Me Nasr Eddine Lezzar Expert en arbitrage économique : Le démenti du ministre de l’Energie et des Mines est plutôt destiné à la consommation publique

Mohamed Fawzi Gaidi, El Watan, 31 mai 2019

Au début du mois de mai 2019, la compagnie française Total a signé un accord avec l’américain Occidental Petroleum pour 8,8 milliards de dollars. Cet accord porte sur le rachat des actifs de la compagnie américaine Anadarko en Afrique, dont en Algérie.

Dans le cadre de l’acquisition de cette dernière par Occidental Petroleum. L’acquisition des actifs d’Anadarko par Total pour un montant de 57 milliards de dollars n’est pas du goût de Sonatrach qui a brandi son droit de préemption face à cette transaction. Avant-hier, Patrick Pouyanné le PDG de total a estimé : «Il est normal que les autorités de chaque pays producteur souhaitent avoir un dialogue avec leurs principaux partenaires.

Total est un partenaire de l’Algérie et donc c’est dans ce cadre-là que nous allons avoir ce dialogue très prochainement avec les autorités.» Dans cet entretien que maître Nasr Eddine Lezzar, spécialiste en économie internationale, va décortiquer cette situation à la lumière des lois et de la réglementation en vigueur.

 

Le ministre de l’Energie et des Mines a démenti l’information portant sur l’acquisition des actifs d’Anadarko par Total en déclarant que l’Algérie s’opposerait à cette cession. Au lendemain d’une réaction de Paris, le même ministre est devenu plus conciliant en déclarant que l’Algérie a besoin de tous ses partenaires, notamment Total. Quels sont vos commentaires ?

Ce démenti est plutôt destiné à la consommation publique. Il suffit de se rendre sur le site de Total pour y lire un communiqué, en page d’accueil et en gros caractères, relatant : «Total signe avec Occidental un accord sous condition en vue de l’acquisition des actifs africains d’Anadarko».

On y cite même les actifs qui seraient cédés en Algérie : «Opérateur des blocks 404a et 208 avec une participation de 24,5% dans le bassin du Berkine (champs d’Hassi Berkine, Ourhoud et El Merk) dans lesquels Total détient déjà 12,25%. En 2018, la production de ces champs a été de 320 Kbep/jour.

Après avoir affiché l’opposition de l’Algérie à cette transaction, le ministre de l’Energie et des Mines a évoqué le recours au droit de préemption. Pourquoi l’Algérie s’opposerait-elle à une telle acquisition?

Sur le plan juridique, je ne vois aucun motif légal qui obligerait l’Algérie à s›opposer vu que la règle des 49/51 est respectée. Total détient déjà depuis 12,25 % de ces actifs. Ceux d’Anadarko, en voie d’acquisition, sont de 24,50%. Ce qui porterait les participations de Total à 37 %.

Cependant, notre consultant pétrolier Mourad Preure s’est exprimé sur les réseaux sociaux et a alerté sur les dangers de cette acquisition qui placerait Total dans une position dominante. Je dois ajouter que le droit de la concurrence n’interdit pas à une entreprise de dominer un secteur ou un marché mais, interdit l’abus de position dominante.

En pratique toute entreprise en position de domination est tentée d’en abuser. Il faut donc prévenir car il y va de la maitrise de la production et de la détermination des prix dans un secteur de stabilité et de souveraineté nationale. C’est le principe de précaution.

Mais est-ce-que l’Etat algérien et/ou sa compagnie pétrolière -Sonatrach- ont les moyens juridiques de s’opposer à cette acquisition ?

On a évoqué trop vite, à mon sens, le recours au droit de préemption dont la pertinence n’est pas évidente. La LFC (loi de finances complémentaire) 2009 a posé le principe d’un droit de préemption de l’état sur toutes les cessions de participations des actionnaires Etrangers ou au profit d’actionnaires étrangers.

Des modalités de mise en œuvre ont été prévues dans Les LF 2010 et 2014. la LFC 2010 (Art 47) a introduit des dispositions qui régissent particulièrement le cas d’espèce, c’est-à-dire une transaction se déroulant à l’étranger entre sociétés étrangères, et a imposé un devoir de consultation préalable de l’Etat algérien «les cessions à l’étranger, totales ou partielles, des actions ou parts sociales des sociétés détenant des actions ou parts sociales dans des sociétés de droit algérien ayant bénéficié d’avantages ou de facilités lors de leur implantation».

Il y a lieu d’apporter une nuance qui jette une incertitude sur l’applicabilité à notre cas. Cette disposition ne concerne que les entreprises qui ont bénéficié d’avantages ou de facilités lors de leurs implantations. Il n’est pas évident que ce soit le cas pour Anadarko. Il serait aberrant que l’Etat algérien ait accordé des avantages et des facilités à un mastodonte pétrolier.

Dans la loi de finances 2010, il est précisé clairement que l’Etat ou les entreprises publiques conservent le droit de racheter les actions ou parts sociales de la société concernée par la cession directe ou indirecte. Le prix du rachat est fixé sur la base d’une expertise. Y a-t-il un problème d’interprétation ?

Dans cette disposition nous révélons une ambigüité et présentons une remarque. L’ambigüité : ce droit de préemption porte-t-il sur les actions appartenant à la société cédante à l’étranger, ou en Algérie ? Concrètement, l’état ou l’entreprise algérienne peuvent-ils «préempter» pour acquérir les actions d’Anadarko à l’étranger ou bien les actions d’Anadarko en Algérie?

La remarque : Le «Droit de préemption» est défini comme étant l’avantage donné à quelqu’un, par la loi ou par un contrat, de pouvoir se substituer à l’acquéreur d’un droit ou d’un bien pour en faire l’acquisition à sa place et dans les mêmes conditions que ce dernier. Or, ici nous ne sommes pas devant une acquisition, par le préempteur, aux mêmes conditions que l’acheteur potentiel, mais devant une fixation du prix par expertise.

Deux problèmes constitueront des obstacles devant l’utilisation de ce privilège (droit de préemption ou non) par l’état algérien. Le premier -Entre actions et actifs : Les dispositions des Lois de finances parlent de «cessions d’actions et des participations (qui sont un ensemble d’actions). Le site de Total parle d’acquisition par Total des «actifs» d’Anadarko qui sont cités ci-dessus.

Entre «actifs» et «actions» la nuance est importante. Il est fort probable que la terminologie a été délibérément choisie pour contourner l’exercice du droit de préemption par l’état algérien.

A ce niveau des affaires où s’impliquent des juristes pointus on choisit, minutieusement, les termes utilisés car les enjeux sont colossaux et tout ce qui est écrit pourra être retenu contre vous. Le second : -L’application dans le temps des lois de finances : Ce droit a été institué à partir de 2009 par des LF dont le champ d’application dans le temps est cerné par deux principes et deux limites : l’annualité et la non rétroactivité.-Le principe de l’annualité des lois de finances : Une LF ne s’applique que pour l’année en cours, ses dispositions sont, soit, reconduites explicitement, soit, abrogées implicitement par la LF l’année suivante. Il est vrai qu’en Algérie cette règle a, complètement, disparu et les LF se sont mises à régir des questions qui sont du ressort de lois et de codes applicables depuis leur promulgation jusqu’à leur abrogation.

L’application des dispositions des LF annuelles à travers les années est une pratique perverse qui, à mon sens, est contraire à l’orthodoxie juridique. Si elle peut être acceptée sur le plan interne, il n’est pas sur qu’elle le soit dans un procès international devant une juridiction arbitrale. Il faut dire que la loi sur l’investissement de 2016 a enlevé à cette règle son caractère et ses limites annuelles et l’a consacré d’une façon permanente.

On arrive alors au problème de la rétroactivité. Le principe de la non rétroactivité des lois. Lors de sa consécration en 2009 l’application de ce droit aux entreprises installées avant cette année avait fait polémique, les ministres d’un même gouvernement étaient divisés. La divergence n’a pas été vidée d›une façon claire à mon avis.

Dans notre cas d’espèce le Groupement Berkine-Sonatrach -Anadarko a été créé en 1999, 10 années avant la LFC en question .La rétroactivité du droit de préemption à cette entreprise est très contestable. Dans un litige antérieur Sonatrach/Anadarko une des problématiques fondamentales était l’application rétroactive de la loi sur les superprofits. Sonatrach a du abdiquer et payé la bagatelle de six milliards de dollars.

Sonatrach a choisi, aussi, la voie du compromis dans un litige basé sur la même problématique qui devait opposer Total à Sonatrach. Il semble, donc, qu’en la matière la non rétroactivité a prévalu et il est difficile de renier les précédents.

Les contentieux pétroliers ont déjà connu ce genre de problèmes lors des nationalisations. Les entreprise pétrolières ont invoque les clauses d’intangibilité, clauses de stabilisation et clauses de gel dont l’objectif est de sécuriser les investissements pétroliers en les soumettant toujours aux lois existantes lors de leurs engagement. Il est difficile de revenir sur une règle consacrée par les lois et la pratique.

En dehors du droit de préemption, y a-t-il d’autres moyens juridiques de faire face à cette situation ?

Il m’est très difficile d’être affirmatif sur ce point qui nécessite la consultation des documents de l’investissement et des contrats signés par Anadarko. Cependant des pistes peuvent être ouvertes.

La loi sur les hydrocarbures (modifications du 20/02/2013) ouvre des possibilités dans son article 31 qui subordonne les transfert des droits et obligations dans un contrat de recherche et d’exploitation pétrolière, à l’accord d’ALNAFT.

De son coté le Décret exécutif du 31 octobre 2007 (fixant le mode de calcul et de liquidation du droit de transfert des droits et obligations dans un contrat de recherche et d’exploitation ou un contrat d’exploitation des hydrocarbures) ouvre aussi une possibilité intéressante en autorisant le ministre chargé des hydrocarbures qui peut, sur rapport motivé et circonstancié, déroger aux dispositions relatives au texte droit de transfert pour des motifs d’intérêt général dans le cadre de la politique en matière d’hydrocarbures.

Ces textes requérant l’accord d’Alnaft pour cette cession ou autorisant le ministre à déroger au texte, auraient pu être efficaces mais présentent l’inconvénient d’être postérieurs à l’installation d’Anadarko dans le site en question qui remonte à 1999.

La loi promulguée en 1986, applicable à cette date, portait, encore, les stigmates des nationalismes pétroliers, pourrait présenter des règles intéressantes allant dans le sens recherché (l’apport de cette loi pourrait être traité, le cas échant dans une autre intervention).

D’autres possibilités devraient être recherchées dans les textes sur la concurrence. En dehors des possibilités légales l’Algérie peut tout simplement surenchérir en offrant un prix supérieur mais dans ce domaine les données, visées et alliances stratégiques peuvent prévaloir sur les prix.