Regards croisés sur le mouvement du 22 février à l’université Alger 2 : Cartographie urbaine du Hirak

Mustapha Benfodil, El Watan, 01 juillet 2019

Comme nous le rapportions dans notre édition d’hier, deux journées d’étude dédiées à l’analyse du hirak se sont tenues les 26 et 27 juin dernier à l’université Alger 2 Abou El Kacem Saâdallah. Ces rencontres proposaient une approche pluridisciplinaire à la faveur de plusieurs communications de haut vol données par des spécialistes de renom. C’était notamment le cas au cours de la deuxième journée qui s’est tenue au campus de Bouzaréah, et qui a connu un débat extrêmement riche et intense autour des interventions de Fatma Oussedik, Tayeb Kennouche, Dalila Haddadi, Mohamed El Korso et Madani Safar Zitoun.

La modération des débats durant les deux journées était assurée par Khaoula Taleb Ibrahimi. Dans notre édition d’hier, nous avons présenté succinctement les interventions de Khaoula Taleb Ibrahimi, Fatma Oussedik et Mohamed El Korso. Nous poursuivons ce compte rendu avec les exposés de Madani Safar Zitoun, Dalila Haddadi et Tayeb Kennouche.

«Dépassement de l’urbanité frileuse»

Spécialiste en sociologie urbaine qui a beaucoup travaillé sur la ville d’Alger, Madani Safar Zitoun a centré sa communication sur «Le hirak dans la ville» en proposant une «lecture sociologique de la récupération citoyenne des espaces publics». Le sociologue commence par préciser que la ville d’Alger «a connu des changements mais elle a aussi une mémoire des lieux». «Les espaces publics ne sont pas des espaces neutres», ajoute-t-il. Et de souligner : «Le hirak est un processus qui se déroule dans la matérialité de la ville et produit son propre sens.» Il estime que le mouvement populaire a réinventé le lien urbain en pratiquant un «paradigme de la tolérance». «On tolère de marcher avec le différent, avec l’autre.» Il parle aussi de «cohabitation» par le fait même d’«accepter de marcher dans le même espace, d’être bousculé, accepter des codes de civilité…» Ce qui l’autorise à avancer l’hypothèse d’une «urbanité nouvelle» qui serait en train de s’installer. «On s’est débarrassés des assignations primaires, des enfermements symboliques ; le hirak propose une urbanité qui n’est pas l’urbanité frileuse, une urbanité de l’enfermement», observe le sociologue. Il attire en même temps l’attention sur la puissance du lien social au sein de la houma. Il observe que les quartiers algérois fonctionnent tels des «villages» où «le lien communautaire est très fort», induisant un «contrôle social de proximité, une absence de l’anonymat, une dictature de la norme». A contrario, «le hirak propose un dépassement de cette urbanité frileuse et des enfermements communautaires». Malgré cette dynamique heureuse, ces brassages joyeux du vendredi, force est de constater qu’il subsiste des «cartes mentales» difficiles à faire bouger. Le concept de «carte mentale» renvoie à la «façon de se représenter mentalement les espaces où les gens vivent, leurs frontières, leurs repères et leur place symbolique dans la cité». Examinant la cartographie sociale de la ville d’Alger, le conférencier relève : «Il y a une gradation, une hiérarchie des espaces.» Le sociologue insiste sur le fait que «chaque lieu à Alger a un contenu symbolique forgé par l’histoire». Le hirak s’est ainsi «déployé dans les rues et places de la ville (…) qui ont une charge symbolique».

Madani Safar Zitoun s’attarde sur la notion bien ancrée de «oulid el houma». «Les gens ne viennent pas comme individus, comme électrons libres, ils viennent en tant que ouled el houma», énonce-t-il. Les jeunes «marchent aux côtés de ceux qu’ils ont l’habitude de fréquenter dans les stades». Les quartiers d’Alger, poursuit-il, sont aussi faits de «légendes urbaines dans l’imaginaire collectif», à l’instar de Bab El Oued qui véhicule une «culture de révolte contre l’Etat». «Il n’est pas anodin de voir dans le hirak que ceux qui viennent de Bab El Oued, par exemple, récitent ces légendes urbaines en scandant ‘‘Bab El Oued echouhada’’ .»

Les places publiques, exutoires de la colère populaire

Passant en revue les grandes places algéroises, le sociologue a identifié au moins «trois places fortes à Alger : la place des Martyrs, la Grande-Poste et la place du 1er Mai». Ces trois places «correspondent à des bassins de mobilité». Ce sont aussi autant d’«exutoires» à la colère populaire. La place des Martyrs est «l’exutoire de la colère des gens de La Casbah et de Bab El Oued. La place du 1er Mai est l’exutoire du peuple de Belcourt, celui des manifs du 11 Décembre 1960». Quant à la Grande-Poste, historiquement, c’est la «place de la révolte des pieds-noirs», en évoquant particulièrement l’épisode de la Semaine des barricades (janvier 1960). La Grande-Poste, devenue la Mecque des manifestants pendant le hirak, n’avait pas de «connotation particulière» après l’indépendance, précise le conférencier. Il ne s’agit pas d’un lieu de pouvoir. «C’est une poste, un lieu de convivialité où l’on pratique son urbanité la plus basique.» Décryptant l’attrait des «hirakistes» pour cette place, Madani Safar Zitoun explique : «En occupant la place de la Grande-Poste, le hirak dit : ‘‘Nous considérons que le centre d’Alger nous a été confisqué, alors que c’est un butin de guerre.’’ Le repeuplement d’Alger s’inscrit dans cette logique de butin de guerre. Les gens ont pris les logements mais pas les places et les espaces publics qui ont continué à être confisqués par l’Etat, le beylek. (…) Il y avait quelque chose qui manquait dans cette reconquête historique de la ville, et c’est cette centralité.»

Le sociologue pense que «les clivages se maintiennent» dans la hiérarchie sociale et urbaine, à Alger. Au-delà de l’image de la marée humaine soudée «que l’on voit à partir de l’hélicoptère (qui bourdonne dans le ciel d’Alger les jours de manif’, ndlr), il y a des différences à l’intérieur de cette foule, selon les lieux, selon la structuration symbolique des espaces», dit-il. «Les jeunes qui viennent des quartiers de Hydra, etc., ne descendent jamais jusqu’à la rue Hassiba Ben Bouali ; ils ne se mélangent pas à ceux qui viennent de Bab El Oued et de Belcourt. Derrière cette image d’unicité, se cachent encore des pesanteurs», admet le sociologue.

«Les ressorts psychologiques de la contestation»

Pour sa part, Dalila Haddadi, spécialiste en psychologie clinique et responsable du Centre d’aide psychologique universitaire (CAPU), a consacré son exposé aux «Ressorts psychologiques de la contestation citoyenne». Elle commence par ce constat : «Les Algériens semblaient, depuis 1962 jusqu’au 22 février 2019, anesthésiés dans leur extrême majorité» face à l’ordre autoritaire. Deuxième constat : «Lorsqu’il leur arrivait de contester le pouvoir, ce n’était jamais par une revendication citoyenne mais par des revendications identitaires, religieuses et salariales, sous forme de déchaînement rappelant le fonctionnement archaïque des foules.»

Mais depuis le début du mouvement du 22 février, nous sommes face à un «élan populaire juvénile sans violence». «Au regard du contexte algérien, le hirak semble répondre à un processus psychothérapeutique au long cours dont les effets se donnent à voir à travers les conduites psychologiques de la jeunesse algérienne, aujourd’hui», estime la psychologue. Une bonne partie de la jeunesse qui est aujourd’hui au cœur du hirak n’a pas été, selon elle, «confrontée directement, ni aux affres du colonialisme ni à celles du terrorisme». Cette jeunesse semble, dès lors, «plus sereine pour réfléchir sur son destin et proposer une issue aux tergiversations qui avaient tétanisé leurs parents et leurs grands-parents». Dalila Haddadi mentionne aussi le travail qui a été mené, ces dernières années, pour prendre en charge des populations entières qui ont subi toute sorte de traumatismes. «La transmission transgénérationnelle des traumatismes – réveillés en boucle par les inondations, les tremblements de terre et les Printemps berbère et arabe – a nécessité des prises en charge psychologiques qui ont dû renforcer le ‘‘moi’’ de milliers d’Algériens», souligne l’oratrice. «Ceci est d’autant plus vrai, ajoute-t-elle, que les psychologues cliniciens et les psychiatres algériens ont profité de formations qualifiantes en thérapie familiale, en thérapie cognitivo-comportementale et en psychothérapie psychanalytique pendant et après les années 1990.» Ces thérapies ont eu pour résultat «l’abandon des stratégies agressives au profit de conduites sublimatoires».

Dalila Haddadi a évoqué également «les sacrifices consentis par les parents pour la formation de leurs enfants en Algérie». La conséquence en est une plus grande conscientisation des jeunes et une plus forte demande en termes de bonne gouvernance. «Le hirak est loin de ces mouvements de foule qui caractérisaient les marches des islamistes des années 1990», assure-t-elle. «Le hirak semble se hisser au niveau de conduites intelligentes, portées par une foule organisée – celle définie par Freud dans Psychologie collective et analyse du moi et non celle de Gustave Le Bon à laquelle Freud n’omet pas de se référer en la nuançant.» «On est loin des conduites violentes qui ont marqué la décennie du terrorisme et celle des différentes émeutes», affirme-t-elle encore. Et de recommander : «Les jeunes, qui ont bravé la peur sidérante de leurs aînés, doivent intégrer dans leur échiquier les méfaits des luttes fratricides et parricides qui ont jalonné le Mouvement de libération nationale et ont mené à la confiscation de la Révolution par une poignée d’individus avides de pouvoir et d’argent.»