Crimes policiers : le pouvoir face au Hirak des libertés

Omar Benderra, Algeria-Watch, 21 avril 2019

Algeria-Watch exprime sa compassion et ses condoléances aux familles Ben Khedda et Yettou. Les familles et les amis des chouhada sont accompagnés dans leur deuil par le peuple tout entier. Les martyrs de la lutte pour les libertés et le droit ne seront pas oubliés.

À toutes les victimes de la répression aux blessés et à tous ceux qui sont en prison, Algeria-Watch réitère sa solidarité attentive.

La mort le 19 avril 2019 du jeune Ramzi Yettou, 23 ans, des suites de blessures à la tête infligées par des policiers à la fin de la manifestation de ce vendredi est une tache ineffaçable, une de plus, une de trop, sur l’honneur de la police algérienne. La mort atroce de ce jeune homme parfaitement honorable, digne et apprécié par tous ceux qui le connaissaient est bien un crime perpétré par des assassins en uniforme conditionnés et instrumentés. Les lâches supérieurs de ces criminels, les commanditaires en première instance, évoluent dans le confort d’un anonymat qu’ils croient impénétrables. Mais le temps de l’impunité est révolu.

Le décès de Ramzi Yettou comme celle du docteur Ben Khedda, le 22 février 2019 à la suite des incidents à la fin de la première manifestation du Hirak des libertés, relèvent de la responsabilité directe et nominative du chef de la police Abdelkader Kara Bouhadba, lui-même agissant sous l’autorité du chef d’état-major de l’ANP Ahmed Gaïd Salah, unique autorité suprême de facto et reconnue comme telle par la vaste majorité de la population. Dans le dispositif actuel du pouvoir formel, le chef de l’état par intérim, simple comparse, assume néanmoins des responsabilités semblables. Au niveau de la chaîne de commandement, les donneurs d’ordre directs et les exécutants individuellement identifiés et nommés, les commandants du GOSP et des URS incriminées, les tortionnaires et liquidateurs relèvent également des tribunaux.

Responsabilité politique et responsabilité opérationnelle

Mais l’opinion ne l’ignore absolument pas : les deux responsables au premier chef de l’ordre et de la sécurité ne semblent pas contrôler l’ensemble des troupes. Des forces politico-sécuritaires concurrentes sont dirigées par un criminel contre l’humanité, l’ex-général de corps d’armée Mohamed Liamine « Toufik » Médiène, ex-chef de la police secrète, et ses associés. Ces milieux disposent de nombreux réseaux à l’intérieur des corps de sécurité et de l’armée ainsi que de moyens semble-t-il considérables pour créer le climat propice à la déstabilisation qu’ils fomentent afin de retrouver leur influence sur le pouvoir et la rente.

Le chef d’État intérimaire et le gouvernement nommé par le président démissionnaire sont objectivement des institutions de façade, d’authentiques fantoches. Même s’ils ne sont que des figures secondes de l’organisation politico-sécuritaire, leur responsabilité est néanmoins engagée au même titre que ceux dépositaires de l’autorité effective. Ils devront donc répondre de ces meurtres, des blessures et des dépassements enregistrés durant cette période.

Il est strictement inadmissible que des fonctionnaires chargés du maintien de l’ordre public soient transformés en meurtriers par une hiérarchie qui s’invisibilise pour mieux continuer à appliquer une politique de terreur. Il semble bien qu’il existe au sein de la DGSN un corps spécialisé de baltaguiyas, des voyous chargés de missions particulières. Le spectacle de policiers cagoulés ou en civil aux allures de délinquants, matraquant, gazant et tirant des projectiles en caoutchouc sur des manifestants parfaitement paisibles est révélateur de la « qualité » de ces policiers « spécialisés ». Les expressions de haine (sous l’effet d’amphétamines ou de drogues ?), les obscénités, l’agressivité, la sauvagerie parfois, des comportements de ces agents de « l’ordre » constituent l’exact antipode, l’antimatière, des sourires et de la bonhomie des gens qui occupent dans la joie ces espaces enfin redevenus publics.

La violence, cœur de la conception coloniale du maintien de l’ordre

Les images d’agents de police s’acharnant, dans la réprobation et les cris de passants révoltés – les images comme les témoignages abondent –, sur des manifestants pacifiques et sans défense est révélateur de l’indignité, de l’immoralité et de la déviance de brutes paraissant hors de contrôle ou dans un état second. Devant ce spectacle de l’abjection qui s’exhibe, il est aisé de se faire une idée de ce qui peut se dérouler à l’abri des regards dans les centres de détention de police, de gendarmerie ou dans les caves de la sécurité militaire. Les témoignages des manifestant-e-s embarqué-e-s et notamment celles des jeunes femmes détenues en début de semaine au commissariat de Baraki sont dans ce point de vue très édifiants. Qui n’a pas établi le parallèle avec la terreur parachutiste durant la guerre de libération ? Que ceux qui poussent au crime soient à l’intérieur du régime ou qu’ils en aient été expulsés, ils ont en commun des mœurs et des usages hérités directement du colonat.

En effet, les dépassements de forces de maintien de l’ordre, qui résultent mécaniquement du recours à des moyens et une brutalité disproportionnés, à l’israélienne, dans leur confrontation avec une population pacifique, débonnaire et joyeuse, heurtent frontalement l’héritage moral et politique structurant la nation algérienne. Il s’agit bien de méthodes colonialistes. En perdant leur qualité de corps de sécurité au service de l’État pour se transformer en organes de force hors la loi, au service de ceux qui les dirigent, la police et la gendarmerie sapent l’unité du peuple et la sécurité nationale.

Justice néocoloniale et justice de classe

La justice elle-même, comme on a pu le constater ces derniers jours, est encore très loin d’avoir regagné son statut d’institution souveraine. Les jugements expéditifs et les lourdes condamnations de jeunes manifestants sont la démonstration du caractère servile et inhumain de ce qui n’est toujours pas une institution mais un service subalterne aux ordres de l’exécutif.

Ce qui pousse vers l’intolérable ce ressenti d’un arbitraire assumé par cette magistrature bureaucratique et massivement corrompue est son évident caractère de classe. De bout en bout, la « justice » algérienne apparaît pour ce qu’elle est : une machine à broyer les pauvres pour le compte des rentiers en uniforme.

Les comptes rendus des rares journalistes, intègres et courageux, qui se sont intéressés à cette dimension et se sont rendus au tribunal d’Alger rue Abane Ramdane (pauvre Abane hier trahi et tué par ses frères de combat et dont le nom est aujourd’hui associé, bien malgré lui, à cette flétrissure…) établissent que tous les prévenus impitoyablement condamnés appartiennent aux milieux populaires qui, le plus souvent, n’ont pas les moyens de payer des avocats. Ces jeunes et leurs familles sont littéralement sans défense face à un appareil bureaucratique, corrompu et déshumanisé.

Dans son inspiration, ses méthodes comme sa pratique, la machine judiciaro-policière, bien que s’exprimant en langue arabe, est irrémédiablement, pleinement et implacablement néocoloniale. Derrière ses robes défraichies, ses formes surannées plutôt que solennelles et malgré ses pompes « spécifiques », la justice algérienne est toujours celle du deuxième collège et de la main de fer des gardes champêtres coloniaux. Chargée de frapper le peuple et d’apurer les comptes entre tenants du pouvoir dans les situations de rupture du consensus au sommet, comme celle qui prévaut depuis l’annonce du non-renouvellement d’Abdelaziz Bouteflika.

Il est donc urgent que se constituent des collectifs d’avocats pour apporter le soutien nécessaire à ces doubles victimes du pouvoir et de sa justice. Les hommes de loi, avocats, magistrats, etc., ont été très nombreux à participer aux manifestations et à exprimer leur refus de cautionner les manœuvres politiciennes du régime pour se pérenniser. Cette volonté politique est donc clairement mobilisée ; il est plus que temps qu’elle se traduise dans les faits par la prise en charge de la défense des opprimés. Cette solidarité encore balbutiante renvoie à l’histoire car nul n’oublie qu’hier lors de la guerre décoloniale, des avocats courageux et désintéressés se sont spontanément constitués pour assister les militants traînés devant la justice de l’occupant.

Ce qui était valable hier dans la phase première du mouvement de libération l’est encore plus aujourd’hui dans cette séquence éminente où le processus d’indépendance se parachève dans les revendications pour les libertés et l’État de droit. La dictature moralement laminée et politiquement désintégrée n’a plus pour elle que ses organes de force et ses soutiens externes. Ce soutien se mesure au silence de l’Occident, aux circonvolutions de ses « beaux esprits » et de son personnel politique de gauche ou de droite (cela vaut surtout pour la France médiatique, persuadée de posséder encore les uns et les autres). Cette complicité à l’œuvre tout au long de la « sale guerre » des années 1990 se poursuit pour ensevelir dans le non-dit les exactions d’aujourd’hui. C’est aussi contre cela que la solidarité avec les prisonniers du Hirak est une urgence capitale.

La désignation des responsables pour mettre fin à l’impunité

La mort de Ramzi Yettou à la veille des commémorations du printemps berbère de 1980 et du Tafsut Taberkant (Printemps Noir) d’avril 2001 rappelle à tous que l’assassinat n’est pas l’exception mais bien le moyen commun de bâillonner par la peur. Il s’agit pour les théoriciens de la terreur de frapper les esprits pour démontrer qu’aucune inhibition, qu’aucune morale, que nul droit ne saurait protéger de la toute-puissance du pouvoir. Et qu’il est donc parfaitement futile d’opposer la moindre résistance à une dictature capable de convoquer la totalité du registre des atrocités.

Face à ces pratiques, la condamnation politique du « régime » ou du « système » est bien sûr nécessaire. Mais il s’avère au fil des vagues répressives qu’elle n’est pas suffisante. Il convient urgemment aujourd’hui de nommer ceux qui ordonnent et commandent que des exactions soient perpétrées contre les manifestants. De même qu’il faut nommer publiquement ceux qui laissent faire des psychopathes ou des criminels qui n’ont rien à faire dans les rangs de la police ou qui se taisent face à des actes illégaux, arbitraires et révoltants.

La mort du docteur Ben Khedda et celle de Ramzy Yettout sont nominativement attribuables aux responsables du maintien de l’ordre, chef de l’armée, de la police, chefs des unités GOSP et URS engagées dans la répression des manifestations du Hirak.

Les 123 morts du printemps berbère d’avril 2001 sont imputables directement au général Ahmed Boustila, alors commandant de la gendarmerie et homme d’affaires, ainsi qu’à Noureddine « Yazid » Zerhouni, ministre de l’Intérieur et ancien chef tortionnaire de la Sécurité militaire. Ces hommes et leurs exécutants échappent encore à la vraie justice algérienne en voie de formation. Mais leurs noms ne sont pas oubliés et eux aussi devront rendre des comptes sur leurs actions, comme tous ceux qui ont conduit l’atroce guerre contre les civils des années 1990. Ceci en attendant que toutes les zones d’ombre de l’histoire postcoloniale de l’Algérie soient dans la raison et la sagesse, mais d’abord dans le droit, définitivement purgées. L’anonymat ne doit plus être le synonyme de l’impunité et de l’invulnérabilité des coupables effectifs.

Le théâtre algérien de la cruauté, du meurtre et de la torture des innocents, des plus démunis, des mustada’foun, doit immédiatement fermer ses portes. À tout jamais.

Allah yerham djami’ elli matou fi sabil el hourriya wa el watan !*

*Qu’Allah accorde la paix et le pardon à tous ceux qui sont morts pour la Liberté et pour la Patrie !