François Gèze : «Jamais le mépris du peuple n’aura autant été érigé en système que par le régime algérien»
Catherine Calvet et Hala Kodmani, Libération, 23 février 2020
Il y a un an, après l’annonce de la candidature de Bouteflika à un cinquième mandat, des millions de personnes commençaient à manifester pacifiquement chaque semaine. Dans un ouvrage collectif, des chercheurs français et algériens analysent ce mouvement d’une durée inédite. Rien ne sera plus jamais pareil en Algérie.
Ouvrage collectif, paraissant à l’occasion du premier anniversaire de la révolte algérienne, Hirak en Algérie. L’invention d’un soulèvement (la Fabrique) réunit des contributions d’acteurs et d’experts algériens et français impliqués dans le mouvement. L’un de ses quatre coordinateurs, François Gèze, éditeur historique de la Découverte, également membre d’Algeria-Watch, ONG qui œuvre pour les droits de l’homme en Algérie depuis 1997, est à l’initiative de ce livre.
Quelle a été votre démarche pour ce livre sur le hirak en Algérie ?
Ce livre s’est fait à marche forcée, motivé par l’urgence du moment mais aussi par un engagement ancien de notre part. A Algeria-Watch, nous avons publié sur notre site internet, depuis vingt-trois ans, énormément d’informations sur l’actualité algérienne, avec une audience croissante en Algérie et dans la diaspora, même si nous avons été assez peu relayés par les médias français. Depuis des années, tous les mois de janvier, nous diffusons un article d’analyse ou un entretien vidéo lors de l’anniversaire du coup d’Etat militaire du 11 janvier 1992, qui a conduit à une terrible «guerre contre les civils», marquée durant des années par les exactions des forces de sécurité comme par les atrocités des groupes armés se réclamant de l’islam. En janvier 2019, nous avons publié, comme d’habitude, un nouvel entretien anniversaire, sans aucunement deviner ce qui se préparait. Même si nous avons alors conclu qu’il fallait «garder l’espoir», ne serait-ce que du fait de la présence d’une jeunesse formidable, exprimant de mille façons (dont le rap et les chansons des stades) une lucidité révoltée quant aux responsables de leur mal-être. Un mois plus tard, à la stupéfaction générale, des millions de gens sont descendus dans les rues de toutes les villes du pays. Plus de la moitié de la population !
Cela vous a étonné ?
Dès le début des manifestations pacifiques, nous avons comme tous été surpris par des slogans d’une intelligence et d’une finesse politique incroyables. Ils résumaient, en quelques mots, tout ce que nous dénoncions depuis vingt-cinq ans sans être entendus. Prouvant que les vérités sur le fonctionnement d’un régime d’oppression particulièrement pervers – y compris dans son instrumentalisation de la violence «islamiste» – avaient été comprises de longue date dans les couches populaires et s’étaient transmises dans le secret des familles. Comme en attestaient les pancartes affichant «DRS [Service de renseignement dissous en 2015, ndlr] = GIA [Groupes islamiques armés, ndlr]», témoignant de la conviction de beaucoup que les GIA, nés en 1992, étaient rapidement devenus, du fait de leur infiltration, des «groupes islamiques de l’armée».
Nous avons donc commencé à suivre le mouvement de très près, avec nos correspondants sur place, et très vite nous avons compris l’importance d’en rendre compte à plusieurs voix. D’où l’originalité de cet ouvrage collectif, écrit des deux côtés de la Méditerranée. Cela nous a permis de multiplier les éclairages, aussi bien géographiques, en rendant compte de ce qui se passait à Alger, Oran où Constantine, que sociologiques et thématiques – les milieux artistiques ont beaucoup contribué au mouvement par exemple. L’inventivité populaire est aussi étonnante. Nous avons également tenté de vulgariser la «kremlinologie algéroise», pour expliciter les jeux d’ombres et les conflits feutrés au sommet de l’Etat algérien et de l’armée.
Quelles sont les racines historiques de ce mouvement ?
Elles sont anciennes, car le pouvoir a été confisqué par l’armée dès l’indépendance à l’été 1962 : il y a eu un coup d’Etat des militaires de l’armée des frontières contre les régions de l’intérieur et le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA), ceux qui avaient été en première ligne pendant la guerre de libération. Le pluralisme a disparu presque aussitôt, et les militaires ont confisqué le pouvoir. Plus tard, face à l’audience grandissante des islamistes et pour garder le contrôle de leurs circuits de corruption, ils ont provoqué le coup d’Etat de 1992 et la guerre contre leur population. A partir des années 2000, s’est consolidé un régime ultra-corrompu, caractérisé par une incroyable détestation du peuple. Jamais le mépris du peuple n’aura autant été érigé en système.
Comment expliquer cette détestation ?
Les «décideurs», militaires et civils, vivent de façon bunkérisée : nombre d’entre eux habitent de magnifiques villas dans la résidence sécurisée du Club des pins, à l’ouest d’Alger. Ils ne sont plus en contact avec la population et ils parlent des Algériens en les qualifiant de «bougnouls», comme s’ils s’identifiaient à de nouveaux pieds-noirs. Plusieurs décennies après l’indépendance, ils ont complètement intégré les postures des anciens colonisateurs.
Cela explique aussi la coupure totale entre la classe dirigeante et la population ?
La population connaît sa classe dirigeante alors que l’inverse n’est pas vrai. Malgré l’omniprésence de la police politique, dans les écoles, les usines, les administrations, les universités… ses agents ne fabriquent qu’une image faussée de la société. D’autant que tout le monde les reconnaît, chacun sait qui travaille pour les services dans son entourage – on peut citer une journaliste star d’El Watan que ses collègues surnomment «Mon général». Mais cette représentation faussée est la seule référence des décideurs. Et on constate aussi une coupure linguistique entre eux et le peuple : celui-ci est aujourd’hui très majoritairement arabophone, tandis que les cercles dirigeants sont beaucoup plus francophones. De même que beaucoup d’universitaires et de journalistes.
Vous montrez une population qui connaît parfaitement le régime, ses provocations et sa propagande…
C’est un face à face qui dure depuis plus de trente ans. Le pouvoir sait repérer les opposants, les infiltrer, voire les retourner. Depuis la «sale guerre», il a réussi à briser toute opposition organisée. Mais les gens savent aujourd’hui reconnaître la moindre provocation. Nous consacrons un chapitre aux «mouches électroniques» qui parasitent les réseaux sociaux : le pouvoir paye des gens pour «troller» les pages des opposants les plus populaires, ou pour faire de fausses pages Facebook ultraradicales destinées à décrédibiliser les manifestants. Mais toutes ces tentatives ont échoué, car elles ont été immédiatement identifiées. Les provocations sont aussi nombreuses dans les manifestations du vendredi : des outils de chantier sont laissés sur le parcours des manifestations afin que cela dégénère. Mais dès qu’un jeune tente de s’en servir de façon offensive, les manifestants pacifistes l’en dissuadent.
La population algérienne est devenue experte en science politique ?
Nombre d’observateurs avaient très tôt dénoncé l’instrumentalisation par le pouvoir de la violence islamiste dans les années 90 : les pires tueries, surtout à partir de 1996, ont été perpétrées par des groupes commandés par des émirs du DRS, la police politique. Ces constats, pourtant bien documentés, n’étaient malheureusement que très peu repris dans la presse internationale. Dès les années 90, la population parlait en privé des «groupes islamistes de l’armée». Les médias étaient verrouillés, mais on parlait à l’intérieur des familles : cette mémoire se transmet d’une génération à l’autre, de même que celle de massacres commis par l’armée française au XIXe siècle est encore vivace. Ces transmissions familiales de la mémoire sont courantes dans des régimes oppressifs. Mais il est vrai que c’est particulièrement fort en Algérie, six décennies après la guerre d’indépendance. Cette transmission parallèle est l’une des explications de la sophistication des slogans dans les manifestations d’aujourd’hui.
Comment voyez-vous la suite de ce mouvement ?
Quelle que soit la durée du hirak, ce mouvement est déjà inscrit dans l’histoire. Ce qui vient de se passer a totalement modifié la donne et cela restera dans les mémoires pendant plusieurs générations. Ce qui ne veut pas dire que le régime va «dégager» demain. Il est toujours là, mais les conditions d’exercice de son pouvoir ont été radicalement modifiées et réduites. Il y a eu le retrait de Bouteflika, le changement de gouvernement, le report de l’élection présidentielle, les arrestations de gros bonnets de la corruption et des anciens chefs de la police politique. La pseudo-façade civile du régime s’est effondrée. Aujourd’hui, un pouvoir hyperconcentré fait face à la population, et il n’y a plus rien entre les deux, plus aucune façade politique plus ou moins crédible : les chiffres officiels ne le disent pas, mais la participation à la présidentielle de décembre dernier n’a été que de 10 %.
Est-ce que, si tout s’effondre, le hirak peut prendre la relève ? La grande faiblesse de cemouvement n’est-elle pas de ne pas présenter de leaders ?
Effectivement la construction d’une alternative politique est difficile, d’autant plus que menace également un effondrement économique. C’est peut-être une faiblesse du mouvement, mais c’est aussi sa force. Car ceux qui le portent savent que s’ils désignaient les leaders les plus incontestables, ils seraient immédiatement éliminés ou retournés par la police politique. Pour l’instant, il n’y a aucun représentant du peuple à même de négocier avec un pouvoir finissant. Mais ce que les manifestants, même les plus jeunes, savent très bien, c’est qu’ils se sont lancés dans une aventure de longue haleine. Une nouvelle classe politique ne s’improvise pas en quelques mois, il faut des années. Certains travaillent souterrainement sur des dossiers de façon très pointue, avec une véritable expertise. Mais ils font bien attention de n’apparaître nulle part, ni dans les médias ni même sur les réseaux sociaux. Entre chaque manifestation, un travail de réflexion est mené de façon ultra-discrète. Une nouvelle culture politique se construit ainsi par en bas. Même si la transition devait durer des années, ce travail de fond, de réflexion et d’élaboration d’un nouveau système continuera à se faire. Les acquis déjà obtenus sont durables, jamais un tel mouvement, sur une telle durée, n’a existé dans l’histoire contemporaine.
Hirak en Algérie. L’invention d’un soulèvement
Sous la direction d’Omar Benderra, François Gèze, Rarik Lebdjaoui et Salima Mellah
La Fabrique éditions, 304 pp., 16 €.