pour les populations conquises, les violences, le ‘refoulement’, les razzias etc… La grande qualité de ce livre est aussi d’exposer la réalité et les pratiques spoliatrices d’une aventure criminelle d’envergure. L’auteur parvient à montrer de manière claire et didactique le caractère spécifique d’une colonisation de peuplement, sa signification sur le plan idéologique et bien entendu ses implications. L’on peut mesurer les conséquences effroyables d’une politique d’agression et d’accaparement par la force brute sur les populations conquises avec son cortège d’atrocités, de violences, de spoliations, de prédations de toutes sortes.
Une colonisation de peuplement
» Le colonialisme de peuplement a deux caractéristiques principales. Premièrement, il est gouverné par une logique d’élimination. Les colons viennent pour rester. Leur mission première n’est pas d’exploiter les autochtones, mais de les remplacer. Deuxièmement, l’invasion n’est pas événementielle mais structurelle » (2) Cette analyse correspond tout à fait au cas de l’Algérie et l’auteur nous montre documents à l’appui que la conquête de 1830 fut théorisée et planifiée bien avant le coup d’éventail du bey d’Alger au consul Duval. Hosni Kitouni cite longuement ces ‘théoriciens’ tels que Colombel et Trapani justifiant la colonisation de peuplement de l’Algérie à la fois pour contrer les Britanniques mais surtout en raison de la surpopulation française ; « ils se poussent, se heurtent et se choquent faute d’espace suffisant ». L’option de colonisation de peuplement comme solution à la question sociale en France existait donc bel et bien en tant que corpus intellectuel présent très fortement dans la production éditoriale contrairement à une opinion couramment admise par l’historiographie dominante.
Quid des autochtones ? « Les irruptions des Bédouins, des Berbères ou nomades de l’Atlas seront toutes repoussées. Les hordes sauvages reculeront bientôt devant les nombreux colons « En d’autres termes, ils n’existent pas et si toutefois nous en rencontrons, « ils seront refoulés dans le désert ». L’auteur fait d’ailleurs justement remarquer que la connaissance géographique du pays et de la culture de ses habitants n’est connue qu’au travers du prisme de récits de voyages empreints de préjugés racistes et relevant bien souvent de la pure fantaisie. La guerre de conquête à partir de 1830 montrera pourtant au colonisateur la formidable capacité de survie, une capacité de résistance insoupçonnée, des populations.
La guerre coloniale « Par le feu et par la Faim »
Dans cette partie particulièrement bien documentée, l’auteur développe le caractère spécifique de ce que fut véritablement cette guerre coloniale. Nous y retrouvons des personnages déjà connus, des officiers de sinistre notoriété, comme les Bugeaud, les Saint-Arnaud etc.… et d’autres qui le sont moins comme Clauzel. A partir de nouvelles sources (comme celles sur les enfumades du Dahra) mais aussi à partir de la correspondance de militaires, Hosni Kitouni restitue la réalité ignominieuse des ‘exploits’, des atrocités et des carnages, qui rythment cette conquête. « Être impitoyable », « détruire la nationalité arabe, c’est à dire tout sentiment d’unité et d’intérêt commun ». Ces formules glaçantes du maréchal Clauzel ne sont pas que des mots, il s’agit de mots d’ordre et d’ordres du jour. La « mission civilisatrice » se manifeste sur le terrain par une succession de tueries (massacres de Blida, massacres des Aouffia).
Au fur et à mesure de la progression de la conquête, une guerre d’un type nouveau est mise en œuvre, un ‘nouvel art de la guerre’ conçu par Bugeaud : razzier et détruire. Les « razzias à la française » conduites par Lamoricière sont une succession de raids prédateurs, de pillages, de capture en masse de bétail de destruction des villages, des récoltes, des vergers etc. réduisant les autochtones à la famine et au dénuement le plus complet et les contraignant à fuir et à se réfugier dans des zones impropres au pastoralisme et à l’agriculture. Tous ces assauts ultra-violents et ces destructions s’accompagnent de carnages, de viols, de prises d’otages jusqu’aux odieuses enfumades comme procédé de liquidation de masse utilisées dans le Dahra « variante de la violence coloniale parvenant à son point ultime de tension où elle se résout par le recours à l’extermination localisée comme seul moyen de dépassement ».
Ces actes répétés, systématiques, de pure barbarie commis pendant cette première phase de la guerre coloniale (825.000 morts !), ont un impact démographique direct sur la population algérienne et se traduisent également par une paupérisation généralisée, le bouleversement radical – et destruction – des structures de sa société. Malgré leur ampleur et leur généralisation ces méthodes ne parviendront pas cependant à anéantir l’opposition des algériens au colonialisme, les multiples actes de résistances et de révoltes décrits tout au long du livre sont la démonstrations d’une résilience qui ne sera jamais brisée.
Après cette phase de guerre totale, la question d’une occupation « civile » de l’espace vidé de ses habitants originels et leur remplacement par des colons apparait comme la première priorité de la politique de l’administration du pays.
Installation des colons
L’installation de colons français sur le territoire algérien ne peut évidemment se concevoir que si ceux-ci disposent de terres à exploiter. Hosni Kitouni décrit dans le détail toutes les caractéristiques des méthodes mises en œuvre par le colonisateur. Tout d’abord, principale particularité de cette installation des colons – figure singulière dans l’histoire des colonisations – c’est qu’elle est pensée et se déroule sous le contrôle de l’Etat. Quant aux méthodes qui feront école sous d’autres cieux proche-orientaux, elles se basent sur l’éviction et la spoliation des ayants-droit par le séquestre et la fiscalité ethnique.
Comment libérer la terre de ses propriétaires légaux, assurer son transfert aux colons et fonder un nouveau droit de propriété ? L’auteur décrit avec précision tout l’appareil administratif et législatif mis en place pour ‘légaliser’ le séquestre c’est à dire la confiscation pure et simple des terres appartenant aux populations rurales par l’Etat qui les redistribue ensuite gratuitement ou à vil prix aux colons. Autre aspect souvent méconnu et peu abordé par les historiens c’est tout le mécanisme de la fiscalité mis en place par le colonisateur. Rappelons que les colons ne payent pas d’impôts alors que les algériens payent « l’impôt arabe » jusqu’en 1918 – véritable impôt ethnique » ainsi que d’innombrables taxes sur le cheptel ovin et bovin et d’amendes en tout genre. La fiscalité payée par les algériens finance ainsi les ‘charges’ de l’administration coloniale (police, armée etc.…)
Séquestres, spoliations, impôts ethniques aboutissent inévitablement à une paupérisation massive de la population algérienne en proie à tous les arbitraires de l’administration coloniale, à toutes les injustices, bref à tout le mépris des ‘vainqueurs’ (n’oublions pas que le code de l’indigénat est en vigueur). Dans un contexte de rapine sans frein et de racisme nu, émerge un parti colonial de plus en plus rapace et arrogant soutenu dans toutes ses exigences tant par l’administration locale que par les dirigeants politiques de la métropole.
Le désordre Colonial clôt son horizon temporel aux premières années du XXème siècle. Durant plus de trois quart de siècle, du début du règne de Louis Philippe à la IIIème république, on notera une continuité – sous des formes différentes mais toutes aussi barbares et injustes les unes que les autres – dans la volonté du colonisateur de briser, de spolier, d’anéantir tout un peuple au profit d’un peuplement de colons. Concernant la continuité de cette politique coloniale nous formulerons une remarque bien mineure au regard de la richesse de l’analyse et du travail historique produit dans ce livre. Tout d’abord, le lecteur serait curieux de connaître le point de vue des hommes politiques français au cours de révolution de 1848 et le point de vue de ceux de la brève IIème République. De même il aurait été intéressant de nommer les hommes politiques de la IIIème République lesquels pour la plupart, nous le savons étaient de farouches partisans et soutiens au parti colonialiste et promoteurs de la « mission civilisatrice »
Cela mis à part, Le désordre Colonial demeure un remarquable travail d’histoire sur cette période et apporte un démenti cinglant et imparable à ceux qui en France encore aujourd’hui considèrent que « la présence française en Afrique du Nord a eu des aspects positifs ». Le regard documenté et nourri de références met cruellement en lumière la récente décision des pouvoirs publics français de fermer les archives algériennes et d’en restreindre l’accès aux chercheurs et aux historiens. Entre mauvaise conscience, amnésie et fuite devant ses responsabilités, l’Etat français semble avoir décidemment beaucoup à cacher à son opinion, maintenue dans l’ignorance des crimes commis en son nom, et au peuple algérien, spolié et martyrisé par une colonisation d’une violence inouïe.
Ses lecteurs attendent donc avec une impatience accrue que Hosni Kitouni poursuive ce travail de recherche, de mémoire et d’information, notamment pour la suite de l’occupation coloniale jusqu’à l’indépendance de l’Algérie.
Le Désordre colonial est une lecture nécessaire pour celles et ceux qui pensent à raison que l’Histoire éclaire l’actualité.
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(1) Manuel d’histoire de 1894 destiné aux élèves du Cours moyen 1ère et 2ème année intitulé » La Nouvelle première année d’Histoire de France » d’Ernest Lavisse. Editions des Equateurs 2009 (fac-similé de l’édition de 1894).
(2) Analyse de Patrick Wolfe citée par l’auteur.
*Casbah Editions – Alger – 271 pages
Editions L’Harmattan – Paris – préface de William Gallois – Première édition Mai 2018