Louisa Aït Hamadouche* : «L’opposition a une opportunité historique de peser sur la situation politique»

Mokrane Ait Ouarabi, El Watan, 01 août 2019

Le chef d’état-major de l’ANP, qui s’est exprimé mardi, refuse d’entendre parler d’un dialogue avec des préalables. Un refus qui intervient moins d’une semaine après l’acceptation par le chef de l’Etat de quelques préalables posés par le panel de médiation conduit par Karim Younès. Que pensez-vous de ce refus ?

La réaction du chef d’état-major de l’ANP est à la fois surprenante et inquiétante. Surprenante parce qu’elle semble aller à l’encontre du discours et du message du chef de l’Etat qui a, non seulement, prôné le dialogue mais mis en place des mécanismes pour le concrétiser.

C’est pour le moins étonnant aujourd’hui qu’on soit face à un système de gouvernance dans lequel les deux principaux responsables politiques sont en contradiction apparente. Le chef d’état-major de l’ANP contredit le discours, la posture et les propositions du chef de l’Etat qui a publiquement confié la tâche du dialogue à un panel, dont les préalables étaient connus et en accord avec le chef de l’Etat. C’est inquiétant, parce qu’on est face à un discours agressif qui reprend la rhétorique du «takhwin» (traîtrise), qui menace et qui considère en fait que les revendications qui font consensus aujourd’hui au sein du mouvement populaire et de la classe politique sont des injonctions dictées par la «issaba» (la bande). En d’autres termes, les contours de la «issaba» sont devenus extrêmement extensibles que tout le monde peut être considéré comme partie prenante de cette bande.

Comment imaginez-vous l’évolution de la situation politique ?

L’évolution de la situation dépend de plusieurs paramètres. Premièrement, au niveau du cercle le plus proche de ce dialogue, il y a le panel installé pour mener les discussions, et cette médiation a connu hier (mardi, ndlr) une évolution significative dans la mesure où l’un de ses membres a démissionné. Cela suggère que le groupe, qui a posé les préalables consensuels, n’est plus homogène. Maintenant, il faudra regarder du côté de son coordinateur qui a dit qu’il attendrait la fin de la semaine pour voir comment les choses vont évoluer. Le panel est donc en sursis. Deuxièmement, l’évolution de la situation va aussi dépendre de la façon avec laquelle le soulèvement populaire et surtout l’opposition vont réagir à cette donne et comment ils vont s’organiser.

Il me semble que le discours menaçant du chef d’état-major peut avoir comme effet de persuader les forces de l’opposition quant à la nécessité de resserrer leurs rangs. Cette surenchère est peut-être due à une certaine lecture selon laquelle, face aux gouvernants actuels, il n’y avait pas une opposition suffisamment forte pour imposer un minimum de compromis.

Ce discours de surenchère devrait donc avoir comme conséquence logique de pousser les forces de l’opposition à corriger la façon dont elles gèrent ce dossier depuis le début et à aller vers une véritable convergence des initiatives qui ne sont fondamentalement pas opposées les unes aux autres. En d’autres termes, le rapport de force imposé hier par le chef d’état-major devrait logiquement déboucher sur une réponse du même type de l’opposition, à savoir créer un front uni qui montre que les préalables ne sont pas défendus par une «issaba» mais par l’ensemble de la classe politique et le soulèvement populaire.

Pensez-vous que le pouvoir utilise la division de l’opposition pour tenter de faire passer sa feuille de route ?

Exactement. Plus l’opposition sera divisée, plus les gouvernants trouveront de l’espace pour faire de la surenchère et pour refuser tout compromis.

L’opposition telle qu’elle est aujourd’hui peut-elle dépasser ses divergences pour arriver à une position commune et consensuelle ?

On connaît les précédents. On sait quelle est l’évolution de la scène politique jusqu’à présent. Mais il y a une différence essentielle entre aujourd’hui et l’ensemble du processus historique, à savoir que nous sommes dans une situation inédite. Jamais l’opposition n’a pu avoir cette opportunité de peser sur la situation politique, avec un rapport de force dans la rue. C’est une opportunité et un moment politique historiques. Si les partis de l’opposition ne saisissent pas la portée de ce moment politique historique, cela voudra dire que la crise de confiance de la population vis-à-vis de la classe politique sera justifiée.

* Enseignante en sciences politiques à l’Université d’Alger