La fraude à grande échelle gangrène l’économie algérienne
Hausse des pratiques managériales frauduleuses
La fraude à grande échelle gangrène l’économie algérienne
El Watan, 26 septembre 2016
Simple fait du hasard ou véritable catalyseur, la période d’aisance financière qu’a connue l’Algérie jusqu’à il y a deux ans et l’ouverture incontrôlée de l’économie ont coïncidé avec une extension des phénomènes de fraude multiformes. Corruption, défaut de facturation, fuite de devises, majoration/minoration des prix, etc., coûtent chaque année des milliards à l’Etat. Les surfacturations lors des opérations d’importation ont donné lieu au transfert illicite d’un montant oscillant entre 90 et 120 milliards de dinars au cours des six dernières années avec une moyenne de 15 à 20 milliards de dinars par an, selon les derniers chiffres communiqués par l’administration des Douanes nationales.
Sur la même période, soit entre 2010 et 2015, les transactions commerciales non facturées ont été évaluées à plus de 270 milliards de dinars, selon les services du ministère du Commerce. En matière de corruption, les statistiques disponibles de la Banque mondiale, obtenues à partir d’un sondage auprès de managers, montrent que pour les deux tiers des entrepreneurs interrogées, la corruption est un obstacle majeur aux affaires. Qu’elle soit l’œuvre des entreprises ou des agents publics, la fraude est omniprésente. Deux enquêtes universitaires réalisées auprès d’une quarantaine d’entreprises privées et publiques sur «les pratiques managériales frauduleuses» a confirmé cette tendance.
Selon ses conclusions, 90% des entrepreneurs interrogés «pratiquent au moins une des 4 formes principales de fraude, et de manière quasi systématique celle de la non-facturation ou le défaut d’affichage des prix». Les principales formes de fraude sont identifiées par l’auteur de l’investigation comme étant la non-facturation, la non-déclaration d’employés, la fraude sur le niveau ou la nature d’activité et le paiement de commissions illicites à des fonctionnaires afin d’accélérer une procédure.
Par ailleurs, les entrepreneurs enquêtés soutiennent que les pratiques de fraude sont présentes à la fois «dans le secteur public et privé et qu’une majorité de fonctionnaires toucheraient des commissions illicites, nommées ‘tchipa’ afin d’arrondir leur fin de mois». Djilali Hadjadj, porte-parole de l’Association algérienne de lutte contre la corruption, explique cette situation par deux facteurs. D’un côté, «l’affaiblissement des valeurs sociales et la morale personnelle de beaucoup de gens placent l’amélioration de leur situation matérielle au-dessus de l’intérêt général et de leur devoir envers la société». De l’autre, «le manque de transparence et de responsabilité au sein des secteurs de l’économie et de l’administration».
Le canal import
Outre la corruption, la non-facturation est identifiée dans l’enquête comme une pratique «verticale» imposée par les fournisseurs et les grossistes, qui la subissent eux-mêmes de la part des importateurs et de certains industriels et producteurs. Le chiffre d’affaires dissimulé des transactions commerciales sans facture atteint plusieurs milliards de dinars. «Nous n’avons pas le choix», commente Mahfoud Megatli, chef d’entreprise. «Impossible d’avoir des factures, ou alors c’est très rare.
Mais nous n’avons pas d’autres solutions quand nous devons acheter des matériaux de construction pour achever nos projets ou des pièces de rechange pour nos engins. On est obligés d’accepter de faire sans facture même si ça fausse notre comptabilité et qu’on est perdant.» Car la pratique est extrêmement courante et souvent prend ses origines auprès des importateurs pour arriver au revendeur. «Si les importateurs étaient en règle, ils ne vendraient pas sans facture», estime le chef d’entreprise.
Le secteur de l’importation est peut-être celui qui connaît le plus de fraude. Transferts illicites de devises, importations de marchandises sans valeur réelle ou fictives, location de registre du commerce, minoration ou majoration de valeur. Les pratiques sont nombreuses et les astuces multiples. «Je ne connais pas d’importateur qui déclare vraiment le prix de la marchandise qu’il importe, certains ne déclarent que le quart ou la moitié, surtout s’ils ramènent des produits pour lesquels les douanes n’ont pas de référence de prix», confie un importateur. Avant d’ajouter que les choses «se sont un peu resserrées ces derniers mois.»
Et les chiffres des Douanes l’attestent. A titre d’exemple les infractions liées au transfert illicite de devises du fait des importations on baissé de moitié entre 2014 et 2015. Pour le premier semestre de 2016, il atteint 8 milliards de dinars. Pour Djilali Hadjadj, ces pratiques «sont devenues un mode de vie et un système de gouvernement, aggravées et alimentées par une économie informelle dominante, une bureaucratie tentaculaire, l’absence d’un Etat de droit fort, etc.». En effet, ceux qui déclarent ne pratiquer aucune fraude se comptent sur les doigts d’une seule la main. A peine 7% des managers interrogés, d’après les résultats de la recherche.
Innovation
Si la fraude s’est généralisée, elle s’est aussi institutionnalisée et a évolué dans sa pratique. L’enquête menée auprès des entrepreneurs a fait état d’«innovations croissantes» pour contourner les réglementations fiscales, commerciales et juridiques, d’un côté et pour capter «des rentes dans un contexte de disponibilités financières accrues». Certains achètent de fausses factures pour «rendre crédible un chiffre d’affaires exagérément bas pour l’administration fiscale». D’autres, louent des arbres (dattiers) pour faire mine de planter des parcelles de terrain le temps d’un contrôle, en vue de toucher des subventions agricoles.
Les exemples cités sont édifiants. Ainsi, dans l’un des cas évoqués, et afin d’éviter de nouveaux redressements fiscaux et pour s’adapter aux exigences de l’administration fiscale, un entrepreneur a externalisé la gestion comptable de son entreprise auprès d’un agent des services des impôts (qui travaille aussi pour d’autres entreprises contre une rétribution non déclarée. L’agent fait passer les dossiers en priorité, notamment en période de remise des documents correspondant aux dates de fin d’exercice.
Pour l’entrepreneur, cela «le décharge des désagréments de rapports bureaucratiques mais aussi de la multiplication de commissions à payer à d’autres agents». Pour l’auteur de l’enquête, cela démontre que la pratique de la corruption «se fait au sein d’un réseau organisé. La pratique est ainsi institutionnalisée et ne relève plus de cas isolés». Djilali Hadjadj explique que le service public est «miné par des dysfonctionnements de base ainsi que par une corruption généralisée» en raison de plusieurs facteurs (culture du secret, règne de l’impunité, absence d’un système de responsabilité ou l’obligation de rendre des comptes pour les fonctionnaires, etc).
En outre, la non-application des textes de loi ou leur imprécision, la paupérisation des fonctionnaires, le manque de perspectives ou encore banalisation de l’acte de corruption, contribuent, selon notre interlocuteur, à la propagation de la fraude sous ses différentes formes.
A ce titre, échapper au fisc est l’une des formes les plus répandues chez les fraudeurs, mais ce ne serait pas toujours leur faute. Selon un commissaire aux comptes, parfois ce sont les «abus» de l’administration fiscale qui poussent à la fraude.
Il nous raconte l’histoire d’une petite entreprise d’à peine 5 personnes qui s’est retrouvée avec un redressement de 17 milliards de centimes. «J’ai eu pas mal de clients qui m’ont dit que face à la persécution de l’administration fiscale ils vont désormais basculer dans l’informel», confie-t-il. Selon lui, certains agents fiscaux zélés recourent même parfois l’envoi de mises en demeure à des fausses adresses, sciemment. «Quand le courrier est retourné pour faute d’accusé de réception, il donne lieu à une taxation d’office.»
Abus
Mais l’administration fiscale n’est pas la seule à être incriminée. Certains entrepreneurs privés «apposent sur tous leurs documents le sigle EPE (entreprise publique économique) sachant que les entreprises publiques sont considérées comme honnêtes. D’importantes fraudes fiscales ont été commises à ce titre.»
Larbi Sarrab, spécialiste des questions fiscales, explique que ce qui intéresse les fraudeurs est de «dissimuler une partie de leur chiffre d’affaires ou une partie de leurs recettes professionnelles». Or, «toutes les ventes et les prestations de services réglées en espèces et qui ne font pas l’objet de facture ou autre document peuvent facilement être dissimulées et l’administration fiscale n’a aucune possibilité de les déceler, d’autant plus que les textes mettent ces contribuables à l’abri du contrôle fiscal à exercer sous la forme de vérification de comptabilité.»
Quelle que soit sa forme, la fraude s’est généralisée «malgré un arsenal juridique renforcé», note l’auteur de l’enquête. Il observe «un ancrage dans les administrations publiques, l’imbrication dans les réseaux politiques, industriels, mafieux et informels, et enfin par un renouvellement continu de ces pratiques en réponse aux nouvelles dispositions réglementaires.»
Face à des entrepreneurs qui voient dans la fraude une opportunité de s’adapter à un environnement administratif contraignant et «complexe» et ne craignent pas les contrôles et face à des fonctionnaires insatisfaits de leur situation socioéconomique et des moyens mis à leur disposition, la fraude a encore de beaux jours devant elle. Les fraudeurs étant beaucoup plus rapides à s’adapter aux nouvelles règles que l’administration à les débusquer.
Safia Berkouk