Constitution du panel de dialogue national : Le faux départ !
Madjid Makedhi, El Watan, 28 juillet 2019
Témoignages, polémiques, incertitudes… Le dialogue national voulu «libre et indépendant», selon les déclarations des tenants du pouvoir en place, enregistre un faux départ.
La constitution du panel des personnalités devant accomplir la mission difficile de médiation et de dialogue est déjà entachée d’irrégularités. Quelques heures après l’annonce de la composante de la commission conduite par l’ancien président de l’APN, Karim Younès, des acteurs contactés officiellement pour y prendre part révèlent l’existence d’un jeu malsain qui a conduit à leur exclusion, inexpliquée, du panel en question. Les langues commencent à se délier.
Des acteurs sollicités pour figurer dans cette commission jettent un pavé dans la mare boueuse de la crise politique dans laquelle patauge le pays depuis plus de cinq mois. Ils pointent du doigt le pouvoir en place qui n’a finalement pas tenu sa promesse de confier l’organisation et la gestion du dialogue à «des personnalités indépendantes acceptées par le mouvement populaire».
Après la sortie du jeune Islam Benattia qui, dans une déclaration à un site arabophone jeudi, avait dénoncé la manière avec laquelle a été constituée et annoncée cette instance, le sociologue Nacer Djabi et le militant des droits de l’homme Saïd Salhi ont aussi abondé dans le même sens.
En effet, dans un communiqué adressé à l’opinion publique, posté vendredi soir sur sa page Facebook, Nacer Djabi est revenu, avec des détails, sur les tractations concernant la constitution de ce panel. «Des institutions nationales officielles m’ont approché pour me convaincre de participer au dialogue en tant que personnalité nationale indépendante, ce que j’ai accepté sur le plan du principe, car je suis fermement convaincu que je ne peux pas m’opposer à la voie du dialogue national qui devrait être entre nous, Algériens, tôt ou tard», écrit le sociologue. Soulignant qu’il avait insisté sur l’indépendance et la souveraineté de la commission de dialogue, Nacer Djabi affirme avoir proposé les noms du syndicaliste Lyes Merabet et du vice-président de la LADDH, Saïd Salhi.
Le pouvoir a-t-il imposé ses hommes dans le panel ?
«Avec Saïd Salhi, Lyes Merabet et Islam Benattia, nous avons convenu de laisser Karim Younès rencontrer les représentants de la Présidence, pour ensuite entamer notre mission après l’annonce officielle de notre installation en tant que commission de dialogue souveraine, une fois les préalables posés satisfaits (…). Nous avons aussi convenu de n’accepter aucune rémunération ni aucun avantage matériel dans le souci d’éviter les expériences du passé où le pouvoir nous a habitués à corrompre les élites», précise-t-il. Mais l’accord conclu a été rompu dans la nuit de mercredi à jeudi derniers. Selon Nacer Djabi, l’annonce de la liste des membres du panel en question a surpris toutes les personnalités sollicitées. «Ce qui s’est passé en réalité est loin de notre perception de la chose. Des noms ont été ajoutés à ce panel, à notre insu, et l’équipe est montée à la Présidence.
A mon avis, la composition officielle de ce panel témoigne que les détenteurs du pouvoir réel manquent d’ouverture sur la situation de l’Algérie de l’après-22 février. Ils ne sont toujours pas en mesure de se défaire de la culture politique de l’ancien système, tant dans les pratiques que dans les déclarations», déplore encore Nacer Djabi. Sur les six membres composant ce panel, seuls Fatiha Benabbou, Karim Younès et Smaïl Lalmas étaient connus du groupe, selon Nacer Djabi. Bouzid Lazhari, Bendjelloul et Benaïssa ont donc été parachutés par les tenants du pouvoir qui ne veulent, visiblement, pas que le dialogue projeté leur échappe.
Que veut le pouvoir ?
Comme Nacer Djabi, Saïd Salhi livre aussi un témoignage similaire. Dans un communiqué rendu public, il affirme d’abord avoir été contacté par Karim Younès. «Après une concertation avec des militant(e)s proches, j’ai répondu favorablement à une première discussion informelle. Il était question d’une initiative de médiation indépendante qui explorerait les voies et moyens pour préparer les conditions et le climat en vue d’amorcer un dialogue sérieux et ouvert pour une solution politique pacifique et négociée entre le pouvoir et la rue (société)», indique-t-il. Le vice-président de la LADDH donne aussi plusieurs détails sur les discussions qui ont eu lieu avec le groupe qui devait constituer le panel.
«Nous avons eu une discussion autour de l’ordre du jour du dialogue ; j’ai précisé que le dialogue ne doit pas être exclusif : la présidentielle, seule, ne fait pas consensus dans la société. J’ai expliqué qu’à présent il y a deux tendances lourdes qui traversent le mouvement : celle qui privilégie l’élection présidentielle et celle qui exige un processus constituant, impliquant le changement de la Constitution comme garantie avant l’élection présidentielle – c’est aussi mon opinion et ma position en tant que militant. M. Younès m’a expliqué qu’il s’agit d’une initiative ouverte et indépendante», ajoute-t-il.
Saïd Salhi indique aussi avoir décidé de se retirer à cause de divergences sur la question des préalables avant de changer d’avis «après avoir pris connaissance de la composante du panel, dont MM. Nacer Djabi, Lyes Merabet, Islam Benattia, Smaïl Lalmas et Mme Fatiha Benabbou, qui sont des personnalités intègres et proches du hirak».
Poursuivant, il souligne que Nacer Djabi, Lyes Merabet et lui ont décidé, mercredi soir, de rappeler les préalables à Karim Younès en tant que groupe. «Il (Karim Younès, ndlr) nous a informés qu’il a un rendez-vous à la Présidence le lendemain, jeudi, à 10h ; nous avons alors convenu qu’il soit chargé par la Présidence pour la coordination du panel, mais, pour ce qui nous concerne, il n’est pas question qu’on parte à cette cérémonie et qu’on soit installés par Bensalah, le chef de l’Etat.
On s’est entendu qu’on fasse une réunion avec lui et l’ensemble des 7 membres juste à sa sortie de la Présidence pour fixer le mandat, la dénomination, les prérogatives du panel. Une fois chargé officiellement, M. Karim Younès formera lui-même le panel et l’annoncera publiquement une fois l’ensemble des détenus libérés, y compris le moudjahid Bouregaâ, et tous les préalables réalisés.» Mais rien de tout cela n’a été accompli. Le lendemain, jeudi, le groupe a été surpris de découvrir que c’est un autre panel qui est reçu à la Présidence. «Qu’est-ce qui s’est passé ? Je ne sais pas trop, mais je vous laisse la liberté de déduire vous-mêmes de la volonté réelle du pouvoir», souligne-t-il.
Risque d’autodissolution de la commission
Outre les couacs concernant la composante de la commission de dialogue, Karim Younès menace de mettre fin à la mission du dialogue s’il n’y a pas satisfaction, au cours de la semaine, des préalables exigés, dont la libération de détenus d’opinion et la levée de toutes les pressions sur le hirak. «J’ai analysé l’organisation des marches de ce vendredi. Concernant les mesures sur lesquelles nous nous sommes entendus (avec la Présidence).
On comprend qu’il est difficile de les appliquer aujourd’hui (vendredi, ndlr). Entre hier et aujourd’hui, c’est court. Mais nous avons attiré l’attention sur le fait que si les mesures ne sont pas appliquées cette semaine, nous ne serons pas en mesure de poursuivre notre mission», lance-t-il, lors de son passage sur le plateau de la chaîne privée El Bilad. Selon lui, «cette semaine sera décisive». «Si les engagements pris par la Présidence ne connaissent pas un début d’exécution, le panel, Tajma3th n’el khir, se réunira et examinera l’éventualité de la suspension de ses travaux et pourra même aller jusqu’à son autodissolution», menace-t-il.