28e vendredi du hirak à Alger : «Souveraineté populaire, transition…»

Mustapha Benfodil, El Watan, 31 août 2019

Alger, 30 août. 28e vendredi du hirak. Il a fallu attendre 11h pour voir des centaines de citoyens prendre d’assaut la rue Didouche Mourad en scandant : «Y en a marre des généraux !», «Les généraux, à la poubelle, we Dzair teddi l’istiqlal !» (Les généraux à la poubelle et l’Algérie accédera à l’indépendance), «Asmaâ ya el Gaïd, dawla madania, asmaâ ya el Gaid, machi askaria !» (Ecoute Gaïd Salah, Etat civil, pas militaire).

En réponse à la dernière sortie du «généralissime» dans laquelle il fustigeait les partisans de la transition, la foule s’est mise à crier : «Siyada chaâbiya, marhala intiqaliya !» (Souveraineté populaire, période de transition). Un slogan qui sera scandé à plusieurs reprises par la suite. Pour parer aux contraintes imposées par le dispositif de police qui enserre la place Audin et finit en entonnoir avec des engins étalés sur les deux flancs de la chaussée au niveau de la rue Abdelkrim Khattabi, les manifestants ont concentré leur défilé sur le segment de la rue Didouche qui va de la place Audin au siège régional du RCD. Un tronçon qui offre l’avantage de ne pas être quadrillé par les camions de police, permettant pour le coup une plus grande liberté de mouvement aux marcheurs. Signalons, cependant, qu’à hauteur du RCD, un autre cordon de police s’est formé pour empêcher la procession d’aller plus haut.

«Vous ne nous referez pas le coup d’Octobre 88»

Au long de la manif, on entendait : «Intikhabate à la poubelle !» (Elections à la poubelle), «Siyada chaâbia, marhala intiqaliya !», «Ya h’na ya entouma, maranache habssine !» (C’est nous ou vous, on ne s’arrêtera pas), «Imazighen, Casbah, BEO !»… Le panel de dialogue est pris pour cible à travers ce chant qui revenait comme un leitmotiv : «Karim Younès ma y methelnache, ou Gaïd Salah ma yehkamnache !» (Karim Younès ne nous représente pas, et Gaïd Salah ne nous commande pas). Des voix lâchent : «Raho djay, raho djay el issyane el madani !» (Elle arrive la désobéissance civile). Près du RCD, le cortège lance : «Ikhouani la tensaw echouhada, libérez libérez Bouregaâ !» (Mes frères, n’oubliez pas les martyrs, libérez Bouregaâ). Une large banderole est déployée à l’effigie de Hamza Djaoudi, capitaine dans la marine marchande, arrêté le 22 août pour une vidéo. Des jeunes arborent un t-shirt noir à l’effigie de Hamza.

Sur les pancartes brandies, la majorité des messages tournaient autour du thème des élections et du dialogue : «Pas de dialogue avec la îssaba sauf à négocier votre départ, le train attend» ; «Nous ne voulons pas d’élections organisées par les résidus de la îssaba». Un citoyen d’un certain âge, présent à toutes les manifs, écrit : «Vous ne nous referez pas le coup d’Octobre 88». Il ajoute : «Karim Younès, il est trop tard pour recycler le système». Un barbu parade avec un écriteau clamant : «Oui à la période de transition, troho ga3 ! (vous partez tous)».

«Assima tahta el hissar»

Le défilé se poursuit le long de la rue Didouche et finit par braver le dispositif policier. La foule crie : «Makache hiwar ya el îssabate !» (Pas de dialogue avec les gangs), «Dawla madania, machi askaria !» (Etat civil, pas militaire)… En dépassant la Fac centrale, le cortège est freiné par un cordon de police qui lui barre l’accès à la rue Abdelkrim Khattabi qui débouche sur la Grande Poste. Une jeune femme s’écrie : «Ya lil âre, ya lil âre, Assima tahta el hissar !» (Quelle honte ! La capitale en état de siège), un slogan qui sera repris en chœur. La procession remonte en direction d’Audin, encadrée par la police. Un groupe de femmes défile côte à côte en martelant : «Djazaïr amana, baaouha el khaouana !» (On leur a confié l’Algérie, ils l’ont vendue les traîtres). L’une d’elles hisse cette pancarte : «Résistants, pas d’élections ni de dialogue en présence des symboles du régime».

Une autre femme arbore ce message : «Silmiya, silmiya, jusqu’à la réalisation de notre vœu». Le cortège poursuit sa remontée de la rue Didouche. La foule reprend les slogans du matin et en scande de nouveaux : «Siyada chaâbia, marhala intiqaliya !», «Wallah ma n’voto hatta tarahlou !» (On ne votera pas jusqu’à ce que vous partiez). Une dame assène : «Honte à vous champions du bla-bla. A vos experts de la chita. Hier, ils vénéraient fakhamatouhou, aujourd’hui ils valorisent hadharatouhou !» A un moment, des jeunes lancent : «Allah Akbar Karim Tabbou !» De fait, voici M. Tabbou s’offrant un bain de foule et se frayant difficilement un chemin au milieu d’une marée compacte.

Un homme dressé seul sous un arbre, place Audin, brandit une pancarte en langue arabe avec ce message : «On ne reconnaîtra pas les élections présidentielles dont on sait d’avance qu’elle seront truquées à 1000%. Le peuple ne veut que du bien à ce pays.» Il avait deux autres messages au dos de sa pancarte, l’un en anglais, l’autre en italien. Cet homme s’appelle Boumediène Bourzama, il habite à Koléa où il est prof d’anglais. Né un an après l’indépendance, soit en 1963, il a fait ses études à la fameuse Ecole des cadets de la Révolution de Koléa avant d’aller parfaire sa formation en Angleterre. L’homme se dit polyglotte, d’où sa pancarte «babélienne». «Ce régime n’aime pas la liberté d’expression !» lâche-t-il d’emblée. A propos des élections présidentielles qui turlupinent AGS, Boumediene s’emporte : «Comment peut-on faire des élections libres alors que Bedoui est aux manettes ? Le Premier ministre est connu pour ses faits de manipulation et de fraude, c’est un leader en ce domaine. C’est l’enfant prodige de ce système, et Gaïd Salah défend Bedoui. On est donc convaincus que des élections organisées dans ces conditions apporteront fatalement un autre système pourri, un système toxique dont on ne veut pas. Nous, on veut une nouvelle République, avec de nouveaux visages et de nouvelles idées.»

«Comment organiser des élections sans liberté d’expression ?»

Boumediène regrette qu’il n’y ait aucune mesure d’apaisement qui ait été consentie jusqu’à présent : «Comment prétendre organiser des élections libres sans liberté d’expression ? Les médias ne sont pas libres, on ne peut pas se réunir, on ne peut pas manifester, on ne peut pas dire des choses, critiquer ce système… Ils ont interdit une activité du RAJ, et d’autres associations, partis politiques, subissent le même sort… Il y a un recul dans tous les domaines. La liberté recule considérablement. Gaïd Salah est un homme dangereux pour la démocratie et la liberté, c’est un frein au développement de l’Algérie. Il va nous précipiter dans le sous-développement. Avec lui, on est dans la régression.»

La condition sine qua none pour sortir de cette impasse est d’abord, insiste M. Bourzama, «le rétablissement des libertés, toutes les libertés, individuelles et collectives. Pour avoir des élections honnêtes, il faut d’abord libérer les médias lourds et même la presse écrite, il faut permettre le droit de réunion, le droit à la protestation pacifique, et il faut bien sûr libérer les détenus, tous les détenus d’opinion. Sans cette libération, il ne peut pas y avoir de dialogue, et on ne peut pas croire à ces élections, c’est impossible !»

Il est 13h40. Une foule gigantesque sort des mosquées. Boumediène se presse de prendre sa place sur la première rangée des manifs. La marée fulminante reprend les slogans entendus plus tôt dans la matinée : «Asmaâ ya El Gaïd dawla madania…», «Les généraux à la poubelle, we Dzair teddi l’istiqlal», «Makache intikhabate ya el issabate»… Parmi les mots d’ordre portés sur les pancartes, ce message percutant : «Le chef du gouvernement a été nommé par Bouteflika, le Parlement a été désigné par Bouteflika, le Conseil de la nation est à Bouteflika, la commission de dialogue est à Bouteflika, le chef d’état-major a été nommé par Bouteflika, et vous voulez qu’on vote ?» Un autre message abonde dans le même sens : «Ni dialogue ni élections sous la houlette des symboles des gangs.» Une femme résume l’esprit qui anime le hirak : «Vous, par la provocation ; nous, par la persévérance !»