Au cœur des luttes d’influence entre les puissances occidentales : La France presque hors-jeu et l’Algérie un acteur par défaut en Libye ?
Samir Ghezlaoui, El Watan, 10 février 2020
Contrairement à ce que laisse entendre le discours officiel, depuis l’arrivée de Abdelmadjid Tebboune à la présidence de la République, notre pays n’a pas retrouvé sa place d’antan en tant qu’acteur géopolitique de premier plan sur la scène internationale, surtout quand il s’agit de ses zones d’influence historiques : l’Afrique du Nord et le Sahel.
A en croire Ali Bensaad, géographe et professeur des universités à l’Institut français de géopolitique (université Paris VIII), le regain d’activité diplomatique autour d’Alger concernant le bourbier libyen «ne signifie pas que l’Algérie sort de sa paralysie géopolitique».
Lors d’une rencontre-débat sur «La situation en Libye comme révélateur de la crise multidimensionnelle algérienne», organisée, vendredi dernier, par l’association Agir pour le changement et la démocratie en Algérie (ACDA) à la Maison de l’Île-de-France (Paris), l’universitaire – qui a l’habitude de travailler sur les mutations socio-spatiales en lien avec les changements politiques dans le monde arabe et au Sahara, avec un focus actuel sur l’Algérie et la Libye – a estimé que notre pays «se contente d’un strapontin comme place dans le jeu géopolitique autour de la Libye. Les initiatives algériennes de sortie de crise n’ont pas vraiment la chance d’aboutir, car elles sont largement dépassées par les luttes d’influence étrangères».
Le conférencier évoque un «rôle de sous-traitance que veulent attribuer des puissances étrangères aux appareils diplomatique et sécuritaire algériens dans le conflit libyen».
Et pour cause, l’Algérie serait très en retard sur ce dossier, ayant admis «une forme de déclaration d’incompétence et d’effacement géopolitique lors des dernières années de l’ère Bouteflika».
Cependant, Bensaad précise que «le potentiel géopolitique algérien intrinsèque est très important, une sorte de ‘‘dot’’ qui intéresse les acteurs jouant les premiers rôles (le plus grand territoire d’Afrique, la deuxième plus puissante armée et un sol très riche en hydrocarbures), d’où le ballet et l’agitation diplomatiques qui entourent Alger dans l’espoir de la rallier à l’une des alliances déjà en place».
Suprématie du tandem Russie-Turquie
Soutenant l’idée que l’Algérie est «un acteur par défaut» en Libye, Frédéric Bobin, journaliste au quotidien Le Monde, explique cela par «la suprématie du tandem formé par la Russie et la Turquie». Par exemple, ces pays ont obtenu un cessez-le-feu (12 janvier 2020) et pesé lourdement sur l’issue de la conférence de Berlin (19-20 janvier 2020). Ainsi, ces deux géants géopolitiques et économiques mondiaux ont prouvé qu’ils s’étaient bien imposés comme «les médiateurs incontournables dans ce conflit», reléguant même à un second plan l’importance des acteurs historiques dans ce pays, en l’occurrence l’Italie, dont l’influence serait «en déclin» et la France, «Presque hors jeu».
Selon notre confrère, spécialiste de l’Afrique du Nord, les Français ont été pris au piège. Jusqu’à 2016, ils considéraient Khalifa Haftar, chef de l’Armée nationale libyenne (ANL), comme «un général d’opérette» et «inefficace», notamment en matière de la lutte antiterroriste. «Aujourd’hui, ils le prennent beaucoup plus au sérieux, car il contrôle environ 80% du territoire libyen», lance-t-il. Ironie du sort, le gouvernement français a contribué indirectement à cette hégémonie militaire, en lui apportant un soutien logistique à travers des armes et des formations destinées à ses troupes dans le cadre de la coopération sécuritaire et antiterroriste.
Actuellement, toujours d’après Bobin, la position de la France est «très ambiguë», avec un soutien politique «informel» au maréchal Haftar et un autre «officiel» à Fayez Al Sarraj, Premier ministre du gouvernement d’union nationale, reconnu par la communauté internationale. Si celui-ci détient les institutions politiques, les forces de l’ANL ont la mainmise sur la production des hydrocarbures (Croissant pétrolier) et le potentiel du sous-sol (première réserve pétrolière en Afrique).
Ce sont principalement ces deux dernières donnes qui accentuent la confrontation entre les différents antagonistes et encouragent davantage les ingérences étrangères.
Sur ce point, Ali Bensaad pense que «l’intervention diplomatique turque en Libye, par son entrée fracassante, a rebattu les cartes et bouleversé les rapports de forces dans la région». D’un côté, la Turquie devient un acteur-clé avec la Russie, au moment où les Etats-Unis ont pris du recul à cause «du traumatisme toujours vif de l’attaque du consulat américain à Benghazi (11 septembre 2012, ndlr) et de ses ramifications sur la politique interne». Ceci dit, les Américains veillent et n’hésitent pas à rappeler à l’ordre les belligérants dès que ses intérêts économiques sont menacés.
Guerre d’influence
De l’autre, l’Italie et la France ont subi plusieurs camouflets. Alors que l’Italie reste le premier partenaire économique du pays, entre autres grâce à l’importation de 30% du pétrole libyen, son influence diplomatique «diminue de plus en plus» à cause de ses échecs répétitifs à faire la médiation entre Al Sarraj et Haftar.
Quant à la France, pour les raisons déjà citées, elle «a perdu sa crédibilité» sur ce dossier, même au sein du Conseil de sécurité où c’est plutôt la Grande-Bretagne qui manœuvre pour faire passer une résolution des Nations unies sur la base de l’initiative allemande à Berlin.
Or, la France tente de se rattraper, car elle ne peut pas se permettre de perdre totalement son influence dans la région, singulièrement dans le Sahel. «C’est sa dernière grande zone d’influence stratégique. Pour ce faire, elle repart à la recherche d’alliances stratégiques. Il faut placer dans ce cadre la visite à Alger du chef de la diplomatie française, Jean-Yves Le Drian (21 janvier, ndlr), après une longue abstinence liée au hirak. L’Algérie est le plus grand pays frontalier des intérêts de la France !» rappelle Bensaad.
Afin de contrecarrer les projets de l’«ancien colonisateur», mais également les ambitions «impérialistes» d’autres pays, comme les Emirats arabes unis qui prévoient de construire «une route commerciale maritime en Méditerranée», le président turc, Recep Tayyip Erdogan, s’est rendu en Algérie (26 janvier). «Il s’est invité presque en forçant la main au gouvernement algérien. Il dispose, en effet, d’une certaine pression économique avec de lourds investissements turcs dans le pays», souligne encore le tribun.
Et d’ajouter : «Erdogan veut créer une alliance à l’ouest de la Libye avec l’Algérie pour sauver Tripoli de la menace des forces du maréchal Khalifa Haftar, qui a pu constituer une alliance à l’est du pays avec l’Egypte du maréchal Abdelfattah Al Sissi (allié de la Russie, ndlr)».
Paris
De notre correspondant Samir Ghezlaouiaa