Révision constitutionnelle: Le chef du gouvernement : un rempart contre les tentations totalitaires
Nasr-Eddine Lezzar, El Watan, 10 février 2020
Le grand chantier de la révision constitutionnelle est ouvert ; il sera suivi (ou devrait l’être) par une rénovation institutionnelle.
Une dissolution des deux Chambres du Parlement, des deux Assemblées locales, du Conseil constitutionnel et du Conseil de la magistrature. Voilà, à mes yeux, les chemins de la rupture et du renouveau et non de la rénovation. Tout le monde doit s’impliquer car la démission des élites, la trahison de clercs, a été la cause principale du désastre que nous avons vécu, que nous continuons et que nous risquons de continuer encore à vivre.
Le chef de gouvernement : une entité constitutionnelle
La révision constitutionnelle de 1989, dictée par la tragédie d’Octobre 1988, avait vraiment mis le doigt sur la plaie. Le malheur du pays provenait du parti unique, d’un Président issu d’un parti unique, qui cumulait entre ses mains tout le pouvoir l’exécutif. La Constitution de 1976, socle du système du parti unique, donnait la possibilité au Président de nommer un vice-président et un Premier ministre. Cette nomination était facultative, les deux commis étaient nommés, lorsque le Président le souhaitait, pour l’aider dans ses charges. Leurs rôles sont indéfinis et leurs pouvoirs inexistants. Ils engagent leur responsabilité devant le président de la République.
En ayant bien diagnostiqué le mal la Constitution de 1989, il choisit le bon remède. Le multipartisme d’abord et un chef de gouvernement, obligatoire, désigné par le président de la République et responsable devant le Parlement. Cette dualité de l’Exécutif avait le mérite d’assurer une répartition et un équilibre du pouvoir.
Il arrive, par bonheur, que le chef de l’Etat et son chef de gouvernement ne soient pas de la même famille politique. Cette dualité de l’Exécutif assure une représentation de toutes les composantes de la famille politique, c’est ainsi une distribution (pas forcément un partage) démocratique et un contrôle au sein même de la maison qui tient le pouvoir. En outre, le fait que le gouvernement soit nommé avec l’accord du Parlement et dégommé, aussi, avec son accord faisait, d’abord, du chef de gouvernement une véritable institution constitutionnelle indépendante, autonome et dotée de véritables prérogatives et, en plus, octroyait un réel pouvoir de contrôle au Parlement qui cessait d’être une simple chambre d’enregistrement. Le chef de gouvernement présente son programme au Parlement qui l’adopte.
En cas de rejet du programme, le gouvernement démissionne. Un nouveau chef de gouvernement est désigné et suit la même procédure. Si son programme est encore rejeté, le Parlement est dissous. Le chef de gouvernement exécute et coordonne le programme adopté par le Parlement qui est, ainsi, incontournable aussi bien pour la confirmation du chef de gouvernement que pour son maintien par le biais du mécanisme du contrôle périodique qui s’exerce lors de la présentation annuelle du programme devant le Parlement.
Cette présentation pouvant aboutir à une motion de censure par laquelle le Parlement montre sa désapprobation envers la politique du gouvernement et le force à démissionner, ou par un vote de confiance demandé par le chef du gouvernement et accordé ou refusé par les députés. En cas de refus, le gouvernement démissionne. La lecture des articles de la Constitution y afférents font du chef de gouvernement une véritable autorité indépendante du président de la République. Il exécute le programme adopté par le Parlement et non celui du Président.
L’épisode Merbah : La chute brutale du premier chef de gouvernement et les prémices d’un ratage démocratique
Cette formule du chef de gouvernement commença à être mise en œuvre en Algérie avec la Constitution 1989. Le défunt Chadli Bendjedid avait désigné feu Kasdi Merbah pour former et diriger le premier gouvernement d’une Algérie multipartite et son programme fut adopté par le Parlement conformément à la Constitution. Le gouvernement Merbah fit long feu. Neuf mois après sa nomination, Kasdi Merbah fut poussé à la sortie, non sans résistance.
Il réagit à la décision de Chadli par cette formule, restée dans l’histoire, «Hna imout Kaci», (c’est peut-être aussi ce que disait, d’une voix inaudible, Abdelaziz Bouteflika, qui voulait partir, sans escale, d’El Mouradia à El Alia. L’histoire lui a refusé ce caprice d’adulte). Feu Merbah était un véritable homme d’Etat et il s’en tenait à la nouvelle Constitution selon laquelle le chef de gouvernement était responsable devant le Parlement qui était incontournable pour sa destitution comme il l’a été pour sa confirmation.
La Présidence, ou ce qu’on appelle maintenant l’Etat profond, gagna la partie. Merbah finit par présenter sa démission. Le fin mot de l’histoire est que feu Bendjedid venait de balayer d’un revers de la main une règle substantielle de la nouvelle démocratie. Il se considérait comme seul maître de l’Exécutif, et dans son subconscient du parti unique, le Président nommait et mettait fin aux fonctions du chef du gouvernement qu’il confondait avec le Premier ministre. Il pouvait, selon lui, exercer ce pouvoir sans formalités préalables ou postérieures, en ce sens qu’il ne devait ni demander un avis avant sa décision ni la justifier ou rendre compte par la suite.
Une crise constitutionnelle majeure avait secoué le pays. Feu Kasdi Merbah fut interviewé par Algérie Actualité sur les raisons de son limogeage. Il déclara, entre autres : «Un chef de gouvernement exécute un programme, il ne reçoit pas des instructions tous les matins». Une Présidence qui se démarquait très mal d’une pratique du parti unique venait de faire avorter la première expérience d’une Constitution multipartisane, même si à l’époque il n’y avait encore qu’un parti. Les législatives de 1992 échoueront aussi dans la meme logique ; la suite on la connaît.
Le retour Du chef de gouvernement au premier ministre : à contrecourant de l’histoire ou les réminiscences du parti unique
Le président Boutflika eut trois révisions constitutionnelles en 20 ans de règne (2002-2008-2016). En 2008, le «chef de gouvernement» disparaît, laissant la place à un «Premier ministre» qui «met en œuvre le programme du président de la République et coordonne, à cet effet, l’action du gouvernement. Le Premier ministre n’élabore plus de programme mais «arrête son plan d’action en vue de son exécution et le présente en Conseil des ministres». Le plan d’action du gouvernement est soumis à l’approbation de l’Assemblée populaire nationale (APN).
Celle-ci ouvre à cet effet un débat général. J’avoue que je saisis mal la nuance entre un programme et un plan d’action et je vois mal comment les dissocier en pratique. On pourrait disserter longtemps là-dessus, mais ce ne sera que de la sémantique. Lors de son premier mandat, Bouteflika consomma deux chefs de gouvernement. Benbitour expliqua son départ par la rupture d’un accord entre lui et le Président selon lequel le chef de gouvernement s’occuperait de l’économie et le Président s’occuperait du reste. Il décida de donner sa démission lorsqu’il apprit que la Présidence envisageait de légiférer, par ordonnances, dans le domaine économique. Bouteflika ignorait toutes les institutions, le chef de gouvernement, le Parlement et ses deux Chambres et, même le peuple dont il se considérait «l’incarnation».
En fait, Bouteflika commença à réduire la fonction de chef du gouvernement dès son premier mandat avant même la réforme qui le transforma en Premier ministre, à savoir un subalterne du chef de l’Etat.
La restauration du chef de gouvernement dans la nouvelle Constitution est le premier rempart contre les dérives totalitaires humaines et/ou systémiques.
Par Nasr-Eddine Lezzar , Avocat