Entreprises dont les patrons sont en détention : Des administrateurs pour quoi faire ?

Said Rabia, El Watan, 27 août 2019

Dans un communiqué laconique rendu public avant-hier, la cour d’Alger annonçait que le juge enquêteur saisi des dossiers des sociétés appartenant aux groupes Haddad, Tahkout et Kouninef a rendu des ordonnances de désignation de trois administrateurs, experts financiers agréés, pour la gestion de ces sociétés.

Le procureur général près la cour d’Alger indiquait dans son communiqué que la décision a été prise «dans le cadre des enquêtes judiciaires ouvertes à l’encontre de certains hommes d’affaires, propriétaires de sociétés, dont les groupes Haddad, Tahkout et Kouninef, et dans un souci d’assurer la pérennité des activités desdites sociétés et de leur permettre de préserver les postes d’emploi et d’honorer leurs engagements envers les tiers».

Ces administrateurs ont été chargés de «la gestion des entreprises en question conformément aux dispositions du code de commerce et du code de procédure pénale», a expliqué la même source, en précisant que «les mêmes mesures seront prises pour les autres dossiers de propriétaires de sociétés privées, qui font l’objet de procédures judiciaires suite à l’ouverture de poursuites pénales à leur encontre».

Ce qui n’était donc au départ qu’une proposition du comité intersectoriel ad hoc, institué par le Premier ministre, chargé du suivi des activités économiques et de la préservation de l’outil de production nationale, est passé au stade d’exécution. Mais si le ministère des Finances et le juge enquêteur parlent de conformité avec la loi, le code du commerce et le code de procédure pénale, ils ne l’expliquent pas pour autant dans le détail pour éclairer l’opinion publique sur une démarche qui apparaît d’ores et déjà très controversée.

Contacté hier, Mohamed Brahimi, avocat agréé à la Cour suprême et au Conseil d’Etat, soutient que «la décision n’est pas très fondée juridiquement». Selon lui, la désignation d’un administrateur est une démarche qu’on peut enclencher quand «une société est en faillite et en liquidation judiciaire», ce qui n’est pas le cas pour les entreprises concernées.

Même le gel de leurs comptes bancaires n’a pas été motivé par le juge instructeur qui aurait pu aussi prendre une autre décision que celle-ci, indique Me Brahimi pour qui il aurait peut-être fallu laisser la décision aux organes de gestion de ces entreprises de nommer d’autres gestionnaires. L’avocat parle en effet de vide juridique. Selon lui, dans les pays développés, il existe une législation spéciale qui traite ce genre d’affaires et le gel de comptes se fait dans des conditions très strictes.

L’avocat d’affaires Djamel Belloula est, lui aussi, de cet avis. Dans une déclaration faite hier à Liberté, il qualifie la décision d’«illégale» et affirme que «l’Etat n’a pas le droit de nommer un administrateur». Selon lui, «on nomme un administrateur lorsqu’il y a un conflit entre associés, car un administrateur judiciaire est celui qui va gérer un bien dans l’indivision, qu’il soit question de société ou d’héritage».

Pour Me Belloula, «ces mesures extrêmes à même d’hypothéquer l’avenir de plusieurs sociétés qui emploient des milliers de personnes sont dénuées de tout fondement législatif». «Ce sont, explique-t-il, des entreprises privées qui relèvent du code de commerce.» «Quand le représentant légal, qu’il soit président du conseil d’administration (PCA), président-directeur général (PDG), directeur général (DG) ou gérant est empêché d’occuper sa fonction, ajoute-t-il encore, il y a une procédure à suivre». Dans le cas où «celui-ci est emprisonné seul ou même avec ses associés, précise l’avocat, ils peuvent donner des procurations notariées pour assurer la continuité du fonctionnement de l’entreprise.»

Pourquoi alors le ministère des Finances et le juge enquêteur ont-ils opté pour la désignation d’un administrateur, une démarche qui, selon les spécialistes, n’est pas fondée juridiquement, au lieu de choisir d’autres alternatives conformément à la loi pour maintenir le fonctionnement des entreprises dont les patrons sous mandat de dépôt ne sont, faut-il le signaler, pas encore condamnés ? Pourquoi ne précisent-ils pas les missions des administrateurs désignés et l’échéance de leurs mandats à la tête de ces sociétés qui semblent d’ailleurs condamnées avant que leurs patrons incarcérés à la prison d’El Harrach ne le soient ?

Les «risques social, économique et financier identifiés» par le comité ad hoc interministériel sont des arguments qui ne répondent pas à toutes les questions que se posent les observateurs et l’opinion publique. Ce qui est à craindre, en effet, c’est la mise à mort programmée de ces entreprises et l’impact que pourrait produire une telle démarche sur toute l’économie nationale.


Nasreddine Lezzar. Avocat d’affaires : «La liquidation du groupe Khalifa avait commencé par la désignation d’un administrateur»

Mohamed Fawzi Gaidi, El Watan, 27 août 2019

Le procureur général près la cour de justice d’Alger a annoncé, avant-hier, à travers un communiqué rendu public, que trois administrateurs judiciaires ont été désignés à la tête des groupes de Ali Haddad, Mahieddine Tahkout et des frères Kouninef qui sont actuellement incarcérés à la prison d’El Harrach pour de présumées affaires de corruption et de détournement d’argent public. Avocat d’affaires, Nasreddine Lezzar apporte, dans cet entretien accordé à El Watan, son analyse sur la mise sous tutelle de ces entreprises dont les propriétaires sont poursuivis en justice.

– Quels sont vos commentaires sur la décision de nommer des administrateurs des groupes dont les patrons sont actuellement incarcérés ?

Je vais me baser uniquement et exclusivement sur le communiqué du ministère de la Justice, qui est un document public. Mes commentaires n’interfèrent aucunement dans un quelconque cas d`espèce. La désignation d’un administrateur est une simplification formelle, qui se fait au détriment de la complexité du fond des problèmes.

Cette décision est certes importante et vient à point nommé pour permettre le redémarrage des entreprises bloquées depuis déjà quatre mois. Ses objectifs sont louables : la continuité de l’activité, la sauvegarde des emplois et l`exécution des obligations vis-à-vis des tiers. Cependant, il est à craindre qu’il n’est pas sûr qu’elle soit appropriée pour les atteindre.

En effet, confier la gestion à une personne étrangère – qui ne connaît pas l’entreprise et son activité, ne maîtrise pas son management – comporte le risque d’être une autre façon de la liquider. La liquidation du groupe Khalifa a commencé par la désignation d’un administrateur pour la banque. La suspension de cette banque qui se portait bien n’a pas été décidée officiellement, pour des raisons économiques mais pour des raisons disciplinaires au motif qu’elle n’aurait pas respecté les règlements bancaires. La banque a emporté toutes les entreprises du groupe dans sa chute. C’était un gâchis.

– Ce scénario risque-t-il de se reproduire ?

Peut-être bien ! Il faut avoir à l’esprit que nous ne sommes pas face à de simples unités industrielles, mais devant des méga-groupes avec des activités diverses et variées. Il faut ajouter qu’une entreprise a des partenaires qui sont liés à ses propriétaires et/ou ses managers, à son personnel par un «intuitae personae».

Le nouvel administrateur sera le parfait intrus qui empêchera la mécanique de tourner en rond. Il mettra énormément de temps pour maîtriser la réalité de l’entreprise ou du groupe, comprendre les problématiques auxquelles il est confronté pour prendre des décisions managériales urgentes quotidiennes ou des décisions stratégiques. La volonté des décideurs est louable, mais elle risque d’aboutir à des effets contraires aux objectifs fixés.

– Quel est le rôle précis de ces administrateurs ? Leurs prérogatives sont-elles circonscrites ?

En principe, l’ordonnance du juge d’instruction doit énumérer les missions, les pouvoirs et les limites. Il faut dire que dans la logique juridique pure, ces administrateurs sont désignés dans les cas des entreprises en difficulté économique. Ils sont désignés par le juge commercial et sont chargés de tenter un redressement de l’entreprise et, le cas échéant, la restituer aux propriétaires une fois assainie, ou la mettre en liquidation si la situation l’impose.

Habituellement, les ordonnances sont rédigées en termes génériques par le juge commercial et sont chargés d’une administration quotidienne du groupe qui se fait sous le contrôle du même juge commercial. Dans le cas d’espèce, ces administrateurs ont été proposés par un comité de fonctionnaires et sont désignés par le juge d’instruction, qui n’est pas familier avec ce genre de situation : gérer une entreprise qui n’est pas en difficulté mais dont le patron est en détention. Cette technique est une sorte d’enfant putatif né d’une union incompatible entre le droit commercial et la procédure pénale. Nous sommes devant une véritable mise sous tutelle des entreprises. Tutelle qui, hélas, n’est pas outillée pour gérer.

– Qu’auriez-vous préconisé si on vous avait consulté ?

Il eut été nettement préférable de laisser les propriétaires désigner de nouveaux administrateurs. Même le risque de prolonger les infractions pénales est écarté du fait que cet administrateur agira sous le contrôle du juge d’instruction qui aurait pu se faire assister par un commissaire aux comptes. Il faut aussi ajouter que cette désignation ne règle pas le problème de fond qui est celui des comptes bancaires qui, pour l’heure, demeurent bloqués et sur lesquels le communiqué de la justice est totalement muet.

– Vous êtes familier de la vie des affaires. Avez-vous une recommandation à faire ?

La situation que vit actuellement la justice pénale algérienne est inédite. Les enjeux de la situation ne touchent pas uniquement au domaine traditionnel et classique du droit pénal, c’est-à-dire le respect des lois et les sanctions des atteintes à la légalité. Les retombées et répercussions des mesures prises par le juge pénal – juge d’instruction ou juge du fond – s’étendent aux petits et grands équilibres économiques, sociaux et politiques.

Il serait souhaitable que les magistrats chargés des dossiers fassent preuve de pragmatisme et d’ouverture vis-à-vis des parties et de leurs avocats, qui peuvent être d’un apport certain et salvateur.