Kouceila Zerguine*: «La nette régression en matière de libertés et de droits a redonné vie au phénomène de la harga»

Isma Bersali, El Watan, 30 septembre 2019

– Nous assistons depuis quelques semaines à un sursaut du phénomène de l’émigration clandestine. Où en est la situation aujourd’hui ?

Dans sa lutte contre ce phénomène, l’Algérie a fait un pas en avant et deux en arrière. Depuis février, nous avons assisté à une trêve de deux mois et demi. Le mouvement populaire, le hirak, a donné de l’espoir aux jeunes. D’ailleurs, plusieurs slogans ont confirmé ce regain d’espoir. Parmi les plus puissants : «Nous ne quitterons pas le pays, c’est à vous de le faire.» La lenteur de la survenue des changements a fait renaître le désespoir et, de facto, cette envie de partir.

Le pire dans tout ça est que les pratiques du temps du clan Bouteflika ont refait surface. J’entends par pratiques, les atteintes aux libertés collectives et individuelles, les poursuites judiciaires gratuites contre les citoyens et les atteintes aux droits fondamentaux. Des droits que l’on croyait acquis à jamais. La nette régression en matière de libertés et de droits a redonné vie au phénomène de la harga.

– Finalement, c’est ce retour vers les pratiques du système combattu qui est la cause de cette recrudescence du phénomène…

Oui ! Mais d’abord, pour comprendre le phénomène de la harga, il faut se mettre dans la peau d’un harrag. Ce candidat à l’émigration ne se projette pas dans l’avenir de son pays. Un avenir qu’il ne voit même pas. Le phénomène de l’émigration clandestine est alimenté par d’autres principaux facteurs d’ordre international, notamment la politique migratoire imposée par l’Union européenne sur les pays nord-africains.

Il y a aussi ces facteurs internes d’ordre politique, économique et sociétal qui nourrissent chaque jour ce phénomène. Réduire ce phénomène à l’ordre économique est une grosse erreur. La plupart des postulants à ces départs ont un poste de travail. Ils ont une ressource d’argent qui leur permet de payer les frais de ce voyage en mer. Le problème est plus profond que ce besoin de travailler.

C’est un problème qui est en relation avec la vie politique et les différentes libertés et droits des personnes. Une liberté que nous n’avons pas eue depuis l’indépendance. La preuve est que nous sommes jusqu’à aujourd’hui gouvernés par des personnes qui nous parlent encore de légitimité historique. Le système actuel vit dans une autre époque, loin de celle des jeunes qui manifestent aujourd’hui et qui désespérés prennent la mer.

Donc pour réduire ce phénomène, étant donné qu’il est impossible à stopper, il faut apporter des éléments de réponse par rapport à ces jeunes qui ne se retrouvent plus dans leur pays. Pour ce faire, il faut absolument que ce système actuel disparaisse et qu’une révolution réelle se passe dans tous les secteurs et à tous les niveaux. Pour dissuader les harraga de se jeter à l’eau, il faut soigner ce malaise social national.

– Vous avez évoqué à plusieurs reprises le sujet des victimes de disparition forcée, notamment des détenus algériens en Tunisie. Où en êtes-vous aujourd’hui dans cette affaire ?

Effectivement. La Tunisie a été dernièrement conviée à un groupe de travail international afin d’ouvrir sans plus tarder une enquête à ce sujet. Malheureusement, les réponses du gouvernement tunisien sont toujours les mêmes : «Tous les noms que vous citez ne sont pas sur notre territoire.» Aucune enquête n’est diligentée dans ce sens. Il faut savoir que le changement de fond n’a pas eu lieu en Tunisie.

Le même système imposant les mêmes pratiques est resté. Il faut savoir qu’il y a un gros problème chez notre voisin : celui du changement des noms des détenus de sorte à ne pas les identifier avec leurs véritables patronymes. Toutefois, en l’absence d’une enquête réelle et indépendante, ces pratiques ne peuvent être dévoilées. Il faut savoir que ce type de pratiques de disparition forcée est considéré, en vertu de l’article 7 du Statut de Rome, comme un crime contre l’humanité.

En plus de jouer la carte du forcing sur la Tunisie, je travaille au sein d’un groupe de réflexion international afin de mettre les auteurs de ce crime abject devant leurs responsabilités.

* Avocat spécialiste en droit de migration